“Ni chaînes Ni maîtres”, quand la France fait face à son Histoire

L’Histoire de France, largement traitée au cinéma, présente une lacune majeure : l’esclavage. Cette période de déportation, d’exploitation et de racialisation d’êtres humains est, en effet, rarement représentée dans les productions françaises. Pourtant, son importance historique est majeure. À partir du 17e siècle, la France a déporté plus de 1,3 million d’Africains vers ses colonies.

Un sujet d’autant plus important que les héritages et conséquences de cet épisode historique – les inégalités sociales liées aux discriminations raciales – restent visibles dans nos sociétés contemporaines. Le film Ni chaînes Ni maîtres, premier long-métrage du réalisateur et scénariste Simon Moutaïrou, aborde frontalement ce passé trop longtemps occulté en France. Un film que l’on peut qualifier de “pionnier” dans le cinéma français.

Ni chaînes Ni maîtres se concentre sur l’esclavage à l’île Maurice, en particulier le marronnage, la fuite des esclaves pour retrouver leur liberté. Le film raconte l’histoire de personnages qui ont refusé leur condition d’esclaves, résisté à la servitude. Le but de ce film est clair : rétablir une vérité historique longtemps mise sous le tapis et humaniser les victimes de l’esclavage en France.

Un tabou français

Le film s’inscrit dans une dynamique de reconnaissance historique plus large. Les lois mémorielles, comme la loi Taubira de 2001 qui reconnaît, bien tardivement, l’esclavage comme un crime contre l’humanité, n’ont pas nécessairement aidé à une meilleure connaissance de ces crimes.

Aussi, les tensions autour des mémoires coloniales, notamment liées à la guerre d’Algérie, ont renforcé l’idée que ces sujets sont des sujets “tabous”. La question est également peu abordée dans l’éducation nationale française et dans le milieu culturel. La France n’a pas de musée spécifiquement dédié à l’esclavage ou à la colonisation, bien que certains ports, comme Nantes ou Bordeaux, commencent à reconnaître leur rôle dans la traite négrière.

En comparaison, aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’esclavage est moins marginalisé au cinéma, même si, comme la France, ces deux pays sont fortement marqués par le racisme systémique. Les premières représentations qui nous viennent en tête lorsque l’on pense à l’esclavage sont surtout issues d’œuvres américaines.

Aux États-Unis, la culture populaire s’est emparée depuis longtemps de ce sujet avec des films et des séries comme Racines (Roots), qui a connu un énorme succès lors de sa diffusion en 1978, ou plus récemment le film Twelve Years a Slave” a déclaré la journaliste et militante antiraciste Rokhaya Diallo, interrogée par France 24 en 2021.

Le rempart de l’humour

Hollywood bénéficie également d’une grande capacité à produire des œuvres destinées à un large public international et donc laisse place à différentes formes de traitements. Le cinéma français est, lui, historiquement bien plus tourné vers la valorisation d’un “cinéma d’auteur”. Les questions identitaires et de racisme trouvent peu leur place dans des narrations sérieuses et sont le plus souvent abordées sur fond de comédie, en jouant de clichés.


Case départ de Fabrice Éboué, Thomas N’Gijol et Lionel Steketee, sorti en 2010, aborde la question de l’esclavage sous un angle comique (ce qui a d’ailleurs valu de nombreuses critiques, les réalisateurs étant accusés de tourner en dérision ce sujet). Le prisme de l’humour reste cependant une façon de parler, d’aborder des sujets lourds en ciblant un public large. L’utilisation du voyage dans le temps dans film créé un lien direct entre le passé et le présent, et donc permet, à sa manière, d’interroger sur les représentations sociales de la traite négrière, et sur les héritages de la colonisation.

Rappeler le rôle politique du cinéma

Le cinéma est politique. Et il a toujours joué un rôle important dans la réappropriation des récits historiques. De nombreux films récents, réalisés par des descendants d’esclaves et de colonisés, cherchent à pallier les biais des récits dominants. Tirailleurs, sorti en 2022 et co-produit par Omar Sy en est un exemple parlant.

Ni chaînes Ni maîtres s’inscrit également dans ce contexte, celui d’une France dans laquelle les débats autour des pensées décoloniales prennent de plus en plus de place, car elles deviennent accessibles. Par exemple, pendant longtemps, les travaux d’universitaires décoloniaux anglo-saxons n’étaient pas traduits en français.

Le cinéma, en tant que support visuel, a une puissance de transmission d’émotions que les manuels scolaires ne transmettent pas. “Selon moi, le cinéma a un rôle à jouer dans l’éducation, car il permet de rendre l’Histoire vivante et d’émouvoir d’une manière différente des livres d’Histoire” confie le réalisateur de Ni chaînes Ni maîtres, Simon Moutaïrou au Bondy Blog. Ni chaînes Ni maîtres pourrait avoir un impact similaire à Indigènes de Rachid Bouchareb, sorti en 2006, qui a poussé Jacques Chirac à revaloriser les pensions des tirailleurs africains. Le film pourrait bien ouvrir la voie à d’autres productions qui portent un devoir de mémoire. Une étape nécessaire pour mieux analyser et comprendre le présent.