Stéphane Ashpool chevauche mille mondes. La mode, le sport et la capitale tricolore, surtout. C’était écrit. Avec Le Coq Sportif, le prince de Pigalle habillera les Bleu.e.s aux Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024.
Dans un vaste atelier biscornu, planqué au fond d’une cour, Stéphane Ashpool reçoit avec une casquette France et un sourire très grand. Six ans plus tôt, je l’avais rencontré sur le parquet d’un gymnase pastel, un soir qu’il entraînait. Rien n’a changé. Ses mains qui dessinent dans l’air, sa chaleur qui enveloppe. Ses façons libres, ses airs fantasques. Son envie de réunir, aussi. Rue Duperré, son playground culte, serré entre deux immeubles, rallie marmots du quartier et basketteurs confirmés. Là, les âges, les genres, les cultures se confrontent et se mêlent joyeusement. Fragment d’une nation bigarrée, que Stéphane veut défendre et incarner. À l’été 2024, c’est sur le plus grand terrain de jeu du monde que sa vision se déploiera.
Je me souviens que tu avais imaginé il y a quelques années, en 2017, une collection « officieuse » pour l’équipe de France Olympique. La belle histoire, c’est qu’aujourd’hui tu le fais de façon officielle…
C’est drôle que tu t’en souviennes. Moi je ne l’ai pas reçu comme ça et c’est Skepta, qui est venu ici en janvier, qui m’a dit « You see you initiated it when you did the show with Nike ». Depuis, ça m’est rentré dans la tête. Et quelqu’un d’autre après me l’a dit. C’est marrant que vous le voyez. Donc oui, j’ai dû le provoquer indirectement.
Du coup, qu’est-ce que ça représente pour toi? Qu’est-ce que tu as ressenti lorsque Le Coq Sportif t’a contacté?
J’étais très heureux quand ils m’ont contacté. J’avais l’impression que c’était un peu la République qui faisait appel à moi.
J’ai le sentiment de faire partie des équipes de France et j’imagine qu’indirectement c’est le cas. C’est la sensation que j’ai eue tout de suite. Comment ne pas être honoré?
Ça m’intéresse de savoir pourquoi, à l’époque en 2017, tu avais eu cette envie de réinterpréter les tenues de l’équipe de France.
Paris était en lice pour accueillir les J.O. et ça m’animait beaucoup. Je me disais « T’imagines les Jeux Olympiques à Paris? Wow! C’est une chance de fou si on gagne. J’espère que je ferai des choses, que j’aurai le bon âge à ce moment là… » C’était en l’air, j’ai dû le provoquer, vraiment.
Ce qui est drôle aussi, c’est que le Comité Olympique avait repris à l’annonce, au moment où [Paris] venait de gagner, le terrain de basket [de Pigalle] tout refait dans un studio télé. C’était la première conférence de presse plus ou moins ouverte au public. Donc déjà, il y avait un Ashpool qui n’était pas très loin. Ça aurait été bizarre qu’ils ne m’appellent pas. Entre le sport et la ville de Paris…
C’est quoi ton histoire personnelle avec les J.O ? Il y aurait un souvenir qui t’aurait particulièrement marqué?
Les premiers J.O. que je me souviens avoir vus, c’était en 1992. C’était la Dream Team. Après, il y avait des sports que je regardais jeune style le saut à la perche. Ça m’impressionnait énormément. L’athlétisme, le plongeon en natation… je trouvais ça toujours très curieux. Et j’y voyais un peu une continuation de ce que ma mère faisait en tant que danseuse. Il y avait des mouvements de corps qui ne m’étaient tellement pas habituels que je regardais ça avec beaucoup, beaucoup d’admiration. J’ai participé une seule fois à des Jeux Olympiques comme spectateur, à Londres. J’y ai vu du handball et du basket.
Je trouve que c’est ça la beauté des J.O. Tu vas t’intéresser à des sports que tu ne regarderais jamais d’ordinaire et t’y passionner le temps de la compétition.
Oui à ce moment là, tu découvres. Les derniers J.O. à Tokyo, moi j’étais addict.
J’ai envie de connaître la suite, je regarde les attitudes des gens, les différents pays, je m’imagine des histoires avec certains athlètes qui viennent de je ne sais où… C’est l’événement mondial le plus intéressant.
Depuis toujours, c’est très fort chez toi, tu professes ton amour de la France et ta fierté d’être français, notamment en revendiquant les symboles du pays, comme ses couleurs et son drapeau. Je trouve qu’en France, ce sont des symboles qu’on a du mal à assumer, en grande partie parce que l’extrême droite s’en est emparés. Est-ce que tu as, toi, une volonté de réhabiliter ces symboles là, de les débarrasser d’une certaine connotation négative?
Comme beaucoup de choses que j’ai faites jusqu’ici, je le fais de façon très spontanée. Je suis surtout dans l’action, moins dans la réflexion. Je suis assez animal comme ça. Les choses sortent de façon organique. Ce qui est sûr et certain, c’est que je vis la France, Paris, et finalement la diversité, à travers mes parents, depuis le premier jour. Donc l’image de la France que je me fais et celle que je représente, c’est cette France mixte, heureuse, combattante face aux difficultés etc. C’est-celle que je vis et celle que je mets en lumière. C’est pour ça que j’ai tellement de fierté d’être français. Je n’arrive pas à voir le mauvais. Je ne suis pas bête, avec toutes les difficultés qu’il peut y avoir dans le pays, mais j’ai un tempérament très optimiste. La France dans laquelle je vis, je l’aime énormément. Vraiment, je l’aime énormément. Et oui je veux porter ce flambeau de la diversité. Je reste un homme blanc mais je suis issu de parents de l’immigration, d’ex-Yougoslavie. Et donc je n’ai pas eu ce problème de me sentir trop français ou trop étranger. Je suis très à l’aise avec ça. Tout ce que j’aime, c’est être entouré de richesses diverses.
Je suis très contente de ta nomination parce que le sport français souffre d’une image un peu poussiérieuse et je sais que toi tu vas venir apporter une énergie fraîche et moderne. Tu peux me parler de ta vision, de l’esprit, des inspirations des tenues pour les J.O.?
Quand j’ai eu le job, après un an de retard finalement, post Covid et J.O de Tokyo, il fallait que j’arrive à assimiler le cahier des charges le plus vite possible. Le nombre de sports, des sports que je connais beaucoup moins d’autres, toute la réglementation, qui est gigantesque, initiée par le CIO et mise en forme après par Paris 2024… C’est beaucoup d’entités, beaucoup de choses. Donc une fois que j’ai fait ça, je me suis permis de faire de la création, que moi j’appelle la création libre, c’est à dire rentrer dans un imaginaire. Et pour ça, c’est comme une collection classique, où une idée apparaît. Le cadre formait déjà beaucoup de choses parce qu’on défend la France aux Jeux Olympiques, donc il y avait des couleurs déjà attitrées. Finalement, il y a un travail qui est déjà très avancé. Et à partir de ce travail avancé, c’est de la cuisine. Pour ça, j’avais besoin de teintures à la main, du travail des Maisons d’art du 19M, qui appartient à Chanel avec Lesage, Lemarié… De là, ça m’a permis d’avoir des éléments. Puis, une fois ces éléments-là mis sur la table, ainsi que des références et des mots clés, et après avoir discuté avec les athlètes, les avoir écoutés, j’ai commencé avec mon équipe à designer, à traduire tout ça, dans un schéma un peu plus technique, pragmatique.
Tu es en mesure de citer certaines de tes références? Il y a des époques, des athlètes particuliers qui t’ont inspiré? Ou bien tes inspirations viennent plutôt d’en dehors du sport?
Elles viennent plus d’en dehors du sport. Elles viennent de ce que la France peut représenter. Par exemple, du blanc. Des détails héritage assez élégants. Les plumes. On est le coq, c’est l’emblème de la France. Il y a plein de choses comme ça qui sont un peu « générales ». Et de là, je fais une interprétation personnelle. Je commence à mélanger des plumes ou essayer des détails de couture… Je joue avec ces codes. Il n’y a pas une référence, c’est plus un héritage, cette France que je vis, dont on parlait avant. Une France contemporaine, moderne, que moi je vis au quotidien.
Les plumes, par exemple, comment tu vas les intégrer?
C’est un esprit, ça représente une culture. C’est un savoir-faire qui nous appartient aussi, qui est très ancien. C’est très français, de chez nous, issu de la couture. Maintenant, est-ce qu’on va réussir à avoir une gymnaste avec des plumes? Ça peut arriver. On est en discussion. Rien n’est facile, rien n’est un non. Mais tout est là pour servir quand même l’athlète. On n’est pas là pour le déguiser.
Il y a peut-être certains sports qui vont t’autoriser plus de liberté que d’autres?
Peu. Parce que tu es dans un cadre. C’est très formel, très institutionnel. Il y a beaucoup d’avis, parfois trop. Mais c’est normal sur un sujet comme les Jeux Olympiques.
Oui c’est tellement un gros enjeu. Justement, en parlant de ça, le fait que l’enjeu dépasse la simple vocation esthétique, puisqu’il s’agit d’incarner et de représenter la France à travers le monde, c’est une pression supplémentaire pour toi? Comment tu le vis?
Non, moi, depuis le début je n’ai pas une once de pression. Pour être vraiment transparent, ce n’est pas ça du tout que j’ai ressenti. La seule pression, si on peut considérer que c’est de la pression, c’est le fait de devoir avoir affaire à beaucoup d’entités. Il y a beaucoup de gens qui peuvent donner un avis, qui peuvent dire oui, qui peuvent dire non. C’est ça la pression, de faire et de délivrer un travail, quelque chose qui plaise. Mais je ne suis pas inquiet parce que je pense que je suis assez mûr et que c’est le moment pour moi d’avoir des responsabilités. Puis je ne suis pas tout seul. Il y a un équipementier. Et on n’a pas tout. On n’a pas le défilé [de la cérémonie d’ouverture]. Quand on dit tenues de représentation, ce sont les tenues que les athlètes porteront quand ils seront au village [olympique], quand ils seront en interview à la télé, quand ils iront aller récupérer les médailles, quand ils iront à l’Elysée… c’est déjà beaucoup. [En plus des tenues d’entraînement et de compétition]. Heureusement qu’on n’a pas tout, même si j’aurais adoré faire le défilé évidemment.
Tu voudrais que les athlètes ressentent quoi en enfilant leurs tenues?
Fiers. Fiers de les porter, fiers de représenter la France. Et qu’ils se sentent beaux, élégants et forts.
Tu as dû vouloir commencer à travailler sur le basket en premier non?
Pour être honnête, même si un maillot c’est cool, ce qui m’amuse le plus c’est le skate, la gymnastique, le break, le surf, l’équitation, la natation, le tennis… Ce genre de trucs me fait kiffer parce que ça me sort un peu de ma zone de confort. Ça me plait beaucoup. Et il y a de l’espace de création parce qu’il y a plus de pièces, tu peux faire des choses un peu fantaisistes. Il y a des sports où tu ne peux rien faire. Au judo, tu n’as de la place nulle part.
Quelles sont les valeurs que vous partagez avec Le Coq Sportif?
La proximité.L’ancrage français. Une volonté de rester eux-mêmes, de continuer sur leur ligne. Et de produire en étant concernés par la planète, par le bien-être des gens. La façon de faire. C’est ça qui m’a beaucoup charmé la première fois que j’y suis allé. Je ne savais pas à quoi m’attendre, ça faisait quinze ans que je travaillais avec Nike, j’étais habitué à de sacrés standards en termes de sport performance. Mais le projet m’a beaucoup, beaucoup plu, en plus du projet olympique.
Qu’est-ce que tu as appris au long du process?
En France, à une certaine période, on a délocalisé toute notre industrie, et le challenge maintenant c’est d’en récupérer une partie, la reprendre et la faire perdurer. Ce que j’ai appris réellement, c’est que c’est facile d’exporter mais quand tu veux faire des choses ici, c’est un challenge.
J’avais le sentiment que tu avais pris un peu de distance vis à vis de la mode dernièrement. Entre la fermeture de la boutique Pigalle historique, le fait de ne pas avoir présenté de collection en janvier…
La boutique n’est pas vraiment fermée, c’est mon bail.
En fait, je fais comme j’ai toujours aimé. Je fais les choses comme j’ai envie, au rythme où j’ai envie. La mode a imposé un rythme et une façon de faire que je respecte, ça m’a appris à dompter le temps, les Fashion Weeks et tout. Mais est-ce que je trouve ça bien? Je suis franchement plus admiratif d’Alaïa, qui présentait quand il voulait. Mais les Fashion Weeks étaient aussi un moment parfait pour montrer [mon travail] à tous les gens qui étaient là, parce qu’il y a la terre entière qui vient. Donc c’était plus pour cette raison là qu’essayer d’être dans le calendrier. Maintenant j’adore la mode et compte sur moi pour continuer. C’est mon moteur de tous les jours.
Mais tu as ressenti le besoin de faire une pause ou c’était contraint par le projet sur lequel tu es en train de travailler?
En fait moi je n’ai pas eu l’impression de faire une pause. J’ai beaucoup travaillé, je fais aussi parfois des choses pour d’autres, pas visibles. Mais j’ai envie de voir comment je peux transmettre, faire un passage de relais avec les jeunes. Une jeunesse de Paris et évidemment, en espérant, les jeunes de mon quartier. Voir comment ils peuvent prendre la continuité de ce que j’ai fait avant, se l’approprier. Donc c’est plus ça la réflexion. C’est l’ambition que j’ai. Comment ça se formule? Ce sont des choses qui doivent se faire organiquement, pour être réelles et authentiques.
En fait je me demandais si tu n’avais pas perdu le goût de créer à un moment donné et si ce projet [avec le Coq Sportif] t’avait permis de retrouver un peu de passion…
Peut-être aussi. Il y a eu le Covid et puis tu sais, cette boutique, il y avait une personne qui la gardait, qui était ma mère, que j’aimais beaucoup. Donc à partir du moment où [elle est] partie, c’est comme s’il y avait un nouveau cycle, quelque chose à réinstaller en fait. C’était un arbre, une partie qui tombe. Et il y en a un autre qui doit repousser. C’est ça qu’il se passe, mais c’est sain.
Photos : Moïse Luzolo
Interview : Marine Desnoue