Rolling Stone

Bad Bunny, lutter contre l’oubli

“DeBÍ TiRAR MáS FOToS” (traduction : J’aurais dû prendre plus de photos), le sixième album solo de Bad Bunny, touche les cœurs du monde entier depuis sa sortie le 5 janvier 2025. Bien plus qu’un simple phénomène musical, cet album, actuellement classé à la deuxième place du Billboard 200, se révèle être son projet le plus politiquement engagé jusqu’alors. Véritable manifeste contre l’oubli, “DTMF” est à la fois un appel à la résistance, un hommage bouleversant à l’identité portoricaine et une preuve de l’amour indéfectible qu’il porte à son île.

À travers les 17 titres qui composent l’album, se reconnaissent les mélancoliques, les nostalgiques, ainsi que ceux qui perçoivent le changement de leurs terres, marqué notamment par une gentrification qui creuse toujours plus les inégalités sociales.

Réaffirmer son identité culturelle

Bad Bunny, l’un des artistes les plus écoutés au monde, livre un album entièrement écrit et chanté dans sa langue natale, l’espagnol portoricain. Dinorah Cortés-Vélez, professeure de littérature et cultures coloniales d’Amérique latine à la Marquette University, dans son ouvrage Langue, colonialité et littérature portoricaine (2022), explique : “L’histoire linguistique de Porto Rico doit être comprise à travers les notions de colonialité et de résistance”. L’espagnol s’est enraciné à Porto Rico dans un contexte de contact et d’influence avec les langues autochtones et africaines, sur fond de colonisation.

À Porto Rico, l’espagnol n’est donc pas seulement un moyen de communication, mais une arme culturelle et politique. Alors que les États-Unis s’efforcent d’effacer l’identité portoricaine en niant son autonomie, Bad Bunny refuse l’anglicisation et valorise sa langue maternelle. À travers sa musique, il raconte une histoire de lutte, de survie et de fierté, celle d’un peuple qui a résisté et continue de résister.

Prioriser la population portoricaine

L’artiste a d’ailleurs tenu à ce que tous ses collaborateurs sur ce projet soient portoricains, ou issus de la diaspora portoricaine. L’un d’eux est le professeur adjoint d’histoire de l’Amérique latine et des Caraïbes à l’université de Wisconsin-Madison, spécialisé dans l’histoire de Porto Rico, Jorell Meléndez-Badillo. Il était en charge de la rédaction des textes présents sur les visualizers des morceaux qui accompagnent le projet. L’historien a été contacté en décembre 2024 par Bad Bunny, pour l’accompagner sur le nouveau disque. “Bad Bunny et son équipe connaissaient mon travail précisément parce que mon dernier livre avait été traduit en espagnol et largement diffusé à Porto Rico”, explique Jorell Meléndez-Badillo.

Bad Bunny souhaitait mettre en lumière et amplifier l’histoire et la culture portoricaines et voulait que chaque visualizer soit accompagné de récits historiques. Ces récits allaient de la colonisation espagnole en 1493 au moment politique actuel, tout en étant attentifs à des histoires et des personnages souvent ignorés”, ajoute-t-il. Immédiatement après avoir accepté de participer au projet, l’historien a commencé à rédiger à la main des récits historiques sur Porto Rico. Il est “revenu à la vieille école“, au style analogique, et a écrit environ 74 pages de notes manuscrites. Ce fut un processus de collaboration totale entre l’équipe et l’universitaire.

“Comme tout ce que fait Bad Bunny, ces récits historiques étaient destinés aux Portoricains. Leur intention était de partager notre histoire, quelque chose qui n’est souvent pas enseigné correctement (ou pas du tout) dans le système scolaire portoricain. D’autant plus si l’on considère qu’en raison des mesures d’austérité, le gouvernement portoricain a fermé des centaines d’écoles au cours de la dernière décennie. C’est pourquoi l’objectif était d’avoir un large éventail de sujets“, analyse J. Meléndez Badillo.

Aussi, lorsqu’il annonce le 13 janvier une résidence de vingt-et-un shows à Porto Rico, dans le mythique Coliseo de San Juan, nommée “No Me Quiero Ir de Aquí” (Traduction : Je ne veux pas partir d’ici) et qui débutera le 11 juillet, Benito tient à ce que les neufs premiers soient exclusivement réservés aux Portoricains, pour éviter que les prix ne deviennent trop cher pour les populations locales.  “Quel est l’intérêt d’être à ce niveau ? Qu’est-ce que je vais gagner ? Quand je mourrai, je n’emporterai rien avec moi. Je pense que c’est ça : montrer au monde qui je suis, quelle est ma culture, où j’ai grandi. Parler un peu de moi pour qu’ils puissent me connaître un peu plus : je suis portoricain”, a déclaré Bad Bunny chez Rolling Stone.

Entre mélange des genres et retour aux sources

“DTMF” nous invite à découvrir l’âme de Porto Rico, un mélange de reggaeton, de salsa, de música jíbara ou encore de plena. Il mélange des sonorités traditionnelles et modernes, en intégrant également des sonorités électroniques. Bad Bunny fait sa révolution musicale : un retour aux sources, avec un regard neuf et authentique sur les cultures portoricaines. La mémoire est une source d’inspiration, et lui permet de partager toute la richesse musicale de son île.

Dans le déchirant “LO QUE LE PASÓ A HAWAii”, l’artiste se demande si son île suivra le même chemin que Hawaii, autre archipel victime de l’impérialisme américain qui fait disparaître les cultures locales au point de rendre ces îles méconnaissables. Bad Bunny parle alors de l’avenir incertain de Porto Rico qui pourrait être dévoré par des États-Unis plus voraces que jamais.

L’engagement de Bad Bunny contre la gentrification ne se fait pas qu’à travers sa musique. Il s’était fermement opposé à la loi 60, qui offre des incitations fiscales aux riches américains pour qu’ils s’installent à Porto Rico. Bien que présentées comme un moyen de stimuler l’économie de l’île, ces lois ont en fait largement contribué à l’augmentation du coût du logement et au déplacement massif des communautés locales. “Étant donné l’énorme plateforme de Bad Bunny, je pense qu’il peut contribuer à donner le ton à la conversation sur le colonialisme, le déplacement et l’affirmation nationale contre les logiques d’effacement. Ce n’est pas nouveau. Bad Bunny a utilisé sa plateforme pour condamner les pannes d’électricité, la situation politique après l’ouragan María et la violence machiste, entre autres choses. Le climat politique change à Porto Rico et cela n’est pas dû à Bad Bunny, mais il participe activement à ces conversations”, explique Jorell Meléndez-Badillo.

AvecDeBÍ TiRAR MáS FOToS”, Bad Bunny cherche à comprendre sa place dans l’histoire de son île qui évolue, et plus largement dans un monde de plus en plus sombre et injuste envers les populations les plus démunies. Il expose les souvenirs d’un passé peut-être idéalisé, d’une île qui fait face à des réalités cruelles, à l’isolement, à la mondialisation. Bad Bunny rend hommage à ses ancêtres et aux luttes qui ont marqué son histoire, aux peuples écrasés par l’oppression mais qui se battent sans relâche pour leur liberté, aux aspirations à la dignité et à l’autodétermination.

Entretien complet avec l’historien portoricain Jorell Meléndez-Badillo

Pouvez-vous vous présenter et nous parler un peu de votre parcours ?

Je suis originaire d’Aguadilla, à Porto Rico, et je suis actuellement professeur adjoint d’histoire de l’Amérique latine et des Caraïbes à l’université de Wisconsin-Madison, où je me spécialise dans l’histoire de Porto Rico. Mon livre le plus récent, publié en avril 2024, s’intitule Puerto Rico : A National History (Princeton University Press) et traduit en espagnol sous le titre Puerto Rico : Historia de una nación (Grupo Planeta). Il s’agit d’une vaste histoire de l’archipel, de l’époque précolombienne à nos jours.

Comment êtes-vous entré en contact avec Bad Bunny pour ce projet ?

L’équipe de Bad Bunny m’a contacté en décembre 2024 pour savoir si j’étais intéressé par une collaboration avec lui sur le nouveau disque. Son équipe et lui connaissaient mon travail précisément parce que mon dernier livre a été traduit en espagnol et a été largement diffusé à Porto Rico. Bad Bunny souhaitait mettre en lumière et amplifier l’histoire et la culture portoricaines et voulait que chaque visualisateur soit accompagné de récits historiques. Ces récits allaient de la colonisation espagnole en 1493 au moment politique actuel, tout en prêtant attention à des histoires et à des personnages souvent ignorés.

Comment avez-vous travaillé sur ce projet ? Pouvez-vous détailler le processus ?

Comme je voyageais en Europe avec ma famille pour les vacances, je n’avais pas mon ordinateur avec moi. Immédiatement après avoir accepté de participer au projet, j’ai commencé à rédiger à la main des récits historiques sur Porto Rico. Je suis revenu à la vieille école, au style analogique, et j’ai écrit environ 74 pages de notes manuscrites. Une fois de retour à Porto Rico, où je suis actuellement en congé de recherche pour l’année universitaire, j’ai tout dactylographié et je l’ai envoyé à l’équipe pour entamer une conversation sur les sujets à inclure, à éliminer ou à développer. Bien que je sois de l’autre côté de l’Atlantique, ce fut un processus de collaboration totale entre l’équipe et moi-même.

Ces visuels portent sur des événements importants de l’histoire de l’île. Comment avez-vous choisi tous ces événements historiques ?

Dans le cadre du processus de collaboration, Bad Bunny avait des sujets qu’il jugeait importants pour les récits. Bien qu’il s’agisse d’un processus de collaboration à part entière, ils m’ont également laissé suffisamment de liberté créative pour que je puisse aborder les sujets qui me semblaient importants. Étant donné que ma recherche est fondée sur le désir de mettre en lumière des peuples et des histoires souvent ignorés, j’ai pu inclure des histoires sur lesquelles j’ai mené de nombreuses recherches au fil des ans, comme la mobilisation de la classe ouvrière ou l’activisme des femmes au début du XXe siècle.

Le fond bleu a-t-il une signification particulière ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Cela faisait partie du processus créatif et de l’esthétique du disque, et c’est une sélection qui a été faite par l’équipe. Je peux seulement dire que j’aime la couleur bleu clair car elle correspond à la couleur originale du drapeau portoricain, qui a ensuite été modifiée en bleu foncé.

Quelle était l’intention derrière cette approche éducative ?

Comme tout ce que fait Bad Bunny, ces récits historiques étaient destinés aux Portoricains. Leur intention était de partager notre histoire, quelque chose qui n’est souvent pas enseigné correctement (ou pas du tout) dans le système scolaire portoricain. D’autant plus si l’on considère qu’en raison des mesures d’austérité, le gouvernement portoricain a fermé des centaines d’écoles au cours de la dernière décennie. C’est pourquoi l’objectif était d’avoir un large éventail de sujets. Mais comme tout ce qui concerne Bad Bunny devient mondial, j’ai reçu des messages de personnes du monde entier me remerciant d’avoir partagé notre histoire avec elles.

Pensez-vous que “DTMF” peut changer la perception qu’a le public des problèmes politiques et sociaux de Porto Rico ?

Je pense que ce disque offre un instantané du moment culturel et politique actuel à Porto Rico. Étant donné l’énorme plateforme de Bad Bunny, je pense qu’il peut contribuer à donner le ton à la conversation sur le colonialisme, le déplacement et l’affirmation nationale contre les logiques d’effacement. Ce n’est pas nouveau. Bad Bunny a utilisé sa plateforme pour condamner les pannes d’électricité, la situation politique après l’ouragan María et la violence machiste, entre autres choses. Le climat politique change à Porto Rico et ce n’est pas dû à Bad Bunny, mais il participe activement à ces conversations.

Qu’est-ce que ce projet a signifié pour vous ?

Il s’agit sans aucun doute du point culminant de ma carrière. Je suis devenue docteur en histoire parce que je me suis engagée à rendre le savoir accessible au-delà de la tour d’ivoire du monde universitaire. Ce projet a permis de partager notre histoire avec des millions de personnes. Le défi a été la rapidité d’exécution et le fait de travailler dessus pendant les vacances, mais cela en valait vraiment la peine.

D’un point de vue personnel, quel impact aimeriez-vous que ce projet ait sur l’avenir de la politique et de la culture à Porto Rico ?

L’histoire n’est pas seulement le souvenir d’événements passés. Il ne s’agit pas seulement de dates et de personnages importants. Enseigner et apprendre notre histoire, c’est favoriser la pensée critique et la prise de conscience du fait que les conditions dans lesquelles nous vivons actuellement (pannes d’électricité, déplacements et violence coloniale) ne sont pas le fruit du hasard, mais font partie de processus structurels plus larges. En fin de compte, je fais de l’histoire parce que je souhaite changer l’avenir. J’espère qu’il s’agit là d’un grain de sable qui permettra d’amplifier l’étude critique de notre passé afin de construire de nouveaux avenirs.