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L’héritage de Nipsey Hussle dans le rap français

Kobe Bryant et Nipsey Hussle. En moins d’un an, Los Angeles a perdu deux icônes. Deux légendes de la ville, chacun dans leur domaine respectif. Deux hommes dont les visages ornent désormais des fresques devant lesquelles se recueillent des fidèles. Un sportif et un artiste aux parcours différents mais qui représentaient des symboles de courage, de travail, d’endurance et d’espoir. Et qui symbolisaient aussi tout ce que Los Angeles peut offrir. Des paillettes et des parcours brisés, du soleil et de la sueur, du rêve et du désespoir, un peu de douceur et beaucoup de violence. 

Plus que de la musique

Kobe Bryant était un modèle pour Nipsey Hussle, tout comme Nipsey était le compagnon de route des basketteurs se revendiquant de l’héritage de Kobe. Nipsey était au bord du terrain des matchs des Lakers, souvent avec sa compagne Lauren London. Courtside et prêt à en découdre. Comme ce jour où un conflit éclate entre des joueurs des Lakers et des Houston Rockets. 

Nip, casquette jaune, maillot de Magic Johnson sur le dos, s’était levé et avait remonté son pantalon, comme s’il s’apprêtait lui aussi à se battre. Ce même Magic Johnson, icône des Lakers, qui disait, sur son compte Instagram, être fier de Nipsey, de son engagement sans faille pour sa communauté, des multiples initiatives qu’il y développait et de l’espoir qu’il instillait dans l’esprit de la jeunesse. Parce qu’il ne s’était jamais seulement agi de musique, avec Nipsey. 

Après l’annonce de sa mort, alors qu’il venait d’ouvrir une plateforme enseignant la robotique, l’ingénierie, et les mathématiques appliqués à la science, ainsi qu’un centre de coworking, dont l’objectif était de permettre à des jeunes de sa communauté d’accéder à la même formation que des élèves plus fortunés, ce n’est pas seulement pour ses albums que Nipsey était célébré. 

Au sein de la communauté NBA, LeBron James, dévasté, soulignait à quel point il était tragique et tristement symbolique, qu’un homme qui s’engageait corps et âmes pour l’endroit où il grandit soit abattu chez lui, devant un business qu’il avait créé, par un homme qu’il connaissait. 

Proche de Russell Westbrook et de James Harden, tous deux natifs de Los Angeles, Nipsey aidait le premier avec sa fondation et parlait avec le second de monter une agence sportive, qu’il aurait nommée Marathon. Avec DeMar Derozan, un enfant de Compton, il s’interrogeait sur leur impact sur les plus jeunes, et comment ils pouvaient devenir des hommes meilleurs. 

Nip et Isaiah

Peut-être davantage qu’avec tous ces sportifs, Nipsey entretenait une relation singulière avec Isaiah Thomas. Il faut dire que comme son homologue de Crenshaw, le meneur de jeu a dû lutter toute sa vie contre les pronostics. Dans son sport, d’abord. Choisi en dernière position de la Draft 2011, jugé trop petit, puis criblé de blessures. Dans la vie, surtout. Thomas perdra sa sœur, et Nipsey, plusieurs amis d’enfance, qu’il considérait comme des frères. Dans les vestiaires de son université, Thomas joue du Nipsey, avant que son nom ne soit connu nationalement. Nip et Isaiah deviennent amis et se vouent un respect mutuel. Au moment de célébrer son arrivée à Washington pour sa première année en NBA, Isaiah invite Nipsey à faire un concert pendant une fête qu’il organise. Le rappeur ne se contente pas de rapper quelques chansons, mais toutes celles de sa mixtape The Marathon Continues, sortie quelques mois avant. 

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Une fois arrivé en NBA, Isaiah récidive. Il sera le joueur qui fera découvrir la musique de Nipsey aux superstars qui l’entourent. Sa musique, certes, mais aussi sa mentalité. “[Après la mort de ma soeur], il m’a envoyé un long message pour me dire de continuer à avancer, que la vie est un marathon”, révèle Thomas au média Andscape. “Il a toujours été ce genre d’ami et entre nous, il y a toujours eu un amour sincère. Un marathon est dur. La vie est dure. C’est peut-être la chose la plus précieuse que je garderais dans mon cœur. Continue ta course, quoi qu’il arrive.”

Tatoués sur la jambe gauche d’Isaiah Thomas : deux drapeaux noirs et blancs et des paroles extraites de la chanson “Raccs In The Middle” de Nipsey et Roddy Ricch. Sur l’épaule droite d’Isaiah, une autre inscription : TMC, pour “The Marathon Continues”, le mantra de Nipsey Hussle. 

Ce sont ces mots que le monde entier brandira comme une manière de vivre, ces drapeaux que des milliers de personnes reprendront à leur compte. Et que le rap français fera sien. 

Symboles

Dans la foulée de son assassinat, en mars 2019, nombreux sont les rappeurs à rendre hommage à Nipsey Hussle, aux Etats-Unis comme en France. Pourtant, aucun artiste francophone ne se rapproche réellement de Nip’ d’un point de vue musical. Quand Lacrim invite Niska sur le morceau “Nipsey Hussle”, en 2020, aucune mention n’est faite au rappeur américain, mais les deux artistes embrassent le symbole de pouvoir et la source d’inspiration que représentait Nipsey.

Les références sont à trouver ailleurs que dans la musique. Dans son ancrage dans sa communauté, d’abord, et l’endroit qui l’a vu grandir. Dans la notion de territoire si chère à Nipsey et aux rappeurs du monde entier. Dans cette confiance inébranlable en soi, nourrie par un entourage réduit mais de confiance. Dans cette nécessité de se tenir à une ligne artistique qui portera ses fruits à force de travail. Quitte à s’inscrire à contre-courant des tendances. 

S/o Nipsey, jamais j’arrête le Marathon

Freeze Corleone

C’est ce que symbolise la mixtape Marathon de Norsacce Berlusconi, qu’il nomme en hommage à Nipsey Hussle. « Marathon, ça fait combien de temps qu’j’le run ?”, s’interroge Norsacce sur le titre “Gospel Brolik”. La tape est une succession de déclarations de puissance et d’authenticité, imprégnée de la fierté de n’avoir jamais dévié de sa route. Après avoir commencé à rapper en 2008, Norsacce sort treize ans plus tard une mixtape en forme de résumé d’une course de longue haleine…et convie la mémoire de Nipsey pour célébrer avec lui. Autre membre du collectif pléthorique 667, Freeze Corleone a lui aussi glissé quelques références à Hussle. Au moment où son label Universal annonce vouloir se séparer de lui, en septembre 2020, Freeze se réjouit en écrivant sur Twitter “Enfin libre, merci à tous pour le soutien. Dieu vaincra, jamais on arrête le marathon”. Au début de la même année, sur “Welcome to the party (freestyle)”, Freeze rappait déjà “S/o Nipsey, jamais j’arrête le Marathon” et plus tôt, en 2016, il se présentait comme “Inarrêtable en mode marathon, s/o Nipsey Hussle”. Nipsey devient vite un symbole de ralliement pour tous les artistes dont l’éclosion a été lente, aux propositions radicales, ou dont la vision artistique s’inscrit sur le long terme. 

Modèle d’endurance

La carrière de Laylow, entamée en 2012 avec le duo qu’il forme avec Sir’Klo, mais qui met plusieurs années à prendre son envol, a parfois été mise en parallèle de celle de Nipsey Hussle. Tout comme celle de Deen Burbigo, qui connaît un second souffle depuis la sortie de Cercle Vertueux en 2020. “C’est pas un sprint ça, c’est un marathon”, rappe Deen sur le refrain de “Coquillage”, extrait d’OG SAN II. Ateyaba avait quant à lui mis plusieurs fois en avant la musique de Nipsey, dans des playlists et sur ses réseaux sociaux. Sur l’outro de sa chanson “Nice”, il samplait un passage d’une interview de Nip. Il y invitait à bien choisir ses modèles pour comprendre comment ils s’étaient extraits des pièges de leur quartier et de l’industrie.

Le rappeur Veerus, au moment des sorties de ses albums Iceberg Slim (2018) et Monark (2020), révèle en interview que l’album Victory Lap de Nipsey Hussle, dévoilé sur une major après une longue carrière et de multiples mixtapes sorties en indépendant, a été un de ses points de repères. “Nipsey Hussle, un rappeur que j’apprécie énormément, disait : « c’est pas un sprint, c’est un marathon ». Je vois les choses de cette manière-là. J’essaye d’avancer petit à petit, de proposer de la qualité aux gens et après les choses se passent comme elles doivent se passer. Ça demande de la patience et il ne faut pas oublier d’où tu pars”, affirme-t-il au média La Vague Parallèle. Bientôt, le “Marathon” dépasse la personne de Nipsey, et de plus en plus d’artistes reprennent cette philosophie. C’est le cas de Benjamin Epps et de BU$HI, qui appellent une chanson de leurs sorties Vous êtes pas contents ? Triplé ! et BU$HI Tape 2, “Marathon”, ou de Tedax Max et de Jewel Usain qui mentionnent Nipsey sur leur collaboration “Marathon”, parue sur l’album Palm Brick en 2023. 

En France, un autre artiste pousse encore plus loin les hommages à Nipsey Hussle. Il vient de Montreuil, rappe à s’en dessouder la mâchoire, et s’est imposé comme un des plus fins rimeurs du pays.

Moussa

En septembre 2022, Prince Waly dévoile Moussa, un album réalisé après une période de remise en question artistique et une longue maladie. La pochette, faite par Fifou, lui aussi un auditeur de Nipsey Hussle, est une référence à celle de Victory Lap, le premier album de Nipsey Hussle. Mais alors que Nipsey avait la tête levée en signe de célébration, comme s’il avait enfin franchi la ligne d’arrivée après un long marathon, Prince Waly a le visage enfoncé dans un air bag. Touché mais pas abattu. Parcours accidenté, qui laisse des cicatrices, mais dont on ressort vivant. 

« Nipsey Hussle a vraiment accompagné mon retour à la musique », affirme Prince Waly au micro de Radio Nova. « La vie est un long Marathon, c’est beaucoup d’épreuves, beaucoup d’embûches, c’est une course, mais il y a une ligne d’arrivée. Quoi qu’il arrive, peu importe le chemin, sois endurant parce qu’il y a toujours quelque chose à la clé ». Prince Waly découvre la musique de Nipsey après une collaboration avec Snoop Dogg, puis se plonge dans ses interviews. Il est fasciné par son discours, son charisme, sa manière de parler et sa vision du monde. Plus que le rappeur, c’est la personne qui l’intéresse. 

Prince Waly Moussa

Moussa est donc logiquement émaillé de références au rappeur de Crenshaw. “Le Walygator a continué son marathon”, rappe-t-il sur la première piste de l’album. Sur cette même chanson, Prince Waly fait une autre référence à Nipsey et à sa mort. Pendant l’émission Studio 41 sur Mouv’, animée par Elena Oliveri et Ismaël Mereghetti, il s’exprime sur l’importance de Nipsey dans le processus d’écriture de l’album et l’impact de sa disparition : 

« Quand je dis « touché par la maladie qu’on appelle ignorance », c’est que le mec qui a commis cet acte devait être ignorant car pour s’en prendre à un mec comme Nipsey, qui œuvre pour son quartier, pour sa communauté, qui oeuvre pour la musique tout simplement en créant des écoles de musique, en n’hésitant pas à investir dans des choses qui lui tiennent à cœur…. […] C’est une manière de dire que dans tout ce que je fais, il est tout le temps dans mes pensées ». 

Au moment où sa route devient pentue, Prince Waly garde les mots de Nip en tête et court avec une force renouvelée. Les épreuves sont rudes, les étapes sont parfois si longues qu’elles semblent infinies, mais la récompense sera forcément belle. “Chaque jour je décède, marathon dans le désert”, chantonne Waly sur “Walygator”, premier extrait de Moussa. Reste à s’accrocher. 

Foufoune Palace Bonjour

Nipsey avait montré à quel point il était capital de construire une base d’auditeurs fidèles, prêts à suivre les artistes à chaque étape de leur carrière. Consolider ses fondations, donner aux fans ce qu’ils attendent, entretenir une relation privilégiée avec eux, ne pas avoir peur d’investir sur soi, quitte à observer un retour sur investissement au bout de plusieurs années : des préceptes qui servent de base au label Foufoune Palace, terre d’accueil de Luidji, Tuerie, Ryan Koffi, Sage Pee ou 60nes. Son manager, Mo, a longuement étudié Nipsey Hussle, et se réclame volontiers de son influence. Quand il commence à réfléchir à des stratégies pour développer le label, à partir de 2011, il a l’esprit tourné vers les Etats-Unis : « C’était une période où je voyais qu’il y a des modèles économiques très solides aux Etats-Unis qui se construisent autour de certains rappeurs, comme Curren$y, Dom Kennedy ou Nipsey. Ils n’avaient pas besoin de faire des chiffres extraordinaires, mais ils avaient développé une niche qui entraînait des résultats intéressants. Si les gens t’aiment, ils sont prêts à dépenser de l’argent pour toi. Mais la vraie question est : « comment est-ce que ça peut être mérité et pourquoi la personne y trouvera son compte ? »”. 

Le parcours de Luidji ou de Tuerie fait des parallèles avec celui de Nip. Il est tissé de hauts et de bas, de périodes de doute, de grandes victoires construites en famille, et d’une volonté de se baser sur un produit de qualité pour consolider le reste. Comme Nipsey, Mo et Luidji ont tenté de jouer le jeu des labels, avant de constater qu’il n’était pas adapté à leurs envies, et surtout, qu’il les emmenait dans une direction dans laquelle ils ne pouvaient pas être eux-mêmes. Après avoir signé un contrat de licence chez Universal, Mo parvient à le faire changer pour un contrat de distribution, plus avantageux. Le fait est rarissime, surtout après un seul album, comme le souligne Luidji au micro de Neefa. Dès Saison 00 (2023), Foufoune Palace et ses artistes seront rémunérés à la hauteur de ce qu’ils produisent. “All Money In”, comme ne cessait de clamer Nipsey.

A l’image de Nipsey, qui travaille avec des proches, Foufoune Palace s’envisage comme une famille soudée. Le label prend son temps, ne grille aucune étape et resté fidèle à ses principes. Pas de compromis.

C’est la vision du Marathon“, affirme Mo à Camino TV. “On fait du Marathon depuis qu’on a commencé en 2011. C’est pas maintenant qu’on va sprinter parce qu’une porte s’ouvre“. Mo observe des carrières se faire et se défaire, il voit des artistes succomber aux sirènes de la facilité, écoute des cadres de label les forcer à changer leur identité. Il ne jette la pierre à personne, mais s’inscrit à contre-courant. Il est aussi conscient que les règles du business ont changé, et qu’avec l’avènement d’internet, l’importance du merchandising et en réduisant au maximum les intermédiaires, il est possible de construire un modèle économique solide. Ici aussi, Nipsey Hussle lui sert de modèle.

Tous les gens du label ne connaissent pas forcément par cœur la discographie de Nipsey Hussle mais ils s’identifient tous à lui de manière très forte.

Mo, Foufoune Palace

« A nos débuts, avec les niches qu’on crée avec Foufoune Palace, on développe notre économie et on commence à avoir 1000 ou 1 500 personnes qui peuvent financer toute notre activité, notre musique. Elles se sentent alliées à une cause, qui serait la nôtre mais qu’on partagerait. C’est de là et de toutes ces discussions qu’on a toujours eues ensemble qu’est née la mentalité de Foufoune Palace. Tous les gens du label ne connaissent pas forcément par cœur la discographie de Nipsey Hussle mais ils s’identifient tous à lui de manière très forte. Il nous a montré la voie. Quand tu analyses sa carrière, tu constates que sa fan base a toujours eu un sentiment d’appartenance. Je pense que c’est une notion d’exigence envers toi-même et envers le produit que tu présentes. Ça crée une forte implication et un fort engagement de la part de ton audience. Et ça revient ensuite dans l’autre sens : tu te dois de respecter ton audience et de conserver cette exigence. C’est principalement ça qui fait qu’on est tous influencés par sa vision ».

Si le marathon de Nipsey sert de source d’inspiration à une foule d’artistes francophones, ses aptitudes de businessman les marquent au moins autant. Et rarement ils n’ont été plus étincelants qu’au moment de dévoiler Crenshaw, en octobre 2013. 

Challenges

Avant de sortir Crenshaw, Nipsey Hussle est à un tournant de sa carrière. Le succès tarde à venir et il semble que les promesses entrevues après son inclusion dans la liste des dix Freshmen à suivre du magazine XXL en 2010, ne soient plus qu’un souvenir. Intronisé comme le prochain Snoop Dogg, puis désigné, au même titre que Dom Kennedy, YG ou Kendrick Lamar comme un des rappeurs censés remettre Los Angeles au centre des débats, Nipsey sait qu’il doit répondre aux attentes. Rick Ross lui avait proposé de signer sur son label, Maybach Music Group, mais Nipsey, bien que flatté, avait décliné la proposition. Pas le moment, pas les bonnes conditions. “Fuck the Middle Man / Nique les intermédiaires” : il se tient à sa ligne de conduite. Impossible pour lui de réinvestir autant qu’il le souhaiterait dans sa communauté si on picore dans son assiette. Ce sera All Money In, son label, ou rien. 

En 2012, un an avant la sortie de Crenshaw, Kendrick Lamar, un artiste que Nipsey côtoyait et avec qui il avait fait ses premiers concerts en ouverture du rappeur The Game, prenait le monde par surprise en dévoilant good kid m.A.A.d city. Nipsey, lui, reste confiné à un circuit local. Ses fans s’impatientent et du côté des médias, on commence à sortir la sulfateuse. Complex se fend d’un article lapidaire, décrivant Nipsey comme une déception. 

Le membre des Rolling 60s Crips lit, écoute, prend des notes. Et se promet de se venger le temps venu. Sa mixtape Crenshaw sera un un doigt d’honneur à une industrie du disque qui exploite ses artistes et ne leur laissent que des miettes. Il recrute DJ Drama, pour host la mixtape et compte sur un casting cinq étoiles, où Rick Ross, Slim Thug ou Z-Ro côtoient les figures locales Dom Kennedy, Skeem et des proches, J. Stone, Cuzzy Capone et BH, le tout sur des productions de DJ Dahi, 1500 or Nothin’ et Mike Free. Crenshaw a des allures de blockbuster mais s’est construit dans la douleur.

Peu de temps avant, son frère avait été emprisonné, Nipsey venait de sortir d’une période de liberté conditionnelle, ses locaux avaient fait l’objet d’un raid, et dans les rues de Crenshaw, la guerre fait rage. Un jour, en pleine session studio pour Crenshaw, Nip et un ami doivent s’éclipser : appel urgent. Ils reviennent peu de temps après, du sang couvrant leurs t-shirts. Rester loin de la rue devient difficile, surtout pour quelqu’un comme Nipsey, un leader qui doit être présent pour ses troupes. Il s’en fait d’ailleurs l’écho sur un des titres les plus introspectifs de sa carrière, long de douze minutes et placé à la toute fin de Crenshaw. “Crenshaw and Slauson (True Story)” évoque les dangers auxquels ils devaient faire face, lui et sa famille, les menaces qui planaient, les armes qui leur servaient de protection, la violence qui grondait et la fierté de réussir sans se trahir. 

Fier de payer

En lisant le livre Contagious : Why Things Catch On de Jonah Berger, Nipsey Hussle est frappé par l’histoire d’un restaurant de Philadelphie qui facture des Philly cheese steak cent dollars, alors que ce symbole de la gastronomie locale s’échange pour quatre dollars dans la rue. Le restaurant revisite un classique, l’agrémente de mets luxueux, comme du champagne et des truffes et attire une foule de clients, prêts à payer pour un repas premium. Ces gens-là sont “fiers de payer” se dit Nipsey. Une idée qu’il avait déjà effleurée sur la dernière piste de sa mixtape précédente, The Marathon Continues où il clamait “Et quand je sortirai un album, ils seront fiers de payer”. 

Nipsey réfléchit à un plan d’attaque. L’avènement du streaming a presque rendu la musique gratuite, et pour les artistes, les revenus sont faibles. Toujours ces foutus intermédiaires. Il est conscient qu’avoir des centaines de milliers de followers sur ses réseaux est inutile si ces auditeurs ne sont pas engagés. Il lui faut aller chercher ceux qui souscrivent réellement à son Marathon, prêts à construire quelque chose avec lui. Faire beaucoup avec peu de personnes, plutôt que peu de choses avec des milliers. Des années plus tard, dans les locaux de Camino TV, Luidji, du label Foufoune Palace, se fera écho de cette mentalité

C’est décidé : Crenshaw sera téléchargeable gratuitement, mais également disponible en 1000 exemplaires pour 100 dollars pièce. L’initiative Proud2Pay est lancée, et Nipsey fait confiance à sa base de fans. Il les sait prêts à le soutenir, après avoir bâti avec eux une relation de confiance au fil de nombreuses mixtapes et d’actions sur le terrain. Proche des yeux, près du cœur.

Le soutien des grands

Dans les couloirs de l’industrie et des médias, certains moquent son initiative. Quel idiot payerait cent dollars pour quelque chose qu’il peut écouter gratuitement ? Le jour de la sortie de Crenshaw, une file longue de centaines de personnes attendent pourtant de pouvoir acheter et se faire signer une copie de la mixtape. A l’intérieur de la boîte : un ticket pour voir un concert de Nipsey. La totalité des mille mixtapes sont vendues dans la journée. Cent d’entre elles ont été achetées par Jay-Z par l’intermédiaire du label Roc Nation. 10 000 dollars sur la table. 

Attiré par l’audace et l’arrogance de la démarche, Jay-Z voulait soutenir le jeune hustler de Crenshaw. La légende de Brooklyn avait aussi tenu à ce que son blog, Life&Times, mentionne cet achat et avait fièrement posté une photo de la pile de mixtapes, avec le hashtag #NewRules. Big bang. 

Ce soutien est particulièrement symbolique pour Nipsey, qui avait étudié la carrière de Shawn Carter et celle d’autres entrepreneurs, comme Master P, J.Prince, Birdman ou Suge Knight. Peu de temps après, Nip et Jay-Z échangent leur première conversation : l’auteur du Black Album révèle qu’il vient d’acheter un service de streaming qui se révèlera être TIDAL. Ces mots marquent Nipsey Hussle au fer rouge. 

Plus tard, du côté de la France, les idées de Nipsey Hussle inspireront Mo et le label Foufoune Place : 

« Je me souviens de l’impact qu’avait eu l’information que le CD allait coûter 100 dollars, et de Jay-Z qui en achète 100 copies pour 10 000 dollars. J’avais trouvé l’opération ingénieuse, mais il était trop tôt pour que je comprenne son vrai sens et son impact au-delà de la technique marketing innovante. Après Crenshaw, il y a eu l’épopée de la mixtape Mail Box Money, où Nipsey repart avec le même concept mais cette fois avec un album à 1000 dollars. A partir de là, j’ai cherché à comprendre. Je l’avais entendu dire que l’idée était inspirée d’un restaurant à Philly, qui vendait des sandwichs à 100 dollars. Avec le temps je me suis documenté et j’ai appris que l’idée venait du livre Contagious: Why Things Catch On. Il y avait des principes et des termes intéressants, notamment sur comment avoir le produit le plus attractif possible, la notion de « social currency » ou sur comment faire en sorte que le consommateur fasse partie de ton histoire. Je trouvais que tous ces concepts étaient plus forts et simples à appliquer dans la musique que dans n’importe quel autre secteur. »

L’aval de Jay-Z finit de faire taire les sceptiques. Crenshaw attire l’attention sur Nipsey et donne un nouveau souffle à sa carrière. Le travail sur son album Victory Lap reprend de plus belle, des labels lui font les yeux doux et sa réputation en tant que rappeur et businessman ne fait que croître. Complex revient la queue entre les jambes et demande une interview avec Nipsey. Il les envoie d’abord violemment balader, avant de finalement accepter. Il en profite pour étriller le média et l’industrie du disque, attirant l’attention sur toutes ces personnes qui parlent d’une culture qu’ils ne connaissent pas, la dénigrent et font de l’argent sur son dos, sans jamais la respecter. 

Pour moi Nipsey, c’est la définition même de la persévérance. Au-delà de son art, il a insufflé à des hommes comme moi une certaine motivation, une ligne de conduite et surtout, une façon de voir le monde.

Prince Waly

“On est capables d’écrire notre propre histoire et de monter nos propres business” : voilà ce que Nipsey Hussle leur crache à la figure. Voilà ce que Crenshaw, sa sortie et son succès représentent. C’est une prise de pouvoir et une rébellion, la confirmation que la voie de l’indépendance peut être lucrative et couronnée de succès. Mais aussi que les idées les plus folles peuvent fonctionner si elles sont exécutées avec confiance.

En redonnant de la valeur à sa musique, Nipsey Hussle guide toute une génération de rappeurs, des Etats-Unis à la France. Sa légende continue de s’écrire, longtemps après sa disparition. Et Prince Waly de conclure : 

Pour moi Nipsey, c’est la définition même de la persévérance. Au-delà de son art, il a insufflé à des hommes comme moi une certaine motivation, une ligne de conduite et surtout, une façon de voir le monde. Aller au bout des choses, toujours dans le respect et la sincérité, prendre soin de soi et de ses proches, ne faire aucun compromis que ce soit dans la vie de tous les jours ou dans la musique… C’est typiquement le genre de valeurs que je porte et que j’essaie de propager, tout comme Nipsey le faisait, et le fait encore à travers les nombreux témoignages qu’il laisse derrière lui. Mon état d’esprit a changé le jour où je me suis intéressé à sa vie et son parcours, et je lui en serais éternellement reconnaissant. Qu’il se repose enfin, on continue le marathon pour lui”. 

[Une partie des sources utilisées pour cet article proviennent du livre The Marathon Don’t Stop, biographie de Nipsey Hussle par Rob Kenner, sortie en 2020, ainsi que de discussions avec Mo, manager de Foufoune Palace, et le rappeur Prince Waly]