Connu pour son audace et son cynisme, le créateur mythique Karl Lagerfeld n’a jamais eu besoin de personne. L’homme qui disait “ ce qui commence avec moi s’arrêtera avec moi” a forgé son image seul et se suffisait à lui-même. Alors que durant toute son enfance, il rêvait d’aristocratie et de grandeur, il finira par se faire appeler le “Kaiser de la mode” soit “l’empereur” en allemand. Grand collectionneur, passionné de photographie et de littérature, le couturier allemand était un homme de culture, qui aura consacré sa vie à la mode et à ses passions. Retour sur la vie d’un homme qui a su devenir le visage incontournable du luxe.
Karl Lagerfeld naît en 1933, ou alors 1935. Une date de naissance qui reste à ce jour mystérieuse, puisqu’il ne révèlera jamais son âge réel. Il grandit dans une Allemagne en guerre, entouré de ses parents et ses sœurs, vivant dans un milieu aisé. Poussé par l’ennui, le jeune Karl débute sa carrière artistique via le dessin, en commençant par des caricatures. En grandissant, il ne rentre pas franchement dans le moule des gens de son âge. Il n’aime pas jouer, il ne prend pas le temps de grandir et pense déjà à ce qu’il fera plus tard. À l’école, ses tenues choquent puisqu’il est habillé comme un adulte : un costume sombre, une cravate et une chemise blanche. Au contraire de tous les adolescents qui l’entourent. En clair, Karl Lagerfeld était déjà un personnage surréaliste et singulier dès l’enfance, porté par son rêve de faire partie de la haute aristocratie et de devenir “quelqu’un.”
Sa passion pour l’art se voit d’autant plus attisée lorsqu’il découvre le tableau La Table ronde de Frédéric II à Sanssouci. Le raffinement de ce monde l’impressionne et nourrit son imaginaire. En 1949, lorsque sa mère l’emmène à son premier défilé Dior, c’est une révélation pour le jeune prodige qui sait alors qu’il deviendra créateur. En 1952, Lagerfeld s’installe à Paris et travaille d’arrache-pied sur ses dessins de mode, avant d’être vainqueur ex-æquo avec Yves Saint Laurent du prix Woolmark deux ans plus tard. Un créateur qui demeurera son éternel rival. C’est en tout cas la première fois que Karl Lagerfeld se retrouve dans la lumière. Il en profite pour enchainer avec un apprentissage chez Balmain en tant qu’assistant, ce qui marque le début officiel de sa carrière. Il est ensuite nommé directeur artistique chez Jean Patou, mais il quitte rapidement le poste pour vivre une vie de créateur indépendant. En 1963, il crée des collections pour la marque Chloé, durant vingt ans, tandis qu’il intègre également la maison italienne Fendi à Rome en 1965, maison dont il crée le logo. Chloé et Fendi sont deux marques auxquelles Lagerfeld sera fidèle longtemps et à travers lesquelles il commencera à façonner son personnage.
Du côté de sa vie personnelle, le créateur intègre la jet-set internationale. Il ne cesse de sortir dans les clubs privés de la Côte d’Azur, devient une figure incontournable de la nuit parisienne. Il se dit alors lassé de la mode, une déclaration qu’il explicitera des années plus tard : “l’atmosphère de la haute-couture des années 50 et 60 m’ennuyait”. Il commence donc une vie faite d’argent, de voyages et de soirées mondaines. Un argent qu’il dépense sans compter, puisqu’il ne s’interdit rien et s’offre la vie d’un aristocrate moderne. Ce personnage, pourtant si théâtral et exubérant, reste toutefois flou sur sa vie privée. En 1971, il rencontre Jacques de Bascher qui fût son seul compagnon et un pilier dans la construction du mythe Karl Lagerfeld.
À la fin des années 70, le couturier explose. Selon lui, il vend bien plus que de la beauté. En effet, son style promet la liberté : “porter mes créations, c’est devenir libre” expliquait-il notamment. C’est en 1983, que le designer entre définitivement dans la légende. Alors que la maison Chanel est en pleine déroute depuis la mort de Gabrielle Chanel douze ans auparavant, Karl reprend la direction artistique de la marque parisienne. Il réinvente l’entité de mode en respectant ses codes et l’emmène vers des sommets inédits. La célèbre petite veste noire en tweed de Chanel devient par exemple un monument dans les mains de Karl. Il propose chaque années des modèles dans les couleurs emblématiques de Chanel, le noir et le blanc. Ses vestes gants aux petites épaules deviennent également la marque de fabrique de Chanel. Avec sa muse Claudia Schiffer, ils font vibrer le monde de la mode et du luxe. Toute au long de sa carrière les noms de Chanel et de Karl Lagerfeld seront ainsi intimement liés. En parallèle, le créateur ouvre aussi sa propre marque “Karl Largerfeld”.
C’est durant ces folles années qu’il se voit attribuer son surnom “Le Kaiser”, l’empereur en français dans le texte, car il domine l’industrie de la mode, mais excelle aussi dans d’autres domaines et notamment la photographie, qui est sa deuxième passion. Il commence la photo en 1987, et enchaîne les séries de mode pour les plus grands magazines, des campagnes de publicité, des portraits et des photographies d’objets. Le créateur commence même à mettre en images ses propres campagnes. Il fait aussi beaucoup de photographies d’architecture, notamment en 1997 où il immortalise la villa Malaparte à Capri. Tout autant passionné de littérature, il ouvre sa propre librairie “7L” à Paris en 1999, qui possédait une annexe de plus de 70 000 livres de sa collection personnelle. Il se lance également dans l’édition avec la société 7L, spécialisée dans les arts graphiques et la photographie. Le monde de la mode paraît trop petit pour Lagerfeld, qui ressent le besoin de s’épanouir dans de multiples secteurs.
Le travail de Lagerfeld opère la synthèse entre ses centres d’intérêts et ses passions artistiques. Dans chacune de ses créations se cache en effet une partie d’art, de photographie, de peinture, de tout ce qui l’entourait. Fasciné par le 18ème siècle, il s’inspire notamment des silhouettes de Watteau pour créer des robes. Derrières ses créations, se cache surtout son fantasme sulfureux de la bourgeoisie, qui ne l’a finalement jamais quitté.
Malheureusement, chaque destin extraordinaire s’accompagne de son lot de drames. Son compagnon de toujours, Jacques de Basher, décède ainsi en 1989. Karl, qui pourtant semblait jusque-là intouchable, se dévoile sous un nouveau jour. Il tombe en dépression et laisse entrevoir ses sentiments comme jamais auparavant. Cette période marquera profondément son image et sa carrière. Suite à ce décès, le créateur prend ainsi beaucoup de poids. Cependant, il ne se laisse pas abattre et comprend le pouvoir de l’image. Pour le designer germanique, il était important de reprendre son paraître en main. Il finit donc par entreprendre un régime strict dans les années 2000, qui lui fait perdre 42 kilos, disant lui-même que son but est de “de rentrer dans les tailleurs très cintrés que Hedi Slimane créé pour Dior.” Son personnage change alors du tout au tout quand il tombe en dépression, tant l’icône Karl Lagerfeld se forge : il se crée un personnage avec lequel il est en accord, au regard caché par des lunettes de soleil, en tailleur avec un col haut et des mitaines. Le mythe Karl Lagerfeld atteint sa forme finale.
Toute sa vie, Karl Lagerfeld ne l’a dévoué qu’à son travail. Il signait en moyenne 17 collections par an. Un record qui relève de l’impossible, et pourtant, il le faisait bel et bien grâce à un goût du dépassement de soi exemplaire. Alors qu’il confectionne des collections pour Chanel, Fendi, sa propre marque Karl Lagerfeld en même temps, il ne reçoit aucune aide. En effet, le créateur se décrit lui-même comme un “designer” et non comme un directeur artistique. Il ne veut pas qu’on lui propose des idées et souhaite tout faire de lui-même. Son génie s’est ressenti à travers chaque création, présentée dans des défilés souvent grandiloquents. Karl se joue des conventions et fait des défilés Chanel des shows exceptionnels. Son terrain de jeu préféré demeure le Grand Palais, qu’il transforme dans des façons toutes plus extravagantes les unes que les autres : en quais de Seine, en Versailles, en supermarché, en gorges du Verdon, en plage, en façades haussmanniennes. Il y fait également installer une fusée et y reconstitue la Tour Eiffel. Les défilés du Grand Palais symbolisent parfaitement sa créativité et son ambition sans limites.
Aussi improbable que cela puisse paraitre quand on évoque un créateur aussi froid et cynique, sa muse principale et le deuxième amour de sa vie, ne sera ni plus ni moins que son chat Choupette. Impossible de dissocier les deux durant les dernières années de vie du créateur. Un compagnon de vie qui étonne le public, mais que Karl prend très au sérieux. On retrouve alors Choupette sur beaucoup de créations de sa marque “Karl Lagerfeld“. En effet, elle devient une source d’inspiration, le créateur l’affectionne tellement qu’il fera d’elle sa première héritière. Alors que l’homme était de nature solitaire et qu’il n’avait eu qu’un seul amour platonique dans sa vie, c’est en 2019 qu’il décède en compagnie de Choupette, dans son appartement parisien.
Déjà légende en son vivant, la mort n’a fait que renforcer le statut d’icône de Karl Lagerfeld. De par son style, sa personnalité et ce qu’il représentait, beaucoup l’ont admiré, certains l’ont détesté, mais finalement personne n’est resté indifférent. Surtout, Karl Lagerfeld a su dépasser les frontières de son univers pour devenir un visage à part-entière du patrimoine culturel français. Il suffit de se remémorer sa mythique campagne de prévention routière pour le port du gilet jaune pour s’en convaincre. Un Kaiser de la mode, un couteau suisse multi-fonction, un personnage marquant de la pop-culture, un monstre de style et de créativité, telle est l’image qu’a laissé de Karl Lagerfeld dans l’inconscient collectif. Le petit garçon allemand qui semblait penser trop grand et vieillir trop vite est donc devenu tout ce qu’il rêvait d’être, et bien plus encore.