Avec ses 153 millions de streams enregistrés sur Spotify en seulement vingt-quatre heures, Certified Lover Boy, le nouvel album de Drake, est un succès commercial incontestable. Une performance record qui a cependant été ombragée par une polémique.
La rumeur prend son essor sur Instagram. Dans un post publié sur le réseau social, l’activiste Ravyn Ariah Wngz, membre du comité directeur de Toronto Black Lives Matter (BLM-TO), invite ses 39 600 abonnés à réagir sur un article paru dans le tabloïd The Independant. « Certified Lover Boy : L’album de Drake crédite R Kelly comme co-auteur », titre le journal. Postée entre deux publications au ton engagé, la capture d’écran, simplement accompagnée de la caption « Votre avis ?», entraîne les remous escomptés. Et les multiples commentaires témoignent d’une fanbase clivée sur la question.
« Doit-on bannir “Champagne Poetry” et les Beatles parce que Lennon était connu pour abuser de ses partenaires dans ses premières années ? » s’interroge @lofidigitalmonk, tandis qu’un certain @davidsolorio88 exhume un débat qui ressemble à une bombe à fragmentation: « N’oubliez pas que Drake aime aussi sortir avec des jeunes filles. Ce n’est pas bien ». Sur Twitter, l’indignation est la même: « Drake est sorti avec des jeunes de 18 ans après en avoir été proche pendant des années, parle à des célébrités adolescentes (Billie Eilish, Millie Bobby Brown, etc.) de leur vie amoureuse, sample R. Kelly, fétichise et dégrade fièrement les relations entre femmes et hommes dans sa musique. », martèle une internaute dans un tweet liké par plus de trois cent personnes.
Des allégations face auxquelles le rappeur botte en touche depuis plusieurs années, mais qui prennent une toute autre dimension avec cette affaire. Rappelons que la révélation de ses messages échangés avec l’actrice Millie Bobby Brown, âgés de 14 ans à l’époque des faits, avait suscité la réaction de la part de la presse. Si Drake était resté muet sur l’affaire, l’actrice de la série The Stranger Things avait quant à elle posté une story sur Instagram pour éviter tout malentendu. « Pourquoi faut-il que vous fassiez d’une belle amitié ton gros titre ? Vous êtes bizarres… pour de vrai », écrit-elle, en ajoutant: « J’ai la chance d’avoir des gens du métier qui prennent le temps de m’aider à faire avancer ma carrière et qui m’offrent leur sagesse et leurs conseils ». Dans ce contexte ambigu, une potentielle collaboration musicale entrer R. Kelly et Drake, justement mis en cause pour des affaires impliquant des mineurs, interroge.
L’onde de choc
Après la diffusion du documentaire Surviving R. Kelly en janvier 2019, l’étau s’est véritablement resserré sur le chanteur. L’agitation médiatique n’a depuis pas faibli, et s’est même renforcée suite à l’ouverture de son procès fin août. L’icône mondiale du rnb est accusé d’extorsion, d’exploitation sexuelle de mineure, d’enlèvement, de corruption et de travail forcé, sur une période allant de 1994 à 2018. À l’issue des audiences, les témoignages des différentes victimes présumées ont fait ressortir le portrait d’un homme vil, dépeint en « prédateur » par la procureure en charge de l’affaire.
L’idée d’une probable contribution de la part de R. Kelly sur l’album de Drake surprend. La star controversée y est créditée aux côtés d’artistes tels que Timbaland ou encore Justin Timberlake. Une information révélée dans un premier temps par le site WhoSampled, une base de données qui répertorie l’origine de plusieurs milliers de musiques samplées. L’annonce a par la suite été confirmée par le média Rolling Stone, qui précise que le titre « TSU utilise la même intro symphonique que celle du single “Half on a Baby” de Kelly en 1998 ».
On entend faiblement une chanson de R. Kelly en arrière-plan. Elle n’a aucune signification, il n’y a pas de paroles, la voix de R. Kelly n’est même pas présente, mais si nous voulions utiliser la voix de Ron C, nous étions obligés d’utiliser la licence.
Noah “40” Shebib
La principale crainte partagée par ses détracteurs est que l’artiste en disgrâce puisse recevoir des royalties sur le succès du morceau. C’est notamment ce que déplore Ernest Owens, journaliste au Philly Mag, dans un tweet publié quelques jours après la parution de l’album: «R. Kelly, bien qu’il soit actuellement en procès pour avoir abusé sexuellement d’innombrables femmes et jeunes filles noires, va gagner de l’argent avec l’album le plus attendu de l’année grâce à Drake qui l’a crédité d’un titre sur l’album. » Et d’ajouter : « En samplant cette chanson, Drake permet à R. Kelly de rester pertinent alors qu’il n’en a pas besoin ». Un avis partagé et défendu par Devereaux Cannicka, avocat de R. Kelly. Ce-dernier s’est exprimé sur l’affaire à la sortie de l’audience du vendredi 3 septembre en défendant son client. Selon lui, ce sample « témoigne de son génie et de la demande pour son travail. […] Le public et les autres artistes veulent sa participation ».
Drake n’en est d’ailleurs pas à son premier sample de R. Kelly, puisque sur le morceau “Lose You” de l’album More Life sorti en 2017, on retrouve une partie du titre “Ignition (Remix)”. Si à l’époque les turpitudes de R. Kelly n’avaient pas la même exposition, elles font aujourd’hui l’objet d’une importante couverture médiatique. C’est d’autant plus inconvenant de sampler une chanson de R. Kelly pour un album intitulé Certified Lover Boy, décrit comme une « combinaison de masculinité toxique et d’acceptation de la vérité », dixit Drake.
Un scandale illégitime
Tombée en plein procès, l’information a rapidement été reprise par de nombreux médias spécialisés. « R. Kelly est crédité sur l’album Certified Lover Boy de Drake, ses fans scandalisés » titre HYPEBEAST, « La malheureuse raison pour laquelle R. Kelly est crédité sur l’album Certified Lover Boy de Drake » écrit Vulture, ou encore « Voici pourquoi R. Kelly est crédité sur la chanson “TSU” de l’album Certified Lover Boy » du côté de Hip-Hop DX. Une succession de titres assez tapageurs pour fomenter une polémique nébuleuse. Face à ce tourbillon médiatique, le clan de Drake n’a eu d’autre choix que de réagir pour balayer la controverse.
Si le rappeur ne s’est pas directement exprimé sur l’affaire, c’est son fidèle allié Noah « 40 » Shebib, co-fondateur du label OVO et producteur de Drake qui a pris la parole. En répondant à la publication orientée de la militante Ravyn Ariah Wngz, Shebib a scellé le débat. « On entend faiblement une chanson de R. Kelly en arrière-plan. Elle n’a aucune signification, il n’y a pas de paroles, la voix de R. Kelly n’est même pas présente, mais si nous voulions utiliser la voix de Ron C, nous étions obligés d’utiliser la licence. », explique Shebib. Au vu de ses précisions, les affirmations indiquant que le chanteur en procès serait co-lyriciste sur “TSU” sont visiblement erronées.
Le bras droit de Drake poursuit: « Ça ne me convient pas du tout, laissez-moi le dire. Et je ne suis pas ici pour défendre les paroles de Drake, mais j’ai pensé que je pourrais clarifier le fait qu’il n’y a pas de R. Kelly présent [sur le projet] et que c’est un peu trompeur de l’appeler co-auteur des paroles ». En définitive, Drake semble avoir pâti d’un mauvais timing. La révélation du sample intervient au moment où le procès de R. Kelly est porté à son paroxysme. Procès axé principalement sur le mariage illégal du chanteur avec Aaliyah en 1994, respectivement âgés de 27 ans et 15 ans au moment des faits. Une artiste pour laquelle Drake a souvent exprimé son admiration, au point de se faire tatouer le portrait de la chanteuse décédée.
S’il est reconnu coupable de toutes les charges par le jury R. Kelly, risque une peine allant de dix ans de prison à la perpétuité. Ce qui semble clair est que l’artiste, qui ne bénéficie d’aucun soutien public, est devenu un paria au sein de l’industrie musicale. À l’aune du mouvement #MeToo, les violences sexuelles faites aux femmes sont devenues un sujet de société majeur. Si sampler un criminel présumé tel que R. Kelly avait été accepté en 2017 sur l’album More Life, ce n’est aujourd’hui plus tolérable.