Dans la nuit du 31 mars au 1er avril 2019, le monde du rap, Los Angeles et tout particulièrement le quartier de Crenshaw, ont perdu un artiste que les plaques de certification et les chiffres de streaming ne pourront jamais résumer. Définir Nipsey Hussle comme un artiste est déjà réducteur en soi, puisqu’il était aussi et surtout un activiste, un entrepreneur self-made, un modèle pour beaucoup et surtout un membre d’une communauté qu’il n’a jamais cessé de tirer vers le haut. Jusqu’à son dernier souffle.
Nipsey Hussle n’a jamais rien fait comme tout le monde et c’est peut-être en ça qu’il est le plus fascinant. En 2010, à l’heure où ses pairs serraient avec joie la main des majors quand elles sonnaient à la porte, il se lançait en totale indépendance avec la création de son label All Money In, un mantra qui le définit parfaitement puisqu’il symbolise la création d’une économie circulaire et un “entre-soi” entrepreneurial. En 2014, quand le streaming et les réseaux sociaux ont fleuri, notamment au profit des rappeurs, il sort son projet Crenshaw en seulement 1 000 copies physique, vendues au prix de 100 dollars l’unité et distribuées de main à main dans sa boutique. Une initiative qui a de quoi impressionner un autre grand businessman du rap : JAY-Z. Ce dernier achète 100 exemplaires de Crenshaw, en soutien à l’initiative. Mais le plus important, c’est qu’en moins de 24 heures, toutes les copies de l’albums sont vendues. En un claquement de doigts, 100 000 dollars de chiffre d’affaires sont donc générés en totale indépendance, tandis que sa musique est valorisée de façon unique et qu’Hussle en profite pour envoyer un message à l’industrie. Un tour de force qui le symbolise parfaitement.
Mais ce qui symbolise encore mieux Ermias Joseph Asghedom, de son vrai nom, c’est le dévouement sans faille qu’il a montré à son quartier de Crenshaw. Aux yeux du grand public, Nipsey Hussle était un rappeur. Pour ses fans, il était aussi un activiste affirmé et un entrepreneur inspirant. Mais pour les habitants de Crenshaw, Nispey Hussle était “Neighborhood Nip“, un ami, un cousin, un frère, un voisin, une figure populaire qui se promenait sans sécurité et qui pouvait facilement être abordé par les siens. Le regretté artiste ne s’est pas contenté de garder un lien fort avec son quartier, il a tout simplement réinvesti l’argent du rap pour en améliorer le quotidien des habitants. Des chaussures pour les étudiants, des rénovations de terrains de jeu, des opportunités d’emploi, des dons aux sans-abri, des financements d’enterrements pour des familles qui ne pouvaient pas décemment enterrer leurs morts… Nipsey Hussle a tout fait pour Crenshaw.
En ce sens, sa boutique The Marathon Store, aujourd’hui tristement célèbre pour être le théâtre de l’assassinat de Nipsey, était le symbole de son ancrage local. Plus qu’un shop de vêtements, c’était un lieu de réunion, où il vendait initialement ses mixtapes et autour duquel le rappeur voulait construire des appartements dédiés aux plus petits revenus du quartier. Projet qu’il ne pourra malheureusement pas mener au bout de son vivant. Toutefois, l’expansion des projets philanthropiques locaux de Nipsey Hussle avait déjà pris forme, notamment à travers Vector90, un espace de co-working servant aussi d’incubateur pour la jeunesse locale.
Si l’on se concentre sur sa musique, Nipsey Hussle est tout aussi intéressant et singulier. Pour résumer ses débuts, il faudrait dire que c’est avant tout une histoire d’entre deux. D’une part, il représentait plus que quiconque, si ce n’est peut-être Jay Rock, un pont entre deux générations à Los Angeles. Fortement inspiré et se revendiquant du gangsta rap et de l’esthétique G-Unit, symbolisé par The Game à Los Angeles dans les années 2000, Nipsey Hussle était aussi l’un des investigateurs du nouvel âge d’or de sa ville, symbolisé aux yeux du grand public par Kendrick Lamar et TDE dans les années 2010. Entre deux toujours, il a eu le mérite de faire ses débuts dans la pire période possible pour un rappeur : la fin des années 2000. Coincée entre l’âge d’or du disque et l’avènement du digital et du streaming, cette époque était particulièrement cruelle pour de nombreux artistes. Et tous les rookies de l’époque n’ont bien évidemment pas eu la capacité de Nipsey Hussle à perdurer. Vendre des CDs était devenu un chemin de croix, tandis que les labels fuyaient le gangsta rap parce qu’il n’était plus le style qui faisait vendre et que ses principaux protagonistes enchainaient les allers-retour en prison. Un changement de paradigme pour l’industrie musicale dont n’est d’ailleurs pas étranger l’opposition culte en 2007 entre Kanye West et 50 Cent.
De ses débuts avec les mixtapes Bullets Ain’t Got No Name jusqu’à son premier album en 2018, Nipsey Hussle a donc construit son succès en défiant les pronostics et en créant un rap inspirant, destinés aux hustlers de la rue, mais surtout aux gens qui luttent quotidiennement pour améliorer leur condition de vie. La musique du californien est remplie d’idées fortes qui résonnent dans la tête de tout auditeur qui saura prêter l’oreille. Sa musique est aussi et surtout un code de survie dans son environnement, qui n’a pas changé de l’époque où il distribuait ses CDs à l’angle de Crenshaw et Slauson jusqu’à sa nomination aux Grammy Awards. Et c’est en ça son plus gros succès musical, tant il n’a jamais travesti sa musique ni son propos pour l’emmener au niveau supérieur. Pour cela, il n’a rien lâché et a forcé son destin jusqu’à la sortie de son premier album Victory Lap le 16 février 2018. Après des années à écumer le marché de la mixtape, cet album est son projet définitif, l’aboutissement d’une recette, d’une identité et d’un chemin tumultueux mais toujours cohérent. Cet album puissant porte particulièrement bien son nom, tant il représentait un véritable tour d’honneur pour Nipsey, lui qui célébrait à travers ce disque ces années passées en marge de l’industrie musicale, pour mieux triompher à sa façon et en ses conditions.
Nipsey Hussle aura donc attendu ses 33 ans pour sortir son premier album. Une hérésie à l’ère de la surexploitation de rappeurs au succès précoce, qui ne contrôlent finalement pas grand chose de leur carrière. À l’image de JAY-Z avec Reasonable Doubt, Nipsey s’est offert le luxe d’avoir le temps pour sortir ce disque et donc d’y incorporer de longues années de leçons de vie que la rue lui a enseignées, parfois de la plus dure des manières. Cet album n’a alors pas grand chose à voir avec les habituels “debut album” dans le rap américain des années 2010, tant il respire la maturité artistique et l’accomplissement ultime d’une carrière. Malheureusement, cette impression se confirmera tragiquement puisque le rappeur de Crenshaw perdra la vie 13 mois après la sortie de Victory Lap. Ce n’est évidemment pas la fin que l’on aurait espéré pour la discographie de Nipsey Hussle, mais si cela demeure le dernier projet de sa carrière (il n’y a jusqu’ici pas de rumeurs de projet posthume), alors Hussle nous aura quittés avec un album qui lui ressemble et qui le définit parfaitement.
Si la dangerosité de son quotidien a imbibé la vie et la musique de Nipsey Hussle d’un sentiment d’urgence évident, il a malgré tout réussi à toujours aborder son existence comme une course de fond et jamais comme un sprint. Les avances et les contrats d’artiste ont été remplacés par des investissements dans son propre label et une indépendance sacrée. À la vie caricaturale du rappeur millionnaire qui nage dans le luxe, il y a préféré des placements intelligents, qui vont permettre à sa famille de prospérer sur plusieurs générations. Et bien sûr, là où de nombreux rappeurs profitent de leur élévation sociale pour quitter le quartier de leur jeunesse, lui a fait le choix de l’améliorer et de ne pas l’abandonner. Tout cela et bien plus encore ont fait de Nipsey Hussle une personnalité unique en son genre, un artiste dont la mort a provoqué un cessez-le-feu entre Bloods et Crips pendant que Kendrick Lamar le décrit comme “un roi qui l’a inspiré“.
Malheureusement, et parce que l’histoire de Nipsey Hussle ne pouvait malheureusement pas être une happy-end, cela n’a pas empêché Ermias Joseph Asghedom de se faire lâchement assassiner sur le pas de son magasin, alors qu’il était seul et sans arme. Cette fin déchirante ne doit pas en faire oublier le plus important : peu importe votre situation, il y a des leçons à tirer de son parcours, son discours et ses accomplissements. Et si la tristesse de ce premier anniversaire nous a enseigné quelques chose, c’est bien que Nipsey Hussle a beau être mort, son héritage n’a jamais autant été en vie. The Marathon Continues.