“La différence entre le temps de son horloge biologique interne, et le temps de son environnement”, c’est l’effet principal du jetlag ou décalage horaire. Un état dans lequel a longtemps vécu Lyele. Nourri aux basses saturées des mixtapes de Young Jeezy ou T.I dès les années 2000, le compositeur a dû attendre plus de 10 ans avant de voir la France se mettre à son heure, celle des États-Unis, celle d’Atlanta, celle de la trap.
Remis de son jetlag, Lyele s’est connecté avec une nouvelle génération d’artistes élevée par internet, ouverte et diversifiée avec laquelle il a pu développer sa patte. Depuis 2017 et sa rencontre avec S.Téban, les percussions bouncy de ses prods inondent ainsi les projets de jeunes rappeurs audacieux et innovants, à l’image d’un La Fève ou d’un Tiakola, ses placements les plus importants.
Après avoir produit pour les autres, Lyele passe désormais le step suivant. Le 6 décembre dernier, il sortait sa propre mixtape. Dans ce projet nommé Baked (“cuit” en anglais), en référence à l’ivresse planante qu’on ressent lorsqu’on a trop consommé certaines substances, Lyele propose sa musique comme le font ses trappeurs et rappeurs préférés : il vend sa dope.
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En tapant ton nom sur internet, j’ai découvert que le lyélé, c’est une langue au Burkina Faso ?
Moi, je suis Gourounsi ou Lyele, ce sont les deux noms de mon ethnie, celle de mon père qui vient du Burkina, du village de Réo. Et c’est un hommage à mes origines. C’est aussi le nom de la langue que nous, les Lyele, parlons, comme il y a pleins de langues différentes en fonction des ethnies en Afrique.
Tu as grandi à Marseille, tu as ces origines burkinabées, tu as passé une partie de ta jeunesse dans le Michigan… Ça fait beaucoup de territoires avec beaucoup de musiques différentes. Qu’est-ce que tu écoutais petit ?
Mon père écoutait beaucoup de reggae, de la soul aussi, du Otis Redding et des trucs plus RnB ou plus pop comme Whitney Houston. Il y avait aussi de la variété à la maison avec des artistes comme Jean Ferrat. J’ai pas mal écouté de dance aussi, petit, parce que dans les années 90, c’était les hits. Je ne sais pas si la dance a influencé ma façon de faire de la musique, mais le RnB et la soul que j’écoutais petit, ça m’inspire encore beaucoup aujourd’hui dans mon processus créatif. Plus largement, ce sont surtout les musiques caribéennes, africaines et américaines que j’ai le plus écoutées et qui ont le plus défini le son que je fais aujourd’hui.
Il y a des artistes en particulier qui t’ont inspiré jeune ?
Ce sont surtout les producteurs des années 90/2000 qui samplaient beaucoup. En fait, j’ai compris comment ils faisaient leur son en regardant leurs vidéos sur YouTube, en train de taper sur des MPC. Ça a été le déclic : je me suis dit que moi aussi, je pouvais faire ça. Il y avait les vidéos de Just Blaze qui a beaucoup produit pour JAY-Z, des vidéos de Kanye West aussi. Et puis il y avait aussi les producteurs de trap qui ont été de grosses inspirations. Les Zaytoven, DJ Paul etc.
Tu as commencé quand ?
En 2010. J’étais encore à la fac et j’avais un pote à moi, avec qui on avait un petit groupe de producteurs à l’époque. Lui venait plus de la musique électronique, mais il était comme moi, il kiffait sampler. Et en fait, on s’est un peu rencontrés comme ça autour du sample. Il faisait déjà un peu de son donc il m’a montré comment faire des prods et tout est parti de là.
La première fois que je t’ai entendu, c’était sur Mode Sport et j’ai l’impression que S.Téban, ça a été une rencontre importante pour toi, que ça t’a permis de consolider la base de ta musique.
De fou ! C’est avec lui que j’ai réellement commencé à m’épanouir dans la production et même dans la conception de projets entiers, que ce soit le fait de travailler sur une D.A, de réaliser, de réfléchir à l’image et à l’univers d’un rappeur… C’était la première fois que j’ai pu bosser avec un artiste et pas juste envoyer des prods. Et c’est quelque chose qui me tient à cœur, j’aime produire un peu à l’ancienne, être régulièrement avec les artistes, bien les connaître. C’est aussi la marque des meilleurs compositeurs. Les mecs comme Dre, c’est cette approche-là qu’ils avaient.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez matché lorsque tu as rencontré S.Téban ?
On a été mis en contact par son manager, Salim à l’époque. Honnêtement, je ne pensais pas que ça cliquerait autant entre nous, en ayant écouté ce qu’il avait fait avant. Il faut savoir que mon style très trap, ce n’était pas du tout le truc en vogue sur lequel les rappeurs mainstream ou même underground posaient à l’époque, surtout à Marseille. Ce n’est pas comme aujourd’hui, où l’on trouve des gars identifiés sur la scène underground comme JMKS ou S.Téban justement et qui ont cet ADN trap. Quand j’ai commencé à jouer des prods à S.Téban, la première fois, il a directement commencé à me donner des références, sur ce que ça lui évoquait, sur la façon dont il s’imaginait poser dessus… Et j’ai été surpris ! En fait, on était dans le même délire. Et on a commencé à se projeter direct, en mode “il faut qu’on bosse ensemble, qu’on sorte des projets”. Tout est allé très vite.
Justement, on parle de ta patte, de ton son… Comment tu le décrirais si tu devais l’expliquer à quelqu’un ?
Moi, je suis très musique noire, “black music”, musique de diaspora. Pas nécessairement les musiques africaines, même si c’est toujours lié de près ou de loin à ce que j’appelle la black music. Par exemple, quand je bosse avec un Tiakola, ce qui me plaît, c’est qu’il rajoute cette sonorité, cette musicalité africaine à d’autres influences. Mais comme je le dis, tout est lié. Je suis aussi très porté sur le jazz, la soul, la funk, le rock, le rock psychédélique et du coup forcément toutes les formes de rap qui découlent de ces sons.
Je pense que ça fait ma singularité par rapport au son rap français. Je pense qu’en France, le rap a trouvé son style et son identité en s’inspirant plus de la variété que des racines du rap, à savoir cette black music, Ça a un peu créé le son français. Mais moi, ce n’est pas ce qui me parle le plus. Attention ! Il y a plein de morceaux et d’artistes qui sont dans ce délire et que j’apprécie, que j’écoute.
Mais je vais plus m’identifier à des groupes comme IAM qui samplait les artistes de la Motown ( label iconique de Détroit au début des années 70 qui a inspiré un style musical avec des noms comme Michael Jackson, Marvin Gaye ou Stevie Wonder) sur des albums entiers qu’au rap français mainstream moderne. J’aime ce groove qu’il y a dans les musiques noires. C’est ce que j’aime en fait. Même dans la trap, j’aime quand ça groove de ouf, que ce soit dansant, que ça fasse vibrer.
La trap, c’est ce que tu produis principalement. Comment tu as découvert ce son-là, c’étaient quoi tes premières gifles ?
En vrai, j’écoute de la trap depuis que ça existe. Ça veut dire que Young Jeezy en 2004, ses premiers feats, j’étais déjà dedans. Ça ne portait pas encore ce label trap, mais on en écoutait déjà dès les années 2000, simplement c’étaient les connaisseurs qui écoutaient les rappeurs du sud. L’une de mes grosses tartes avec Young Jeezy par exemple, c’est le morceau avec Fabolous, “Do the Damn Thing”. J’ai écouté plein d’autres trappeurs bien sûr. T.I j’ai été un très grand fan, très longtemps, il y a eu Gucci Mane aussi dans un autre style…
Il n’y a pas que la trap, il y a eu le crunk, la snap music et plein d’autres styles proches à Atlanta que j’ai pas mal écoutés. Il y a beaucoup d’autres scènes aux US autres qu’Atlanta, que j’apprécie et qui m’inspirent aussi. À une certaine époque, les identités étaient encore plus marquées en fonction des villes. Atlanta avait son son, Houston avait son son, Miami aussi, la Nouvelle-Orléans aussi… Moi, j’étudiais tout ça de loin, j’essayais de capter les subtilités de toutes les musiques du sud, de la scène New-Yorkaise, de la West Coast aussi. Aujourd’hui, je retranscris tout ça dans ma musique.
Même en ce qui concerne la trap, on oublie souvent que c’est une musique qui n’est pas exclusive à Atlanta…
Mais oui ! Le mot et la marque trap viennent d’Atlanta, mais le son englobe des sonorités qui ne sont pas nécessairement sorties d’ATL. Par exemple, tu prends un mec comme Shawty Redd qui fait partie, avec DJ Toomp, des pionniers du son trap, il a énormément composé pour Young Jeezy. Mais quand tu regardes ses interviews, ses influences à lui, c’est Memphis avec la Three Six Mafia ou DJ Paul, et finalement ça s’entend dans ses morceaux. Tu y sens ce côté sombre, un peu dark, crapuleux, qu’il y a toujours eu dans le rap de Memphis. Ils n’ont jamais perdu ce truc-là, même chez les rappeurs d’aujourd’hui.
Au final, je pense qu’Atlanta est devenue une espèce de capitale qui a un peu avalé tous les autres marchés, toutes les autres villes et leurs sonorités. Là-bas, ils ont cette mentalité de businessman, de faire de l’argent qui a parlé à tous les rappeurs du sud des États-Unis, je pense.
Je crois aussi qu’Atlanta, c’est une grosse ville d’immigration afro-américaine, où les personnes noires déménagent pour réussir et entreprendre.
Là-bas, ils appellent carrément ça “Black Hollywood”. C’est l’une des rares villes où il y a plus de noirs que n’importe quelle autre minorité et ça joue beaucoup. Il y a une culture du rap et de la musique de manière générale qui est assez exceptionnelle, tu ne vois pas ça dans beaucoup d’autres endroits aux États-Unis.
C’est un endroit où tu es beaucoup allé ?
Beaucoup, non ! La première fois, c’était pour 24 avec La Fève et depuis on y est retourné plusieurs fois. J’ai toujours un peu fantasmé sur cette ville parce qu’elle m’inspirait énormément donc, j’étais super content de pouvoir aller là-bas avec l’équipe de la Walone. Le voyage a matché mes attentes, il les a même dépassées. Franchement, c’était incroyable et je compte y retourner encore.
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Tu évoques ce premier voyage avec La Fève. Comment vous avez eu cette idée de partir à Atlanta faire cet album 24, que beaucoup ont vu comme un hommage à la trap ?
Je pense que c’est quelque chose qu’on a toujours voulu faire. Les gens voient 24 comme une espèce de tampon trap, comme un moment où l’on a vraiment assumé ce son là. Mais KOLAF à l’époque, c’était déjà trap, ERRR aussi, peut-être de manière différente pour l’un comme pour l’autre, mais on a toujours été dans cette musique-là.
Pour raconter la genèse du voyage, Tout part de l’opportunité d’avoir le contact de Zaytoven. Ça nous est un peu tombé dessus, c’était un gars à nous qui a proposé ça. On a dit oui, mais on n’y croyait pas vraiment. Au début, le plan, c’était qu’il vienne. Finalement, ils nous ont proposé de faire le voyage pour vivre la full expérience en bossant avec Zaytoven à ATL.
Une fois là-bas via Rico, son manager, on a pu rencontrer énormément de gens, de producteurs et d’artistes. C’était comme un rêve de gosse que j’ai vécu là-bas, plein de choses que je n’aurais jamais imaginé faire et qui sont arrivées au final : des sessions studios avec Yung L.A, un gars que j’écoutais de fou quand j’étais petit par exemple, ou avec Zaytoven…
Et puis la ville et son atmosphère ! La manière dont les gens vivent et consomment la musique, c’est tellement différent d’ici, ça n’a rien à voir. En France, la trap n’est pas la culture dominante donc tu es quand même marginalisé, dans une niche quand tu es dans ce délire. Là-bas, tout le monde connaît tous les sons trap par cœur ! Tu as des rues un peu comme en Jamaïque avec les soundsystems mais trap. Tu marches, tu entends du Gucci Mane 2003 qui s’enchaîne avec du Future. Même le fait d’aller en strip club, de voir cette culture-là pour de vrai, c’est une expérience unique. On a aussi pu bosser à Patchwerk, qui est un studio légendaire dans lequel Young Jeezy, Ludacris, T.I, Gucci, Future ont enregistré… On est même allés dans des traphouses et des quartiers où les légendes d’Atlanta ont grandi ! Non, c’était incroyable, ça m’a marqué.
On a évoqué La Fève, l’un des plus gros noms de ta carrière, avec qui tu as fait ce premier voyage. La première fois que tu as travaillé avec lui, c’était pour ERRR en 2021, projet rap déjà majeur de ces dernières années. Comment s’est faite cette première rencontre avec lui ? Et comment vous travaillez en studio ?
On s’est rencontrés parce qu’on a un éditeur commun, Julien Thollard. Mais la première personne qui m’a parlé de La Fève, c’est S.Téban. Kosei (autre compositeur qui travaille beaucoup avec La Fève) avait produit “Mode S” sur Mode Sport et La Fève avait kiffé. Donc il a invité S.Téban pour “VVS” (sur ERR). Carrément, quand ils ont fait le titre, moi je ne connaissais même pas La Fève ! Mais du coup quand Julien m’a parlé de lui, j’étais chaud et dès la première session studio ensemble, ça a été naturel. Musicalement, on s’est trouvé tout de suite.
En vrai, il n’y a pas vraiment de mots pour décrire ça autrement : on bosse. Avec lui, il n’y a pas trop de brainstorming, c’est extrêmement spontané et organique. On est au charbon. On fait 300 sons pour en sortir 15, en mode trap en fait ! Je dis ça parce que ce ne sont pas tous les artistes qui bossent comme ça. Il y en a qui ont besoin de pauses, de vacances. Nous, pas de pauses, on bosse tout le temps, tout le temps, tout le temps ! Au moment où je te parle, mon projet sort ce soir et il y a session studio (rires). C’est vraiment la trap qui nous a inspiré ça, avec des mecs comme Gucci Mane, des Future qui ont cette culture-là de faire de sons continuellement pour arriver à trouver les pépites.
Là-bas, prendre des pauses ou planifier un projet pendant longtemps, ça ne va pas du tout avec leur culture. Ils sont dans l’instant : on enregistre, on fait le projet, on clip, on le sort, on fait la tournée des strip clubs et après, on repart à la guerre. Ils font ça toute l’année ! C’est une autre mentale. C’est un peu à l’africaine comme au bled, la même façon organique de faire et de sortir du son. Je pense que tous les afro-descendants qui auront l’occasion d’aller à Atlanta s’en rendront compte.
Dans ta mixtape, on retrouve S.Téban et La Fève dont on a parlé. Et il y a un troisième nom qui, à mon sens, est une collaboration qui constitue une étape majeure dans ta carrière, c’est Tiakola. Avant “4 Decembre”, sur ton projet, tu as bossé sur “500”, son feat avec La Fève et surtout sur son EP X, qui a une couleur très rap, même trap. Ça a surpris pas mal de monde quand on connaît la versatilité de Tiakola. Toi, quand tu l’as rencontré, cet attrait pour les sonorités trap, ça t’a étonné aussi ?
Pas du tout. Je pense même que ça coulait de source, il fallait simplement qu’il ait les bons producteurs pour bosser cet aspect-là de sa musique et sortir ce projet. En fait lui, c’est vraiment un mélange de beaucoup d’influences. C’est pour ça qu’il a créé un style un peu nouveau avec la mélo. Par exemple, un son comme “Bâtiment” (sur X), ça va être de la trap de motivation de l’époque 2014/2015, à la “My Savages” de Future, sauf que quand Tiakola pose dessus, il met des émotions et des harmonies qui vont te faire à penser à de la musique nigériane ou congolaise. Ce sont des mélanges, des combinaisons inédites qui produisent un son que moi j’adore.
Et ce que fait Tiakola, il faut insister là-dessus, c’est très impressionnant. Que ce soit dans la musique qu’il propose et la façon dont il fait ses harmonies ? Tout le monde ne s’en rend pas compte mais c’est très dur de faire ça, ce ne sont que des musiciens avertis qui peuvent atteindre un niveau pareil. Il est trop trop fort (rires) ! J’ai vu une interview de lui qui explique qu’il s’inspirait de ses tantes qui chantaient du gospel et qu’il avait capté comment faire des harmonies en les observant. Ça c’est kainri. C’est ce que j’ai entendu dans toutes les interviews d’artistes américains, les gars apprennent la musique à l’église. Ça m’a touché de fou.
Pour aller un peu plus sur ta mixtape, ça s’appelle Baked. Ça veut dire cuit en anglais, un mot qu’on utilise pour décrire l’état d’euphorie ou de défonce qu’on ressent quand on a trop bu, trop fumé… Pourquoi tu as choisi ce mot-là et comment tu le mets en parallèle avec ta musique ?
Quand tu dis que tu vends ta musique, tu vends ta dope, les gens la consomment et ils sont cuits, ils sont baked (rires). C’est une petite référence à la fin des années 2000, ce rap de vente de drogue, c’est quelque chose que j’ai beaucoup écouté. Je ne dis pas que je suis un narcotrafiquant ou quoi que ce soit, mais je viens de Marseille, j’ai un peu baigné dans cet univers-là de prêt ou de loin.
Et puis, il y avait une équipe de skateurs à l’époque qui s’appelait Baker. Ils étaient en mode hip-hop de ouf, il y avait Antoine Dixon et Terry Kennedy dans le groupe, ils faisaient des ponts entre les cultures. J’aime cette posture-là et ça a aussi inspiré le nom du projet.
Tu as aussi fait une exposition, au Palais de Tokyo, “Hytunes” pendant un mois, entre mi-octobre et mi-novembre. Comme dans “Baked”, il y avait cette volonté dans l’exposition d’aller explorer ce sentiment d’euphorie, cette sensation de planer. C’est un état qui te fascine ?
Les artistes qui me fascinent sont ceux qui arrivent avec des nouvelles propositions, qui arrivent à créer de nouvelles émotions, de nouvelles formes d’expressions dans la musique et même dans tous les arts. Ceux qui ont ouvert des nouvelles portes sont aussi souvent connectés à ces états-là : les Funkadelics à l’époque, beaucoup de rockeurs iconiques, dans le rap Dre et Snoop quand ils sortent 2001, la Three Six Mafia, Future, la Dungeon Family….
C’est un peu cette recherche-là, cette volonté d’être dans la zone que j’essaie de trouver moi aussi. Je ne parle pas de drogue ou de substance, mais plus de cet état un peu euphorique dans lequel tu vas être en fulgurance d’inspiration et de productivité. C’était aussi un choix d’axer l’exposition autour de cet état, pour matcher avec mon album et développer un univers commun.
Travailler sur son propre projet et travailler pour celui de quelqu’un d’autre, j’imagine que c’est assez différent. Comment tu l’as vécu ce changement de casquette ?
C’est beaucoup plus costaud. Au-delà de choisir les artistes, il faut arriver à les avoir et s’assurer qu’ils kiffent leur son jusqu’au bout. Parce que l’artiste va te dire que le son est bon en sortant du studio et puis 3 semaines après finalement, il n’est plus sûr.
Chacun a sa carrière solo aussi et parfois sortir un son à tel moment ça ne fonctionne pas pour lui. Toutes ces choses-là, c’est beaucoup de stress, énormément de travail et du coup quand on en voit le bout comme moi aujourd’hui, c’est une libération que je ne pourrai même pas expliquer.
Je pense que beaucoup veulent faire des projets de producteurs, mais ne se rendent pas forcément compte à quel point c’est dur. Encore plus quand tu veux bosser avec de gros artistes. Avec des “petits”, tu as plus d’accès parce qu’ils sont en développement, en construction et c’est cool. Mais quand tu as des blazes établis, tu rentres dans d’autres discussions avec des process différents.
Il y a des morceaux qui ont été plus difficiles à faire que d’autres ?
Définitivement celui avec Tiakola ! (rires) Parce qu’on a dû faire beaucoup de sons pour qu’il soit satisfait. C’est le dernier qu’on a enregistré et je te parlais tout à l’heure du mélange d’influences qu’il y a chez lui : le son commence par un sample de soul, lui il pull-up avec un accent du bled, en même temps, il fait des références à JAY-Z… je me régale, moi !
Sinon pour La Fève, ce n’est pas que j’ai galéré mais là aussi, on a fait plusieurs morceaux. Il y en a pour lesquels il s’est rétracté et d’autres qui ont sauté de ma mixtape pour aller dans la sienne (rires) ! Ça aussi ça arrive, mais c’est normal. Nous les producteurs, on est là pour pousser les artistes aussi. J’ai la chance d’être proche d’eux, donc s’il faut refaire des morceaux, il n’y a pas de soucis. Ce n’est pas tout le monde qui peut demander à Tiakola ou La Fève de faire 4 ou 5 sons pour en sortir un. Ils me font confiance.
Aujourd’hui, il y a de plus en plus de compositeurs qui refusent l’appellation “beatmaker”, qu’ils trouvent réductrice au vu de leur travail en studio, sur des projets entiers parfois. Qu’est-ce que tu penses de cette appellation ?
Je déteste ce terme (rires) mais quand tu as fait la prod mais que tu n’as pas participé au processus de la création de la chanson en studio, c’est vrai que tu es le beatmaker. Mais au global, j’ai l’impression que la signification des mots, ce n’est pas si important. Tu vois, je trouve qu’on balance aussi le mot “producteur” à tort et à travers et plus jeune, je m’insurgeais beaucoup par rapport à ça. Maintenant, j’ai un peu lâché l’affaire et j’ai compris au fil du temps et des générations qu’un mot peut avoir plusieurs significations et changer.
Un producteur à l’époque de Quincy Jones, c’était celui qui faisait la D.A musicale. Il ne touchait même pas un instrument. Ensuite le producteur est devenu celui qui fait des prods et qui chapote un peu la D.A, qui réalisait un projet. Aujourd’hui c’est parfois juste le mec qui fait la prod. Tu vois des sons “prod by machin” alors que le mec n’a jamais été en studio avec l’artiste. Les mots ont la signification qu’ils ont et moi, je ne peux rien y faire, mais il y a quand même une distinction à faire entre envoyer une prod à un mec et bosser un album, proposer sa vision et échanger avec l’artiste. Ce sont des sports différents.
C’est quelque chose que tu fais en studio, ce travail de réalisation, en dirigeant les artistes, en leur proposant des idées de placements ou de flows par exemple ?
Ça dépend. Par exemple, avec La Fève non. Il fait son truc dans la cabine. Par contre, en dehors du studio, on va écouter des trucs et je vais lui dire “tiens ce style de prods ça t’irait bien… Ce style de flow ce serait lourd…”, et parfois, il essaie, parfois non. Je peux lui proposer mais ce n’est pas un artiste que je vais arrêter en lui disant “repose ça comme ça”. Avec S.Téban ça peut être un peu plus comme ça. Des fois, il me demande mon avis pendant les sessions et je sais qu’il m’écoute. Donc oui, ça m’arrive avec certains, sur ma mixtape, j’ai même fait des toplines ! Ça fait partie de la production aussi de donner un peu de direction au produit final.
Ça t’arrive souvent de faire des toplines ?
Des fois, tu fais ta prod et l’artiste te demande “mais tu avais quoi comme idée ?”, tu vas en cabine, tu le fais et si c’est lourd, il pose dessus direct. Carrément pour te dire, sur l’outro de Baked, j’avais posé un couplet entier sur la partie de Sonny Rave (rires). Tous mes potes voulaient que je le sorte, mais c’était hors de question. Je l’ai viré et je l’ai fait écouter à Sonny, en lui demandant si ça le chauffait. Il a kiffé et il a un peu repris le début de ce que j’avais fait et après, il a posé à sa sauce à lui. Bon, en soit, Sonny Rave n’a pas du tout besoin de moi pour topliner, là, c’était juste pour ce son en particulier. Son solo (Ride), c’est lui de A à Z.
Sonny Rave, Tiakola, La Fève ou S.Téban… Ce sont des artistes qui sont bien plus jeunes que toi. Tu as 35 ans et j’avoue qu’avant de préparer cette interview, j’imaginais que tu étais de la même génération parce que tu contribues à ramener une certaine fraîcheur au rap français et tu t’es fait connaître avec ce qu’on appelle la new wave. Sur la tape, il y a principalement des jeunes artistes d’ailleurs mis à part ManMan Savage ou Veazy. Qu’est-ce qui te motive à bosser avec des jeunes artistes ?
Tu vois, c’est bien que tu cites ManMan Savage parce que moi, en fait, je suis à l’heure des ricains. Si j’étais aux États-Unis, la musique que je fais aurait coulé de source. Je ne veux pas faire de comparatifs hasardeux entre musique française et américaine mais à mon âge, je trouve ça plutôt normal de faire le son que je fais, dans ce délire trap. C’est ma génération la trap, j’ai grandi avec. Si on regarde, la majorité des producteurs trap américains connus aujourd’hui tournent autour de la petite trentaine ou un peu plus, comme moi. Un Zaytoven a au moins 10 ans de plus que moi par exemple, et il a produit des sons pour La Fève.
Je pense que c’est plutôt en France qu’il y a un truc par rapport à ça parce que la trap est arrivée tard ici. Simplement, pendant longtemps, les rappeurs ne captaient pas. Ils me disaient “ouais, c’est bizarre, tes basses sont trop fortes, je ne sais pas trop…”. Parfois, les artistes ont besoin d’écouter les autres ou la radio pour capter, savoir ce qu’ils ont envie de faire. Et puis peut-être aussi qu’il fallait que je développe mon style pour être meilleur. C’est un mélange de tout ça.
J’ai le sentiment qu’après cette génération moins familière de la trap, il y a une nouvelle génération de rappeurs qui ont grandi avec internet, avec les réseaux sociaux, les plateformes de streaming et qui ont eu accès à beaucoup de musiques différentes. Ils sont plus ouverts et capables d’ingurgiter beaucoup d’influences dont celles de la trap. C’est quelque chose que tu ressens ?
C’est exactement ça. Tu as des producteurs de mon âge qui auraient abandonné avec du son trap en voyant que ça ne plaisait pas. À l’époque, je captais déjà que les jeunes étaient plus ouverts que nous. Pendant un temps, j’étais surveillant en job alimentaire. Et dans les collèges/lycées où j’ai bossé, ça me frappait déjà en observant la nouvelle génération, de voir à quel point ils étaient beaucoup plus connectés par les réseaux sociaux, presque beaucoup plus kainris que leurs aînés finalement. Ils captaient plein de choses.
Moi, quand j’étais petit, en ayant grandi un peu aux États-Unis, il y avait plein d’éléments de la culture américaine que je captais aussi mais que les mecs de ma génération ne comprenaient pas. Aujourd’hui, il n’y a plus ce truc. Quand j’ai vu à quel point la nouvelle génération était connectée, je me suis dit “Eux quand ils vont commencer à taper la vingtaine, ça va être une dinguerie”. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé. Aujourd’hui, j’arrive à m’exprimer dans les créneaux dont j’ai attendu l’ouverture tout ce temps.
En plus de Tiakola ou La Fève il y a des noms, comme Skefre qui représente un peu un renouveau de Trap crapuleuse à la française, Sonny Rave qui incarne le retour du RnB en France, Keeqaid, l’un des rookies les plus frais de cette année… Et j’en passe. C’était un parti pris d’aller chercher ce genre de profil assez innovant dans le paysage rap francophone ?
Je n’ai pas réfléchi le truc. Je bosse avec des gens avec qui la musique est fluide. Chose qui n’est pas toujours vraie avec des artistes français un peu plus traditionnels. Et j’en ai fait des sessions avec des artistes comme ça. Des mecs qui me disent “ouais t’inquiète, je suis en mode kainri, sors-moi des trucs originaux”, et finalement quand je leur joue le truc, ils sont un peu perdus, ils ne savent pas trop comment poser dessus… J’aime bosser avec des artistes qui vibrent à la même fréquence que moi et c’est le cas de tous ceux de la mixtape. Ce sont juste les mecs que je trouve forts et avec qui je peux faire la meilleure musique.
Je trouve que tu partages pas mal de choses avec cette jeune génération, ce sens du parti pris, de pousser son univers jusqu’au bout et aussi le fait de voir son art à 360 degrés au-delà de son statut de base. Toi, par exemple, tu composes, tu réalises, tu fais tes propres projets… À quoi c’est dû chez toi cette volonté de développer ton art via plusieurs canaux ?
C’est en grande partie dû à Kanye qui m’a beaucoup influencé dans ma jeunesse et qui a, je pense, un peu influencé tout le monde, même des gens qui ne s’en rendent pas compte. Arriver à pousser chaque discipline dans laquelle il bosse à son maximum, avoir le plus haut niveau d’exigence pour chacune d’entre elles, c’est ce qui m’a inspiré chez lui. Pour revenir à ces jeunes, c’est encore plus facile pour eux d’avoir cette vision à 360 degrés : ils ont grandi avec plus de moyens et avec des exemples. Kanye, Pharrell et plein d’autres ont ouvert la voie, ont montré qu’on peut tout faire.
Dans ton univers, en plus du rap, il y a maintenant la musique de film puisque tu as composé la B.O de L’Avance, premier court-métrage de Djiby Kebe, jeune réalisateur qui est aussi le co-fondateur d’Air Afrique. À quel moment cette opportunité s’est présentée ?
Pour faire le film, on a beaucoup échangé avec Djiby, c’est un très bon ami. Lui écoute beaucoup ma musique, on s’entend super bien, on discute de tout. Ça fait des années qu’il me dit “zin quand je vais faire un film, c’est toi qui fera la musique”. Il a tenu parole et je m’y suis mis dès qu’il m’a appelé. Apparemment ça n’a pas trop mal marché : le film est un succès, il a déjà gagné plusieurs prix à l’international. C’est génial et ce n’était que le début, on va en refaire. En plus, j’ai dû faire ça dans l’urgence, on était en plein dans X… Mais quand on partira sur d’autres projets et que j’aurai plus de temps, que je pourrai pousser le truc plus loin, ça va être incroyable.
Les B.O de films, ce sont aussi des musiques qui ont pu t’inspirer dans la composition en général ?
Je pense que ça m’a inspiré sans que je ne le remarque, mais avec le temps, je me suis rendu compte que beaucoup de mes films préférés avaient des empreintes musicales très fortes. Des musiques qui t’emportent, qui offrent presque une forme de poésie, qui te mettent dans un mood. Des mecs comme Giorgio Moroder dans Midnight Express, les synthés de ce film… tu es obligé de t’en souvenir ! Un musicien comme Jonny Greenwood, peut-être mon compositeur de cinéma préféré, c’est aussi quelqu’un dont je me suis beaucoup inspiré pour le film de Djiby.
Depuis Mode Sport, tu as produit pour de gros artistes, tu t’es fait un nom, tu as sorti une tape, tu as fait une expo, une B.O… Comment tu prévois de développer ta vision maintenant ?
En continuant sur ma lancée ! Bosser sur des projets d’artistes français pour commencer. Là, grâce à mon parcours et mon travail, je commence à être identifié auprès de nouveaux rappeurs qui ne me connaissaient pas forcément et qui se disent “ah lourd, j’ai envie de bosser avec lui”.
C’est vrai que j’ai par exemple vu que tu avais fait la prod de “D Block Afrique”, le morceau de Dinos, sur son dernier album…
Il y a ce son-là avec Jolagreen23 et La Mano 1.9, et puis il y a d’autres grosses têtes d’affiches dont je ne peux pas encore dire les noms mais qui ont demandé à ce que je bosse avec eux. Il y a pas mal de nouvelles portes qui s’ouvrent pour moi et c’est cool. Moi aussi de mon côté, je vais continuer à sortir du son, des projets, cultiver ce truc de producteur/artiste. Et je vais aussi beaucoup bosser sur le prochain La Fève. Je ne sais pas encore ce que ce sera mais ça va être une grosse partie de mon taff. Et saisir les autres opportunités que ce soit dans le cinéma ou l’art !