Dans l’immensité des corps d’une course étriquée, la réalisation possède parfois le pouvoir insidieux d’indiquer celui ou celle qui en triomphe. Samedi 10 août 2024, 12 secondes et 33 centièmes après le départ de la finale olympique du 100 mètres haies, le premier visage que découvrent les 7,7 millions de téléspectateurs est celui de Cyréna Samba-Mayela.
Après l’instant éphémère d’une course qui change une vie, l’attente subséquente d’un résultat incertain devient le moment le plus long du monde. 20 secondes séparent le passage de la ligne, l’euphorie partagée des commentateurs d’Eurosport et de France Télévisions dont les voix fébriles annoncent le sacre de Cyréna et l’apparition officielle du chrono de l’Américaine Masai Russell, nouvelle championne olympique du 100 mètres haies.
Cyréna s’effondre, en sanglots, sur la piste lavande du Stade de France. “Toute la tension accumulée pendant des années est redescendue d’un coup. C’était un déferlement d’émotions”, confie-t-elle. Au crépuscule des Jeux de la XXXIIIe olympiade de l’ère moderne, Cyréna Samba-Mayela remporte l’argent, unique médaille de l’athlétisme français à Paris. L’apothéose de Jeux Olympiques auxquels elle ne pensait plus participer.
Que s’est-il passé pour toi depuis les Jeux ?
J’ai commencé par faire des médias. Ensuite, je suis restée un moment en France avec ma famille. Puis, je suis partie en vacances au Japon. À mon retour, j’ai repris quelques rendez-vous professionnels, surtout pour revoir mes partenaires et passer des moments ensemble pour célébrer les médailles olympiques.
Qu’est-ce qui a changé depuis la finale du 100 m haies ?
Pas grand-chose, pour être honnête. J’ai eu plus de soutien et plus de visibilité. Sinon, j’ai voulu garder mes habitudes. Cette année a été pleine de changements (Cyréna s’entraîne en Floride depuis la fin de l’année 2023, ndlr), et je n’avais pas vraiment pu profiter de moments avec ma famille, qui me ressourcent habituellement. Après les Jeux, c’était important pour moi de me recentrer sur ça, plutôt que sur ce qui était nouveau.
Cette année, tu as vécu deux grands moments, avec le titre de championne d’Europe à Rome et la médaille d’argent Jeux Olympiques. Comment as-tu géré cette lumière ?
Franchement, ça ne m’a pas perturbée. Après Rome, j’ai vraiment tenu à garder les choses telles qu’elles ont toujours été. Je prévoyais que ça puisse se passer ainsi. À chaque grande performance, ça fait du bruit, mais je voulais garder mon écosystème intact pour ne pas me distraire avant les Jeux Olympiques. Au contraire, pendant les Jeux, cette lumière m’a boostée grâce au soutien que j’ai reçu. C’était sympa.
Avant les Jeux Olympiques, tu as eu le Covid. Comment as-tu surmonté cette période difficile ?
Mon entourage a été ma clé. Mon équipe, mon coach et ma famille m’ont énormément soutenue. Ça a été une période très sombre pour moi, où j’avais perdu espoir, mais ils étaient là pour me rappeler tout le chemin parcouru. Ils m’ont aidée à me concentrer sur ce que j’avais déjà accompli et sur mes capacités. Ça m’a permis de garder un cap, même si ça semblait impossible à un moment donné.
Tu avais peur de ne pas être prête pour les Jeux à cause du Covid ?
Oui, carrément. J’avais l’impression que des années de travail étaient en train de s’effondrer. Je ne contrôlais plus rien, et c’était très dur mentalement.
Mes proches me rappelaient quand j’avais surmonté les obstacles. Ils me disaient que le travail était fait et que tout ne pouvait pas s’effondrer subitement.
Comment as-tu réussi à garder le cap mentalement ?
C’est grâce à mes proches, mais aussi grâce à ma foi. J’ai dû m’en remettre à quelque chose de plus grand que moi. L’athlétisme, c’est un sport de chiffres, mais parfois, malgré toutes les prévisions, rien ne se passe comme prévu. Ma foi m’a aidée à accepter ça et à continuer à avancer.
Qu’est-ce que ton entourage te disait pour te re-motiver ?
Ils me rappelaient les moments où tout ne s’était pas passé comme prévu, mais où j’avais surmonté les obstacles. Ils me disaient que le travail était fait et que tout ne pouvait pas s’effondrer du jour au lendemain.
Tu avais des certitudes en arrivant aux Jeux ?
Pas vraiment. J’avais surtout beaucoup de foi. Je me disais que je ne pouvais pas laisser mes inquiétudes me gâcher ce moment que j’avais imaginé depuis des années. Mais quand tu travailles pour un objectif, tu construis quand même une force mentale qui fait que, le jour J, ton corps sera également prêt.
As-tu pensé à l’échec avant la compétition ?
Oui, surtout pendant les périodes sombres. À un moment, je me suis même dit que je ne voulais pas me présenter aux Jeux dans cet état. Ce n’est pas mon genre, mais l’idée de tout abandonner m’a traversé l’esprit. J’avais tellement peur de l’échec, peur de décevoir ceux qui m’avaient accompagnée et mon pays. Je ne voulais pas être un déshonneur.
Tu assimilais une élimination précoce potentielle à un déshonneur ?
Oui, surtout parce que c’étaient les Jeux à la maison, avec toutes les attentes que cela impliquait. Avant, c’était pire. Je me disais que si je n’avais pas de médaille, ce serait un cauchemar. Avec le temps, j’ai appris à mieux gérer cette pression, mais ça revient parfois, surtout dans les moments difficiles.
Sur le chemin de la piste d’échauffement à la chambre d’appel, ça résonnait sous les tribunes. Ces bruits me faisaient sourire. Je me disais que c’était une fête, et que j’allais y participer. Ça me galvanisait, ça me donnait des frissons. Voir et entendre cette ambiance m’aidait à me connecter à l’instant.
Qu’est-ce qui t’a permis de livrer une grande performance le jour J ?
Je pense que je suis une challengeuse. J’aime savoir que tout le monde va donner le meilleur de soi-même, et ça me pousse à être encore meilleure. La densité rare de ma discipline fait qu’il n’y a pas de place pour l’erreur, et ça m’a donné une sorte de “thrill”, de frisson. J’aime ressentir ça.
Que ressentais-tu juste avant la course, dans la chambre d’appel ?
Je n’arrivais pas à rester en place, comme un lion en cage. J’avais beaucoup d’excitation mêlée à du stress, mais ce n’était pas un stress écrasant. C’était plutôt un stress positif, celui de l’impatience. Je savais que c’était le moment que j’attendais depuis des années, et ça me motivait. Je me disais : “Je vais vivre une belle expérience !”
Tu entendais les bruits du public à ce moment-là ?
Oui, sur le chemin de la piste d’échauffement à la chambre d’appel, ça résonnait sous les tribunes. Ces bruits me faisaient sourire. Je me disais que c’était une fête, et que j’allais y participer. Ça me galvanisait, ça me donnait des frissons. Voir et entendre cette ambiance m’aidaient à me connecter à l’instant.
Quand tu es entrée sur la piste, ressentais-tu une attention particulière portée sur toi ?
Pas vraiment, sauf au moment où les gens ont commencé à crier en me voyant. Sinon, je voyais ça comme une ambiance globale. Mais oui, je remarquais les gens qui criaient mon nom ou les visages familiers. Ça ne me dérangeait pas de regarder autour. Ça m’arrive de regarder plus haut, derrière les blocs, et de m’imprégner de l’ambiance. Ça m’aidait à rester dans un état d’esprit positif.
Comment as-tu vécu les moments dans le stade avant ta compétition ?
Je suis allée dans le stade pour prendre la température. C’était comme une fête, une célébration. Tout le monde était là pour profiter, même ceux qui ne connaissaient pas bien le sport. Cette ambiance de joie collective m’a marquée. Je me suis assise un moment pour m’imprégner de cette énergie. C’était magnifique de voir tout le monde crier, encourager et vivre pleinement l’instant.
Pendant la course, réalisais-tu que tu avais une chance de gagner ?
Je savais que j’avais de fortes chances d’être sur le podium, mais je n’étais pas certaine de décrocher l’or. À la fin, j’ai vu mon adversaire sur le côté (Masai Russell, ndlr.), mais je ne savais pas exactement la distance. Ma course n’a pas été parfaite, ce n’était pas la partition idéale, alors j’attendais de voir le résultat.
Ma foi est centrale dans ma vie. C’est ma force. Elle m’aide à accepter que tout ne peut pas être contrôlé, surtout dans un sport comme l’athlétisme. Avoir foi en Dieu m’a permis de traverser les épreuves. C’est lui qui m’a donné la force de croire, même quand tout semblait perdu.
Quand tu passes la ligne d’arrivée, penses-tu avoir gagné ?
Je ne suis pas sûre. Je sais qu’il y a de grosses possibilités, mais je ne suis pas sûre. Je suis beaucoup plus sûre d’avoir une médaille, d’être sur le podium, que d’avoir la médaille d’or. Mais j’ai quand même vu Masai, et tu ne sais pas exactement quelle distance te sépare d’elle.
Qu’as-tu ressenti quand tu as vu ton nom sur l’écran ?
Un énorme soulagement. Toute la tension accumulée pendant des années est redescendue d’un coup. C’était un déferlement d’émotions. Quand j’ai vu que je n’étais pas première, j’ai eu le temps de ressentir une mini déception, mais ensuite, l’important était de savoir si j’étais deuxième ou troisième. Je me suis posée plein de questions : “Est-ce que je suis sur le podium ou pas ?” Puis je m’écroule et je pleure.
Des larmes de joie ?
Oui ! Il y a vraiment une période où je me disais : “Si je ne fais pas de médaille aux Jeux, je vais mourir.”
Tu as mentionné Dieu après la course. Quelle place occupe la foi dans ta vie ?
Ma foi est centrale dans ma vie. C’est ma force. Elle m’aide à accepter que tout ne peut pas être contrôlé, surtout dans un sport comme l’athlétisme, où on travaille sur des résultats mais où l’inattendu peut toujours se produire. L’acceptation que l’on ne peut pas tout contrôler. Avoir foi en Dieu m’a permis de traverser les épreuves et de me sentir libre face à ce que je ne pouvais pas maîtriser. Remercier Dieu était une évidence pour moi, car c’est lui qui m’a donné la force de croire, même quand tout semblait perdu.
Crois-tu au destin ou à un plan supérieur ?
Oui, complètement. Même dans l’échec, il y a toujours une leçon à tirer. Rien n’arrive par hasard. Les épreuves sur notre chemin nous façonnent et nous rendent plus forts. J’ai traversé tellement de moments difficiles, qui m’ont appris énormément sur moi-même et m’ont préparée pour ce que je vis aujourd’hui. Tu comprends que tu as été façonnée pour le moment que tu as tant désiré, et pour d’autres moments futurs.
Qu’est-ce qui t’a le plus marquée pendant les Jeux ?
C’est de voir tous ces athlètes, de disciplines différentes, réunis avec un même objectif. Chacun a une histoire unique, et toutes ces histoires se croisent au même endroit, à ce moment précis. C’était incroyable de ressentir ça. À Tokyo, avec le Covid, on n’avait pas eu cette expérience. Mais à Paris, l’atmosphère était beaucoup plus intime et chaleureuse. J’ai aussi été marquée par le public français. Il y avait beaucoup d’appréhensions avant les Jeux, mais voir autant de gens heureux et fiers d’être là m’a profondément touchée.
C’est surtout cette notion de partage et de rencontre. Au village olympique, il y avait cette incroyable énergie : des personnes venues du monde entier, avec des parcours et des objectifs différents, mais réunies par la même passion et le même rêve. C’est une expérience unique de se retrouver entourée d’athlètes qui comprennent ce que tu vis. Ça m’a marquée de voir tout ce mélange d’histoires, d’émotions et de cultures réunies au même endroit.
Que voudrais-tu explorer en dehors de l’athlétisme à l’avenir ?
Cette année a été particulière, car elle a été centrée sur le projet des Jeux Olympiques. Mais l’art occupe une grande partie de ma vie et maintenant, j’ai envie de retrouver ce côté artistique. Lorsqu’on parlait de moi dans ma famille, j’étais toujours celle qui dessinait dans sa chambre. Ça a énormément façonné ma personnalité. Ce qui me fait envie aujourd’hui, c’est de me retrouver dans tout ça. C’est tellement ancré dans ma personnalité que je retrouve ça dans l’athlétisme. Mais je voulais l’explorer un peu plus. C’est un besoin qui est revenu, quand le sport se termine. Pendant les vacances, j’ai énormément voulu reprendre la peinture.
Que signifie l’art pour toi ?
L’art a toujours eu une place spéciale dans ma vie. Avant de découvrir l’athlétisme, c’était mon principal moyen d’expression. Pendant des années, j’ai dessiné et peint sans arrêt. L’athlétisme a pris le dessus, mais l’art reste en moi. Aujourd’hui, je ressens le besoin de retrouver cet aspect créatif. L’art est un moyen pour moi de m’exprimer différemment, de recentrer ma vie autour d’autres passions, en parallèle du sport.
Tu continues à faire de la photographie ?
Oui ! Et je n’ai jamais perdu la photo. La photo est devenue essentielle pour moi, et je l’ai vraiment implantée dans toute cette aventure de l’athlétisme. Avec tous ces voyages et ces moments uniques, tout va tellement vite que cristalliser ces instants est important.
Avant, je ne me préoccupais pas trop de garder des souvenirs, mais ma mère m’a encouragée à le faire. Aujourd’hui, je remplis des cartes mémoire entières, notamment pendant les Jeux Olympiques : des photos du village, les premiers instants sur la piste, des moments avec mes coéquipiers, ou des détails comme la couleur des haies. Même les petites choses qui n’ont pas de sens pour d’autres sont précieuses pour moi.
Ta vie d’athlète te donne-t-elle une perspective unique pour photographier d’autres sportifs ?
Oui, carrément. En tant qu’athlète, je ressens ce que les autres vivent. Ça me donne une sensibilité particulière pour capturer ces moments d’intimité et d’émotion. Je sais à quel point ces instants peuvent être intenses, et j’essaie de les immortaliser d’une manière authentique. La photographie me permet de montrer ce que les spectateurs ne voient pas forcément : la camaraderie, les petits moments partagés et cette joie d’être là, ensemble.
Quelles émotions cherches-tu à capturer dans tes photos ?
J’aime immortaliser des moments d’intimité, des instants vrais. Pendant les Jeux, j’ai pris des photos des athlètes dans des moments de calme, de réflexion ou même de camaraderie. Ces moments racontent des histoires que le public ne voit pas forcément. Pour moi, la photo permet de révéler des émotions brutes, comme la joie, l’excitation ou même le stress. Je me concentre aussi sur les détails, des choses qui pourraient passer inaperçues mais qui me touchent, comme une expression ou une interaction.
Est-ce que la photographie te nourrit de la même manière que l’athlétisme ?
Oui, absolument. La photographie me permet de canaliser une autre partie de moi. L’athlétisme est exigeant et demande une rigueur absolue, alors que la photo me donne un espace de liberté. Ce que j’aime, c’est qu’il y a aussi une quête de perfection, comme dans le sport. Quand je photographie, je recherche la beauté, l’authenticité, et cette quête nourrit autant mon esprit que mon envie de créer.