Quel lien peut-on établir entre l’atmosphère des grands espaces du Maghreb, l’agitation incessante de Montreuil et la chaleur écrasante du sud de l’Espagne ? La réponse se trouve certainement du côté du duo français le plus intéressant des derniers mois : TripleGo. Aussi fascinant que discret, le groupe formé par MoMo Spazz et Sanguee n’en finit plus de prouver sa valeur, à grands coups de projets maîtrisés, dont le point d’orgue est jusqu’ici la sortie de leur premier album Machakil plus tôt dans l’année. Et malgré le très beau succès critique rencontré par cet excellent long-format, TripleGo est loin d’être rassasié. Le duo originaire du 93 vient de révéler son intention de sortir un nouveau projet au mois de novembre, intitulé Yeux Rouges. Teasé par le groupe comme un “genre de drogue dure émotionnel” et de “projet le plus sombre” sur lequel Sanguee sera en featuring avec ses “43 personnalités”, ce projet est déjà très attendu par les Potogos, le surnom de la fanbase du groupe de Montreuil. D’autant plus lorsque le groupe ajoute : “P*tain on va encore envoyer l’album de l’année…” Nous voilà prévenus.
Encore méconnus du grand public, TripleGo opère pourtant depuis plus de six ans et la sortie du projet Overdose. C’est via cet acte fondateur que le duo pose les premières pierres de son style vaporeux et nocturne. Fer de lance du cloud rap à la française, Sanguee et MoMo Spazz se rencontrent en classe de sixième, sans jamais se quitter depuis. Le premier cité se met à rapper au collège, tandis que son compère se penche sur l’art de la production quelques années plus tard. Déterminé à se faire une place dans le rap français, le duo se met à travailler sur un son unique en son genre. Infusée de nappes électroniques, de réminiscences orientales et d’une froideur semblant venir tout droit de Toronto, la musique de TripleGo se veut aussi ténébreuse qu’aérienne. La voix caverneuse de Sanguee se mue en complément parfait pour les productions planantes concoctées par MoMo Spazz, transmettant ainsi beaucoup de mélancolie et de noirceur à l’auditeur. Comme si le propos de fond de Lunatic rencontrait l’interprétation sonore de 808’s and Heartbreak.
Suivront ensuite Eau Calme et Putana en 2014, Eau Max en 2016, des projets lesquels le duo affinera son univers hypnotique et sa direction artistique crépusculaire. Car si la musique de TripleGo est née dans la nuit, elle penche bien plus vers l’introspection que vers l’ivresse d’une grande fête. Un constat qui n’a rien d’étonnant lorsque l’on se penche sur les influences des deux hommes. Côté rap, Sanguee confesse volontiers son admiration pour des artistes “nocturnes” comme Future, The Weeknd ou encore Kid Cudi, mais reconnaît aussi une fascination pour la musique traditionnelle arabe, du fait de ses origines familiales marocaines. Tout aussi éclectique dans ses goûts, Momo Spazz est lui un fan invétéré de la French Touch, Daft Punk, DJ Falcon, Alan Braxe et Justice en tête. C’est sans aucun doute de cette amour pour le fleuron de la musique électronique que le natif de Montreuil tient sa sensibilité pour des rythmiques travaillées avec minutie, jusqu’à en devenir intensèment hypnotisantes.
Interrogé par les Inrocks sur leur positionnement à part dans le rap français, Sanguee confessait en 2017 que “parler de ses failles était plus difficile que de se déguiser.” Force est de constater qu’en dehors des ovnis PNL et de certains artistes très singuliers comme Makala, les deux membres TripleGo sont sans doute les artistes francophones à mettre le plus de personnalité dans leur musique, quitte à ce que ça les desserve. La comparaison avec le duo des Tarterêts est par ailleurs rapidement devenu inévitable, tant pour le récit du spleen de la banlieue que pour l’utilisation de productions atmosphériques et éthérées. Sanguee et MoMo Spazz aspirent néanmoins à s’affranchir de cette filiation, et ce, pour deux raisons. La première ? Le duo a déjà révélé à plusieurs reprises ne pas écouter PNL. La seconde ? Ils se sont immergés dans le cloup rap avant l’avénement d’Ademo et N.O.S.
En 2017, TripleGo passe la vitesse supérieure et livre la magnifique mixtape 2020, un projet très expérimental qui fera passer un véritable cap au groupe en termes de visibilité. Froid et robotique, ce projet sera suivi par le remarquable #EnAttendantMachakil, sur lequel on retrouve le single “Medellin”, probablement l’un des meilleurs titres du groupe à ce jour. Ces six années de travail aboutiront finalement sur la sortie de l’album Machakil, paru sur le label indépendant Twareg, un organisme créé par Sanguee et MoMo Spazz. Ce projet peut se targuer d’être l’un des rares albums de l’année du rap français possédant comme forces majeures une singularité et une cohérence sonore du premier au dernier track. Imaginé comme une odyssée musicale et visuelle, qui nous emmène de la région parisienne à l’Afrique du Nord en passant par l’Andalousie, Machakil est sans aucun doute l’un des projets majeurs de 2019. Les influences maghrébines et orientales sont ici assumées comme jamais par un duo qui a l’air enfin sûr de sa force. Extrêmement synthétique sur le plan des productions, Machakil utilise des mélodies et des percussions innovantes et rafraîchissantes, d’autant plus par rapport au son de plus en plus générique d’un rap français qui se tourne massivement vers la trap. Momo Spazz peut ainsi logiquement être considéré comme un membre à part entière du cercle fermé des producteurs français qui tentent d’innover.
Si leur valeur musicale et la densité de leur univers n’est plus à prouver, TripleGo doit désormais franchir un cap dans la reconnaissance du public. De par sa nature extrêmement exigeante, la musique du duo Montreuillois n’est certainement pas la plus accessible du paysage sonore hexagonal. Dénuée de compromis et emplie de noirceur, elle souffre également de l’association immédiate entre PNL et le genre du cloud rap. Comme si, dans l’esprit du public, les frères Andrieu avait le monopole d’un style que TripleGo avaient adopté au préalable. La carrière de TripleGo pourrait pour l’instant presque se résumer avec une punchline de Booba dans son tube “92i Veyron” : “J’ai couronne sur la tête, pourtant c’est le voisin qui a eu la fève.” Sanguee et MoMo Spazz font en effet partie des artistes les plus passionnants du rap français, contribuant sans aucun doute à la qualité du cloud rap de l’hexagone. Pourtant, ils n’ont toujours pas eu droit aux retombées qu’ils méritent. Espérons que Yeux Rouges permettra de corriger cette anomalie. Les potogos n’attendent que ça.