Samedi 19 novembre 2022. En direct d’un stade Jean-Bouin noir de monde, il frôle la pelouse. Le public scande à pleins poumons son prénom. À l’unisson, plus de 20 000 personnes répètent “Amine, Amine, Amine”. Ses yeux sont mouillés. De ses pupilles humides, s’échappent des gouttes salées qu’il peine à dissimuler. L’émotion est si forte qu’elle le prive de ses mots, ne lui laissant plus que des “mercis” à la bouche. Retour à la réalité après quelques secondes passées dans les méandres d’un rêve éveillé. “Je suis désolé, je suis un peu intimidé, c’est fou ce qui est en train de se passer.” Pour cause, celui qui s’est fait connaître sous le nom d’AmineMaTue en 2012 sur Twitter s’est métamorphosé dix ans plus tard en capitaine d’une équipe de France de football le temps d’une soirée qui fera histoire. Intitulé “Eleven All Stars” et retransmis en live Twitch, ce match enregistre un nouveau record d’audience sur la plateforme, devenant l’événement le plus suivi sur Twitch France. En amont de la rencontre opposant 21 streameurs français à 20 streameurs espagnols, SDM, Niska, Koba La D et Gazo ont honoré leur présence d’un concert d’une vingtaine de minutes.
L’association semble parfaite, le line-up cohérent. Pour preuve, les artistes suscitent l’adhésion des tribunes, enflammées face à un spectacle où se succèdent leurs plus gros classiques. Koba LaD et Gazo fusionnent sur “Daddy Chocolat”. Niska crée l’effusion grâce à “Matuidi Charo” et “Chasse à l’Homme”. SDM apaise les cœurs à coup de “Yakalelo”. S’ensuit un match où la France ressort victorieuse, l’emportant deux buts à zéro.
Rappeurs et streameurs s’associent le temps d’une soirée anthologique. Ensemble, ils viennent sceller l’union de deux univers jusqu’alors plus autonomes qu’interdépendants. Le rap, fait d’artistes. La culture Internet, faite de Youtubeurs, influenceurs et streameurs Twitch. Main dans la main, ils co-écrivent l’histoire d’un genre musical qui peut difficilement se passer des réseaux pour exister et perdurer. Ils racontent aussi le récit de plateformes sur lesquelles les contenus rap coexistent par milliers, de l’humour parodique aux analyses fouillées, réalisés autant par des médias solidement installés, que par des “bousillés de rap”. Ces deux mondes s’inspirent souvent pour le meilleur, parfois pour le pire.
Dans un article paru sur Konbini en janvier dernier, Aurélien Chapuis y va de son analyse. Pour lui, il s’agit d’un rapprochement naturel, d’une “tendance de fond devenue primordiale dans la culture du stream”. Une vérité générale qui mérite nuance, recul et surtout relativité, au risque de s’aventurer sur un terrain glissant. Quels indices portent à supposer que rappeurs et streameurs devraient faire union ? Quelle réalité se cache derrière ce “processus totalement naturel” ?
SCH et Soso Maness qui tentent de débusquer “Qui est l’imposteur” parmi trois personnes le temps d’une vidéo vue plus de 6,5 millions de fois sur la chaîne YouTube de Squeezie. Billy, alias Rebeudeter, qui rentre dans la peau de Kekra pour la cover de STRATOS. Gazo qui se livre à test de pureté dans un live Twitch d’AmineMaTue. Kameto qui explique à Green Montana ce qu’est la KCORP sur son plateau décoré de la cover Nostalgia+. Freeze Corleone qui délivre un freestyle surprise à la fin d’une vidéo s’attelant à décortiquer “La Recette” du rappeur du 667, prodiguée par Maskey. Heuss L’enfoiré et Gueule D’Ange qui s’affrontent pour remporter le titre de “meilleur cuistot” aux côtés d’Inoxtag et Michou.
Les crossovers entre rappeurs et créateurs de contenu créent de moins en moins la surprise tant ils prolifèrent sur YouTube, Instagram, TikTok ou encore Twitch. À chaque tendance, son histoire. À chaque histoire son début. “Je pense que tout a commencé par le clash Cortex Cyprien” ironise Raska, dont les vidéos tournent essentiellement autour de la culture rap. L’un de ces derniers contenu en date, un clip qu’il a entièrement réalisé pour l’étoile montante du 95, Beendo Z.
Une importation outre-Atlantique
En réalité, les prémisses de collaborations entre rappeurs et créateurs de contenus remontent au début de la décennie 2010, de l’autre côté de l’Atlantique. Raska garde en mémoire une vidéo en particulier, celle du regretté Keenan Cahill. À une époque où l’essentiel des contenus sur la plateforme de streaming vidéo était réalisé à l’aide d’une simple webcam, le jeune vidéaste américain avait pour habitude de filmer ses playbacks. Un beau jour, alors qu’il interprète “Down On Me”de Jeremih et 50 Cent, le rappeur new-yorkais fait son entrée dans la chambre de l’adolescent. Sur le tournage d’une sitcom, son arrivée aurait entraîné une pluie d’applaudissements. Pendant un peu plus de deux minutes, le duo éphémère livre une prestation vue plus de 60 millions de fois. “J’avais 13 ou 14 ans quand c’est sorti et c’était la première fois que je voyais une barrière s’effacer. À ce moment-là, on a compris que ce n’est pas parce qu’un rappeur passe sur la chaîne d’un mec qui, de prime abord, n’a pas l’air crédible, qu’il va perdre en crédibilité. Au contraire” précise Raska.
La barrière en question, c’est celle qui sépare rappeurs et vidéastes du divertissement. Les premiers font de la musique. Les second créent des contenus vidéos, à vocation humoristique la plupart du temps. Pendant longtemps, la démarcation était claire, nette et précise. Mais depuis un peu plus de cinq ans, les frontières se brouillent à tel point que certains youtubeurs ont pu enrichir leur CV d’une ligne. En 2017, Mister V devient Yvick pour son album “Double V”. Il est suivi un an plus tard de Seb La Frite, renommé SEB. En décembre 2020, la démarcation “Rap / YouTube” perd un peu plus en pertinence lorsque Squeezie remporte le NRJ Music Award dans la catégorie “Révélation francophone de l’année”. Une consécration qui lui valu l’appellation de “rappeur imposteur” par le Duc de Boulogne.
Rapper pour moquer
En France, les pionniers du divertissement numérique émergent au début des années 2010 avec Norman Thavaud, Cyprien ou encore Mister V. Le Palmashow, duo formé par David Marsais et Grégoire Ludig, a notamment connu un succès retentissant pour ses parodies musicales. En 2015, ils publient “Ça m’vénère”, une réinterprétation du disque de platine “J’me tire” signé Gims. La blague aurait pu être réussie si l’un des deux acolytes ne s’était pas peint la figure en noir. Un blackface au pire insultant, au mieux raciste. Par ce geste, le Palmashow prouve une chose : qu’il est un duo comique dénigrant une musique qui peine encore trop souvent à exister légitimement. Comme une impression de déjà-vu. En 2008, depuis le Zénith de Paris où se tient la prestigieuse cérémonie des Victoires de la Musique, Michaël Youn interprète un medley issu de son album T’as Vu ?. Fatal Bazooka concourt à ce moment-là dans la catégorie “Meilleur album de musiques urbaines” aux côtés d’artistes solidement installés : IAM, Hocus Pocus et MC Solaar, qui repartira vainqueur. Dans les colonnes de l’Abcdr du Son, Jean-Pierre Seck, cofondateur avec Lunatic du label indépendant 45 Scientific, questionne un tel succès.
Lorsque je vois un clip comme ‘J’aime trop ton boule’, j’avoue que le propos me dérange, ça va trop loin à mon goût’ Pourquoi vend-il autant? Mais parce que c’est quelque chose de culturel en France de se moquer du rap. Tu trouveras toujours du monde pour applaudir ces parodies-là
Jean-Pierre Seck, cofondateur du label 45 Scientific
Pour cause, cet album ridiculisant à la fois le rap, le RnB et le reggae se vend par milliers et obtient la certification de platine sept mois après sa sortie.
Avec ce type de parodies “c’est l’intégrité et la légitimité du rap qui se trouvent complètement ridiculisées”, constate Joël July, auteur de l’essai Parodie de rap.
Rapper pour honorer
“Où finit la dérision et où commence le foutage de gueule vis-à-vis du pe-ra ?” poursuit Jean-Pierre Seck. À cette question, une réponse simple : la dérision n’est possible qu’à condition de respecter l’art moqué, de travailler son sujet pour transformer la parodie grossière et insultante en un hommage divertissant et référencé. Une méthodologie parfaitement maîtrisée par Maskey. Sur YouTube, ses “Recettes” avoisinent chacune les sept millions de vues. Un succès justifié par la justesse de ses contenus. Avant d’être en charge des projets digitaux au sein de l’une des plus grandes agences de relation presse de la capitale (MPC), Po collaborait avec Maskey sur ses vidéos et l’a suivi tout au long de son ascension : “Au-delà d’être un énorme fan ultra renseigné de toute la culture rap, quand il commençait à préparer une vidéo, on travaillait énormément pour que ce ne soit pas une parodie ou une moquerie, mais un hommage.” Une discipline et une rigueur auxquelles se tient le créateur de contenu depuis ses débuts sur YouTube en février 2015. Des efforts qui ont fini par payer. À force de charbon, Maskey a construit les premières pierres d’un pont reliant divertissement sur Internet et contenus rap. En 2017, il reçoit sur la chaîne YouTube du média Ptit Delire, Alonzo et Karim Benzema pour une partie de FIFA ponctuée de défis. En 2018, il organise le tournoi FIFA des rappeurs au cours duquel s’affrontent Naza, Gradur, Dosseh, S.Pri Noir, Rim’K, Naps et Sadek.
Passionné de la première heure, Mister V a également largement contribué à la convergence des deux mondes. “C’est le premier à avoir ramené ce truc-là en France” admet Raska. En 2012, il s’associe au duo de rappeurs Laylow x Sir’Klo pour l’insolite “Bouche Dégout”, clip dans lequel ils tombent sous le charme d’une “beauté au corps parfait“ mais “à la mauvaise haleine”. Misant sur l’humour et le second degré, le duo toulousain adopte le parti pris de “décomplexer le milieu du rap français”. Au micro de HipHop Spirit, Laylow confiait en 2013 : “Il y a trop de vieilles règles dans la tête des rappeurs. Dans les sons c’est plus ou moins dit, c’est des vieux codes comme la street cred.”
Les vieilles règles d’un vieux monde qui, jusqu’alors, se prenait trop au sérieux ? Mister V les a brisées grâce à des associations inattendues et des parodies pointues. Ses Rap vs Réalité demeurent encore aujourd’hui des classiques, cumulant plus de 80 millions de vues. Une fusion des univers amorcée en 2015 à deux reprises pour le Youtubeur grenoblois. Une fois à domicile, lorsqu’il convie Nekfeu à l’un de ses Vine. L’autre à l’extérieur, lorsqu’il est invité sur le clip de “On verra”, visionné plus de 141 millions de fois. Choc des titans. Emblème d’une génération, le titre fait partie des plus grands succès commerciaux de l’année. Parallèlement, Mister V est l’un des Youtubeurs les plus convoités de l’industrie.
L’émergence d’un “YouTube rap”
Ces initiatives ont permis la création progressive d’un YouTube spécialisé dans le rap, au plus grand bonheur des fans. Florian Lecerf, fondateur de l’agence 135 média est formel : “Les contenus qui cartonnent sur Internet sont ceux qui mettent en avant les rappeurs”. Une domination notamment quantifiable grâce aux statistiques de certains médias digitaux généralistes. “Sur les douze vidéos les plus vues de Konbini, neuf sont avec des rappeurs” poursuit l’expert en communication.
Un succès rendu possible grâce aux pères fondateurs du genre. Mister V et Maskey sur le ton de l’humour. Le Règlement, le Chroniqueur Sale, sur fond d’analyses fouillées. Ces défricheurs ont ouvert la voie à ceux dont c’est désormais le métier : Théodort, Raska, TPZ, Eden LZ, VIENS ON DISCUTE, La Bouillave, Le Potager, KronoMusik… En juin 2022, ce dernier passe la troisième vitesse en produisant une mixtape à la croisée des mondes. ZZCCMXTP (sigle pour “zizi caca mixtape”) réunit une quarantaine d’invités issus de YouTube, Twitch ou encore Twitter. Côté Internet, SEB ou Squeezie. Côté artistes, Di-Meh, Sopico, Luther, Zinée. Résultat : “On a vendu quasiment 100% des 6000 préventes, ça veut dire qu’on a un public qui suit ce qu’on fait” déclarait Pandezz auprès de BFM TV.
Mehdi Maïzi, présent sur la tracklist de ZZCCMXTP, a également posé sa pierre à l’édifice. Avant d’être à la tête de la branche hip-hop de Apple Music, le journaliste le plus influent du milieu animait Rap Jeu. En 2019, l’émission réunit dans un même épisode Mister V, Maskey, Aminematue et Freddy Gladieux. Considérés, en raison de leur appétence commune, comme légitimes à répondre à une batterie de questions “de sale puriste”, leur présence amuse. Sur un programme détendu qui reçoit artistes rap et professionnels du milieu, les quatre Youtubeurs ont désormais voix au chapitre. Mieux encore, ils explosent le compteur. La vidéo recueille 5,2 millions de vues, record pour la chaîne Red Bull Binks. Preuve qu’il existe bel et bien un public amateur de divertissement lié au rap. Malgré ce triomphe, Maskey et Cie s’affrontent dans un entre-soi : pas de rappeur sur le plateau, à l’exception de Mister V, alias Yvick, qui compte déjà un album à son actif. À ce moment précis, les deux mondes sont plus proches que jamais. Ils ne forment toutefois pas un seul et même ensemble.
L’appât du gain
Épiphénomène parfois naturel, le rapprochement entre rappeurs et streameurs est aussi et surtout une affaire de business. Babakam, manager de Michou, InoxTag ne s’en cache pas. Dans une interview pour StreetPress, l’homme “qui fait rapper les Youtubeurs” assume sans sourciller : “Notre idée c’est de réunir toutes les générations de talents. C’est de l’entertainment !” Ce qui l’a motivé à partir à l’assaut du YouTube Game? “Les chiffres, là tu te dis qu’il y a un truc à faire. Même financièrement parlant.”
Les acteurs de l’industrie musicale ont pleine conscience des opportunités promotionnelles créées par des plateformes telles Twitch et YouTube. Chez Epic Records, qui compte Gazo au sein de son roster, l’heure est à l’acclimatation : “C’est toute une industrie qui est en mouvement. On s’adapte en écoutant les différentes audiences, on fait de la veille, on est à l’affût des nouveaux modes de consommation” explique Agathe Lemoine, Directrice marketing du label. Même son de cloche chez Florent Muset, responsable du pôle Relation Presse de l’agence MPC où Twitch et TikTok sont devenus des cibles promo étudiées en complémentarité des médias plus traditionnels.
Pas un rendez-vous sans qu’on te parle de TikTok et Twitch en essayant de percer le mystère du succès sur ces canaux. Alors qu’il n’y en pas fondamentalement pas, il faut juste être malin, précis dans l’opération proposée et après c’est le public qui décide.
Florent Muset, agence MPC
Un intérêt grandissant qui est d’autant plus pertinent “quand on s’occupe d’artistes rap ou talents qui ont un public ou communauté « similaire » avec ces réseaux” poursuit-il.
Capter l’attention
A l’heure où le marché de l’attention est des plus concurrentiels, unir ses forces et donc ses communautés permet de “réduire l’effet zapping” et “capturer l’attention des auditeurs [ici, des spectateurs] qui sont mis à contribution pour relayer les informations, commenter, partager” d’après Tarik Chakor, maître de conférences et co-fondateur de La Firme, agence de mise en relation entre artistes et marques. Le conférencier poursuit que “face à l’instantanéité, il faut marquer les esprits et donc divertir”. Quoi de plus marquant que l’irruption du troisième rappeur le plus streamé de 2022, Gazo, dans le live du cinquième streameur le plus suivi, Amine?
Agathe Lemoine est optimiste quant à ces collaborations vertueuses : “Les deux gagnent en créativité en créant du contenu à plusieurs, et en visibilité en partageant leurs audiences respectives.” Pour le rappeur, s’associer à un créateur de contenu constitue une “opportunité supplémentaire de diffuser et parler de sa musique”. À l’inverse, un fidèle auditeur de Gazo n’est pas nécessairement familier avec les activités d’Amine, comme le précise TPZ : “J’ai des gars en tête, ils se butent à Gazo mais ne connaissent pas du tout Amine, donc ça lui permet aussi de se faire connaître par un nouveau public”. Autre plus-value pour le streameur ; s’inscrire dans la durée. Rendu célèbre via Twitter, Amine bénéficie d’une fan base solide sur le réseau social, soit une communauté qui “ne représente pas toute la France”. Son enjeu est donc de “pérenniser toute cette hype acquise”. Chose faite pour celui capable de jongler entre des apparitions sur les chaînes de Squeezie ou McFly & Carlito et des live en commun avec Gazo.
Une affaire de feeling ?
Motivés par des enjeux de visibilité, ces crossovers ne sont pas toujours le fruit de relations innées. Ils rappellent le dangereux rapprochement opéré, fût un temps, entre rappeurs et footballeurs. “Il y a des footballeurs qui n’écoutent que des sons latino ou de la variet française. Le foot ne veut pas forcément dire que tu te rapproches inévitablement du milieu rap.” observe Po. “Pareil pour le stream. Il y a des mecs sur Twitch qui sont super connus, qui ont une communauté en or mais qui n’ont jamais écouté un seul morceau de rap de leur vie. A l’inverse, certains peuvent en écouter mais décideront de ne jamais faire de crossovers avec des rappeurs.” Si ces collaborations prolifèrent de plus en plus, c’est aussi parce qu’il existe désormais des “intermédiaires”, comme lui. Des personnes dont le métier consiste à plugger. Le tout en respectant la sensibilité et les affinités des intéressés. Avec Florent Muset, ils travaillent “sur plusieurs types d’‘événements’ qui lient les deux mondes” : la diffusion en live Twitch du Zénith de Gazo, un live entre Kameto et Green Montana, suivi d’une invitation de Green Montana au Bercy du streameur pour assurer le halftime show de son KCX, et enfin la direction artistique musicale de l’”Eleven All Stars”
Ces nouvelles professions ont permis de fluidifier les échanges entre deux univers parfois trop hermétiques. À l’époque, personne ne jouait véritablement le rôle d’entre-deux. Au quotidien, Po reste fidèle à une ligne de conduite : au cœur de chaque opération de mise en relation, le naturel doit nécessairement revenir au galop. “Le plus important ça reste le feeling donc le naturel doit reprendre très vite la relève pour qu’au final, les concernés se sentent ou pas de faire quelque chose ensemble.” Inutile, voire contre productif, de chercher à tout prix à créer l’alliage le plus surprenant : “Le secret pour que ça fonctionne, c’est que tous les ingrédients soient réunis et qu’ils t’indiquent que les personnes se comprennent”. Tel fut le cas pour Inoxtag et Kerchak dont la rencontre se fait à l’occasion de l’Eleven All Stars. “J’étais sur place et j’ai dit à Kerchak de venir, je lui ai simplement filé un badge all access en lui disant ‘balade toi, vas où tu veux’ parce que lui c’est un mec qui kiffe Internet. Ni une, ni deux, l’artiste rejoint l’équipe de football dans le vestiaire. Avec Inox, le courant passe à merveille ; “Inox connaissait Kerchak de par sa musique et Kerchak via son activité YouTube, du coup ils avaient l’impression de se connaître depuis des années”. Rapidement, une relation se crée.“Moi, tout ce que j’ai fait c’est inviter Kerchak à un endroit en lui ouvrant les portes ” poursuit Po. Plus la relation est naturelle, meilleur est le résultat.
Forcer le destin
Flairer le bon filon pour faire briller l’artiste, oui. Chercher la collaboration la plus détonante uniquement pour briser Internet, non : “Il s’agit plutôt de repérer des opportunités, des connexions qui se font, et ensuite les explorer intelligemment” affirme Agathe Lemoine.
Pourtant, certaines initiatives semblent faire fi de ce pré-requis. Le 19 janvier dernier, Spotify s’associait à Amine pour un événement qui, sur le papier, aurait pu être mémorable. Trois rappeurs. Trois streameurs. Un tournoi de jeux pour “créer des ponts entre deux univers intimement liés”, comme l’indique Julie Combe, Directrice Marketing chez Spotify.
Mais comme en cuisine, à défaut de sel, le goût n’y est pas. Entre Niska, Dinos et Soso Maness d’un côté et Inoxtag, Squeezie et Billy de l’autre, l’alchimie se faisait timide. La faute à qui, à quoi? “Quand on a l’ambition de mettre autant d’artistes, streameurs au même endroit et au même moment ça demande une préparation et une réflexion bien plus profonde que simplement organiser l’événement en ayant les “GO” de tout le monde” estime Po. Pour cause, un manque d’analyse profonde des codes de chaque invité peut être lourd en conséquence. Résultat : la mayonnaise ne prend pas ou peu, les ingrédients n’ont pas été suffisamment dosés, les saveurs trop amères ou trop acides. En bref, le plat ne ravît pas les papilles. “C’était sûrement un peu trop précipité et on a sûrement eu les yeux plus gros que le ventre”. En négligeant l’aspect numéro un de toute mise en relation, le feeling, le rapprochement entre rappeurs et streameurs, présenté comme inéluctable, ne l’est pas tant. Parfois, pour le bien de tous, il vaut mieux l’éviter pour ne pas plafonner “l’échelle du malaise”.
Une gêne tout aussi palpable sur le tournage d’une rencontre entre Théodort, Koba La D et Bolémvn, organisée par le média Raplume. La connivence et les private jokes des deux rappeurs du Bat’7 excluent de fait le Youtubeur, qui cherche à se greffer au duo, en vain. Le face-à-face est si improbable, que le média lui-même admet que “ça n’a aucun sens”.
À l’image d’un feat entre deux rappeurs aux univers différents, la rencontre Rap / Divertissement n’est pas de facto naturelle. De certains émanent sincérité et complicité pour un titre réussi, qui marquera son temps. D’autres prennent la forme de deux pistes de sons juxtaposées, habilement mises bout à bout par un ingé son. Quand la rencontre n’est qu’opportuniste et commerciale, ça se sent. Quand elle est authentique, ça se ressent.
Featurings 2.0
Sur la question de qui du rappeur ou du Youtubeur initie la rencontre, Florian Lecerf offre des pistes de réponses : “Je pense que c’est plutôt quelque chose qui a été inspiré des Youtubeurs, notamment parce que le feat and fun cartonne sur la plateforme.” Le feat and fun est un procédé simple : les vidéastes s’invitent les uns les autres ou collaborent avec des personnalités pour produire les contenus les plus divertissants possibles. Une pratique notamment popularisée par le duo McFly et Carlito et leurs castings XXL réunissant la crème de la crème : de Squeezie en passant par Bigflo & Oli, Lena Situations, Bilal Hassani, Paul Mirabel, Omar Sy, Jean Dujardin ou encore Marina Foïs et Virginie Efira. Récemment, c’est la quasi intégralité du casting d’Astérix et Obélix qui s’est retrouvé autour d’un feu de bois pour un loup garou. Instant promo garanti pour Guillaume Canet et sa clique.
Le but c’est de faire du contenu divertissant pour avoir un maximum de succès. Le feat and fun c’est le meilleur moyen de faire monter ta chaîne YouTube
Florian Lecerf, fondateur de l’agence 135 média
Un terme qui rappelle explicitement ce qui se fait depuis la nuit des temps dans le rap : les featurings. Définis par Tarik Chakor comme une “coopération artistique [qui] s’opère dans une logique gagnant-gagnant entre les rappeurs”, ils produisent des effets similaires lorsque la collaboration est le fruit d’une rencontre entre Gazo, pionnier de la drill française, et Aminematue, cinquième streameur le plus suivi en France. Pour le premier, l’enjeu est surtout promotionnel : “Aujourd’hui, il n’y a plus de limite et aux yeux des labels, on est des médias” affirme Raska, rappelant que l’unique interview qu’a accordée Booba à la veille de son Stade de France fut au Chroniqueur Sale.
Une nouvelle voie
Si les créateurs de contenu occupent désormais une place de premier plan dans le cœur des labels et attachés de presse, c’est aussi parce qu’ils ont réussi à concurrencer celle qui, pendant longtemps, était la cible premium pour une bonne promo : la télévision. Dans un article pour Chut Magazine, Julien Lec’hvien constate que “la forme et le fond de Twitch et YouTube ressemblent de plus en plus aux contenus télévisuels”. Avec un avantage considérable. Plus décontractées, plus spontanées, ces plateformes digitales offrent aux artistes rap un cadre léger, là où rigidité et sérieux font légion sur le petit écran. Pour illustrer cette dichotomie, le Youtubeur Jaihno prend pour exemple l’attitude d’Orelsan, concluant que le rappeur caennais semble plus détendu chez Squeezie que sur le plateau de On n’est pas couchés. “On vous a jamais dit que vous avez la même voix qu’Homer Simpson?” lui demande Léa Salamé. Comme lui, nombre de Youtubeurs sont confrontés à de l’ignorance, voire du mépris, dans les médias traditionnels. Dans l’émission Salut les terriens, Thierry Ardisson, un brin condescendant, questionne Squeezie : “Est-ce-que vous avez essayé de vous filmer en faisant d’autres trucs, lire, dormir, baiser?”.
D’une expérience télévisuelle décevante commune va naître une nouvelle manière de communiquer. Plus adaptée. Plus bienveillante. Par eux, pour eux.
Désormais, Twitch et YouTube n’ont plus rien à envier à la télévision. L’ultra-production des vidéos y est pour beaucoup. “Aujourd’hui, les vidéos de Squeezie, c’est la télé, il y a une équipe de 15 personnes avec des lights, un ingé son, des maquilleurs ” appuie Raska. Pour les artistes, ce type de tribune est aujourd’hui prestigieux, là où il existait par le passé une barrière. “Avant, tu arrivais dans un truc filmé avec une caméra pas ouf”, rappelle Raska. Moins clean, moins sexy. Un set design qui pouvait, possiblement, refroidir certains artistes. Lorsque Heuss l’Enfoiré et Gueule d’Ange cuisinent aux côtés de Michou et Inox Tag pour Norbert et Noémie, ils ont l’assurance d’être reçus sur un plateau comparable à quelconque émission télé culinaire. Couplée à une audience tentaculaire, la qualité de ces nouveaux contenus garantit aux rappeurs une promo idéale.
Aujourd’hui, les rappeurs ne sont plus seulement de simples invités qui créent l’événement sur un live ou une vidéo. Certains s’emparent à leur tour des nouvelles opportunités offertes par ces espaces en créant leurs propres contenus. Sur Twitch, Soso Maness commente depuis sa propre chaîne des reportages télé et Naza se filme en pleine partie Fifa. S’il s’agit d’usages traditionnels de Twitch, déconnectés de leur corps de métier, il n’est pas exclu qu’à l’avenir, les rappeurs investissent la plateforme pour co-créer de la musique avec leur public.