Il existe mille façons infaillibles pour une femme de faire sensation sur le tapis rouge. Un décolleté plongeant, une fente à hauteur de cuisse, une robe ajourée qui laisse subtilement entrevoir quelques fragments de peau. Au Met Gala 2021, Zoë Kravitz parade, le corps filiforme et scintillant, orné de strass. Electrisante, elle sait comment prendre un risque mode au bon moment et maîtrise l’art des tenues statement. Deux ans plus tôt, à l’after party des Oscars, elle avait osé un micro-top en maille doré, assorti à une longue jupe noire signée Saint Laurent. À ceux qui l’avaient trouvée trop vulgaire, elle avait objecté : « Être mal à l’aise avec le corps humain, c’est de la colonisation, du lavage de cerveau. C’est juste un corps. On en a tous un. »
Rébellion douce
« Je suis juste une putain de nerd. Une weirdo ! » Dans les colonnes du Guardian, l’actrice âgée de 33 ans, se définit par ces mots. Faussement désinvolte, nonchalante, un brin rebelle. Zoë Isabela Kravitz n’a pas l’étoffe d’un role model, mais son personnage suscite un certain émoi hypnotique. Avec ses boho braids qui lui donnent un air d’hippie des temps modernes ou son crâne rasé blond platine, elle s’éloigne des standards. Sa peau couverte de tatouages lui confère une allure de rockstar, à l’image de son père, légende du genre. Née de l’union de Lisa Bonet, révélée par son rôle de Denise Huxtable dans la sitcom The Cosby Show, et Lenny Kravitz, Zoë était destinée à briller sous les feux de la rampe. « Nous avions l’habitude de plaisanter, en disant que ma version de la rébellion serait de devenir avocate, livre l’actrice au Guardian. Mon père disait ça parfois, parce que je suis douée pour débattre. Mais je ne me voyais pas avoir un travail de bureau. J’ai du mal avec ce genre de structure et l’autorité en général. »
Adolescente, elle veut déjà s’émanciper de ses parents et de son environnement trop confortable. Elle rêve d’une ville plus authentique que Miami, où elle vit avec son père depuis ses 11 ans. « Sans vouloir manquer de respect à Miami, au milieu de filles qui s’habillaient de façon sexy à 14 ans, sans esprit artistique ou de profondeur, je me sentais vraiment comme un paria », se souvient Zoë. Son désir de fantaisie mène les Kravitz à New York, le berceau de la culture américaine et du théâtre, une terre d’accueil idéale pour une jeune femme qui se rêve en actrice. Ici encore, ses fantasmes se confrontent à la réalité : « Je suis allée dans une école privée où il y avait beaucoup de jeunes blancs riches qui faisaient la fête sur leur bateau. Et moi, je me défonçais en écoutant les Beatles. »
C’était une forme de douce rébellion, une échappatoire salutaire face à la pression quotidienne d’être une enfant de star. Héritière de la célébrité de ses ascendants, ce statut lui a souvent été rebattu, avec le sentiment d’illégitimité qui l’accompagne. Récemment, elle confiait au magazine Elle le fardeau de ce privilège qu’elle concède. Difficile pour une « fille de » de se tailler une place crédible dans l’industrie hollywoodienne. Il faut « batailler deux fois plus », prouver que le mérite n’est pas uniquement dû à quelques lettres qui composent notre identité.
Il y avait un peu de gêne autour de mon nom de famille. Les gens supposaient toujours que si j’obtenais un emploi, c’était grâce à cela. Mais j’étais incroyablement privilégiée.
Zoë Kravitz
Conforme aux normes de beautés, riche, noire, mais claire de peau. Alors que le colorisme gangrène Hollywood, que des acteurs et actrices sont exclus, car trop foncés pour jouer les premiers ou seconds rôles, elle porte le nom d’une rockstar et peut jouir d’un beauty privilege. Cette longueur d’avance, Zoë Kravitz l’admet, mais son statut de femme racisée a été pour elle un obstacle dans le développement de sa carrière. « Pendant toute une période, de 21 à 25 ans, j’ai auditionné pour des tas de rôles, et je n’ai pratiquement rien obtenu. Il y a un genre de filles vers lequel ils vont, et je n’étais pas sur cette liste », confiait-elle dans les colonnes de Rolling Stones en 2018.
Briser les barrières
En plein tournée promotionnelle pour The Batman, Zoë Kravitz exhume un douloureux épisode de son parcours d’actrice. En 2010, elle se présente à l’audition pour « un petit rôle » dans le film The Dark Knight Rises de Christopher Nolan. Mais, jugée trop « urbaine », elle ne rejoindra jamais le casting. « Je ne sais pas si ça venait directement de Nolan. Je pense que ça venait surement d’un directeur de casting ou d’un assistant. Être une femme noire, être une actrice, et entendre que je ne peux pas jouer à cause de ma couleur de peau, en utilisant le terme “urbaine”, a été très dur à encaisser à ce moment-là » a regretté l’actrice dans The Guardian.
Cette anecdote, rebattue à chacune de ses interviews, est le point de départ de sa lutte contre les discriminations raciales à Hollywood : « J’ai eu beaucoup d’expériences dans cette industrie où mon ethnicité a été un problème ». Petite fille de l’actrice Roxie Roker, le véritable tournant a été pour Zoë Kravitz de « réaliser ce que cela signifiait, pour [sa] grand-mère, d’obtenir un rôle dans [la sitcom] The Jeffersons dans les années 1970-1980, d’être une femme noire à la télévision, et de former le premier couple mixte à l’écran ».
Elle avait émergé en tant qu’actrice avec des seconds rôles dans les blockbusters X-Men : First Class, Divergente et Mad Max : Fury Road. Mais avant ses quelques apparitions à l’écran, Zoë Kravitz est constamment renvoyée à sa condition de femme non-blanche. « À un moment donné, tous les scénarios qu’on m’ envoyait portaient sur la première femme noire à cuisiner un muffin ou autre. Même si ces histoires sont importantes à raconter, je veux aussi ouvrir d’autres portes pour moi en tant qu’artiste. »
Elle balaye alors les propositions de rôles qui tournent autour de son ethnicité, ne se contente pas d’être la meilleure amie du personnage principal ou la « fille noire symbolique » au service d’un tokénisme à peine dissimulé. C’est ce qui a rendu si important son apparition dans le thriller À vif (2007). Kravitz incarne Chloé, un personnage à l’origine écrit pour une jeune femme russe.
Dix ans plus tard, HBO lance Big Little Lies, mini-série au casting cinq étoiles : Nicole Kidman, Reese Witherspoon, Laura Dern et Shailen Woodley. Zoë Kravitz, autre tête d’affiche, joue Bonnie Carlson, « à l’origine écrit pour une personne blanche », et détonne à l’écran, dans le cadre bourgeois qu’offre la ville californienne de Monterey, où se tient l’intrigue. « [Durant le tournage] il y a eu quelques moments où je me suis sentie un peu mal à l’aise, parce que c’est une région tellement blanche », avoue l’actrice. Malgré ce ressentiment, ce rôle tremplin lui permet de quitter sa zone de confort et doper ses aspirations. The Batman la place résolument sur la liste des acteurs de premier plan. Enfiler les bottes emblématiques de Selina/Catwoman, déjà portées par Eartha Kitt, Michelle Pfeiffer, Halle Berry et Anne Hathaway, était « fou, dit Kravitz. Quand l’annonce est sortie, j’ai reçu plus d’appels téléphoniques que pour n’importe quel anniversaire
Sex-symbol assumé
Zoë Kravitz n’est pas un role model, mais peut-être une icône malgré elle. En 2018, en couverture du magazine Rolling Stone, elle pose entièrement nue. Parmi les autres clichés, l’actrice expose son corps suant, couvert d’un simple débardeur blanc humide, ou d’un boxer dissimulant ce qu’il faut. Entre ses doigts et sous l’oeil de la photographe Zoey Grossman, l’adolescente rebelle s’est muée en sex-symbol et a fait de son corps un outil d’expression. Un statement, pour celle qui, quelques années en arrière, avait dû se battre contre des troubles des conduites alimentaires et l’anorexie.
J’ai eu une période très difficile quand j’avais 16, 17, 18 ans. J’ai commencé avec les troubles alimentaires au lycée. J’avais juste du mal à m’aimer.
Zoë Kravitz pour Complex, 2015
Avec les années, ses complexes ont été gommés et ont aujourd’hui totalement disparus. Egérie de Saint Laurent, de Calvin Klein, Zoë Kravitz prône un body positivisme, s’assume pleinement dans toute sa féminité, se ré-approprie son corps et le rend désirable. Comme des millions de personnes dans le monde, le mouvement #MeToo a été pour elle un catalyseur et a libéré sa parole. En 2018, elle révèle avoir été victime d’harcèlement sexuel : « Je ne citerai pas de noms, car je ne veux pas ruiner la vie de qui que ce soit. Mais j’ai travaillé avec un réalisateur qui m’a mise très mal à l’aise. J’étais jeune, peut-être 19 ou 20 ans, et durant le tournage, nous logions dans le même hôtel. Il n’arrêtait pas de me demander : ‘Je peux entrer dans ta chambre ?’ Dans les loges pendant, le maquillage, il venait toucher mes cheveux. C’était totalement inapproprié. »
Son film Pussy Island, germé de son esprit il y a cinq ans, a un effet cathartique. Le projet, un thriller qui narre l’histoire d’une serveuse qui tombe dans le filet d’un magnat des affaires, a été inspiré à l’origine par « l’absence de conversation sur la façon dont les femmes sont traitées dans l’industrie du divertissement », regrette Kravitz. « J’ai commencé à l’écrire avant #MeToo, avant Harvey [Weinstein]. Puis le monde a commencé à discuter, alors le scénario a beaucoup changé, je l’ai réécrit un million de fois. Il s’agissait davantage d’une lutte de pouvoir. » Le film, qui sera tourné cet été, marque ses débuts en tant qu’unique réalisatrice et scénariste.