“Le designer le plus connu dont vous n’avez jamais entendu parler.” En 2014, le média américain The Cut présentait Matthieu Blazy comme un fantôme de la mode, qui opérait dans l’ombre chez Margiela comme le cerveau secret de la maison, une pointure seulement connue des puristes, la quintessence de ce qu’on définit aujourd’hui sous l’acronyme “IYKYK” (If You Know, You Know).
Dans ce que le média spécialisé 1Granary appelle “la chaise musicale des hommes blancs”, la mélodie du mercato de la mode s’est relancée au crépuscule de l’année 2024. Dans une longue lettre publiée sur son compte Instagram, le très “controver-célébré” John Galliano a officialisé l’achèvement de son ère chez Maison Margiela après plus d’une décennie. Le lendemain, son discret prédécesseur chez Margiela, Matthieu Blazy, quittait Bottega Veneta, trois ans après y être entré. Immédiatement remplacé par Louise Trotter, Blazy prend la direction de Chanel et la tête du poste le plus convoité du moment, après plusieurs semaines d’intenses rumeurs sur la succession annoncée de Virginie Viard, partie de la rue Cambon en juin dernier.
Alain Wertheimer, propriétaire de la maison, et sa dirigeante, Leena Nair, saluent conjointement l’arrivée de “l’un des créateurs les plus doués de sa génération”, pendant que Blazy s’enthousiasme pour ce nouveau rôle au sein de la “merveilleuse maison Chanel”.
Bien avant Chanel, le jeune Parisien se forme au sein de la prestigieuse École nationale supérieure des arts visuels (ENSAV) de La Cambre, à Bruxelles, dont il sera diplômé avec une collection en hommage à Claudie Haigneré, première femme française et européenne à être allée dans l’espace. À La Cambre, il côtoie dans sa classe Julien Dossena, actuel directeur artistique de Rabanne, et Anthony Vaccarello, une classe au-dessus, à la tête créative de Saint Laurent. Stagiaire dans le Balenciaga de Nicolas Ghesquière, Matthieu Blazy affine une curiosité qui ne le perd jamais. Suivent un autre stage auprès de John Galliano, un premier poste chez Raf Simons, et un départ silencieux pour la direction de la collection Artisanale et du prêt-à-porter femme de Maison Margiela, que la journaliste de mode Suzy Menkes contribuera largement à glorifier.
Là-bas, il marque notamment son ère par ses masques, et trouve en Kanye West, qui les porte tout au long de son Yeezus Tour, le meilleur ambassadeur de son savoir-faire précoce. Blazy se nourrit ensuite des enseignements de Phoebe Philo chez Céline (qui portait encore son accent) aux côtés de son compagnon de route Daniel Lee, qu’il retrouvera plus tard chez Bottega Veneta après s’être d’abord réuni avec Raf Simons chez Calvin Klein à New York. Puis aide l’artiste américain Sterling Ruby pour une collection présentée au prestigieux rendez-vous italien Pitti Uomo à Florence.
En 2020, Matthieu Blazy s’installe en Vénétie pour devenir le directeur du Design prêt-à-porter de Bottega Veneta dirigé par Daniel Lee, dont il prendra la succession en 2021 afin de perpétuer la mission sacerdotale de l’héritage artisanal italien.
La carrière de Matthieu Blazy est marquée par sa discrétion, parure qu’il conserve jusque dans ses apparitions publiques. En mars dernier, il s’assoit sur un tabouret de bar devant une petite centaine d’intéressés inscrits à l’occasion d’une conférence qu’il donne au Goût du M Festival, organisé par M, le magazine du Monde au sein de l’École Duperré du troisième arrondissement de Paris.
Autour d’une table, on prend des stylos, et on rêve un peu.
Jeans bleu ciel, bottes marron et un sous-pull bordeaux couvert d’une chemise marine relevée de deux ourlets, le directeur artistique se présente sobrement : “Je m’appelle Matthieu et je travaille chez Bottega Veneta.” Pendant une grosse heure, Blazy explique l’importance de la création unique, propre à chacun des artisans de la maison, qui travaillent avec des croquis mais sans patronage. “Autour d’une table, on prend des stylos, et on rêve un peu”, raconte-t-il des réunions de la maison fondée en 1966 à Vicence.
Si, comme le prônait le poète italien Pier Paolo Pasolini, “la connaissance est dans la nostalgie”, Blazy projette l’avenir grâce aux souvenirs de l’enfance. “Je suis retourné dans la maison de mes parents, et j’ai ouvert l’armoire dans laquelle se trouvent tous mes vêtements d’enfants”, se souvient-il lors d’une conversation avec le rédacteur en chef de Business of Fashion, Tim Blanks. “Je les ai trouvés fascinants car ils étaient produits dans une époque où l’on produisait moins, et pourtant ils étaient d’une meilleure qualité. Ils étaient faits pour durer plus longtemps. Les étiquettes, les couleurs, étaient plus intéressantes.” Le Franco-belge prône la durabilité, qu’il associe aux histoires que la longévité d’un vêtement favorise.
Quand tu fais quelque chose à la main, cela aura toujours un petit défaut, qui n’est pas vraiment un défaut mais une partie du processus de fabrication. Ainsi, vous ne trouverez jamais deux fois le même produit en boutique. Chaque pièce varie forcément d’un artisan à l’autre. Chez Bottega, nous voulons célébrer ça.
Blazy veut aussi “dépoussiérer l’artisanat”, dont il se nourrit de la beauté des ateliers, des processus et des employés historiques, alors que se développe sa lassitude pour “l’obsession technologique”, qui le fatigue d’autant plus lorsqu’elle ne concerne pas le vêtement technique.
“Ce n’est pas parce que le vêtement vient d’une machine qu’il apparaît nécessairement nouveau”, détaille-t-il plus longuement dans le podcast ‘BoF’. Chez Bottega Veneta, son obsession de l’artisanat renforce encore davantage le riche héritage de la maison. “Quand tu fais quelque chose à la main, cela aura toujours un petit défaut, qui n’est pas vraiment un défaut mais une partie du processus de fabrication”, poursuit-il. “Ainsi, vous ne trouverez jamais deux fois le même produit en boutique. Chaque pièce varie forcément d’un artisan à l’autre. Dans 99 % des autres maisons, le produit serait rejeté. Chez Bottega, nous voulons célébrer ça.” Prolongement de la pensée hiératique que prônait déjà Tomas Maier, à la tête de la maison de 2001 à 2018 : “L’artisan italien est le point de départ. La collaboration entre le designer et l’artisan est au cœur de tout ce que nous faisons”, expliquait le designer allemand.
“Il respecte l’art de la fabrication des vêtements”, observe Lyas (@ly.as), chroniqueur mode récemment nommé dans le Business of Fashion 500 des personnalités qui font la mode d’aujourd’hui. “Dans un pays où tout le monde fait la course aux articles plus fous les uns que les autres, il se concentre sur ce qui fait de la haute couture un art raffiné : l’artisanat.”
En trois ans, Blazy a sacralisé son ère par une ode à l’expérimentation, présentant des collections successives à Milan continuellement félicitées. Magistralement, il réinterprète le testament de l’intrecciato, signature artisanale de la maison qui réside dans le savoir-faire du tressage des brins de cuir (fettucce) incarnée par le Cassette et l’Andamio, quelques-uns des it-bags de la maison vicentine. Blazy prolonge ce tressage dans les bottes, les jupes et les mocassins.
“Le Bottega Veneta de Matthieu Blazy est extrêmement réfléchi, très fonctionnel”, remarque Osama Chabbi, dont les analyses de défilés l’ont propulsé parmi les “innovateurs de la mode” du magazine Vogue. “Il touche une vision universelle du beau. Il crée des vêtements sur lesquels tout le monde peut se projeter.”
Après le visionnage du film Closer, réalisé par Mike Nichols en 2004, Blazy s’inspire de la dernière scène pendant laquelle Natalie Portman porte un jean et un débardeur blanc, pour célébrer ce qu’il appelle les “vêtements ennuyeux”. “J’aime beaucoup la symbolique du denim dans nos sociétés. Mais je me suis demandé : comment peut-on créer cette illusion avec l’artisanat de la maison ?” Ainsi naissent ses trompe-l’œil. Le cuir devient jean, marcel, chemise Oxford, jupe jusqu’à la création d’une pièce balenciagesque : le sac Kraft entièrement en cuir.
Matthieu Blazy transcende les arts. Celui qui n’a “jamais aimé que la mode” se nourrit des expositions qu’il explore avec Raf Simons et Peter Mulier, son ancien partenaire, avec qui il partage aussi l’amour de l’architecture. Ainsi, il infuse ses créations de l’architecte Carlo Scarpa et honore le design de Gaetano Pesce, dont il apprend le travail lors de sa première année à la Cambre, avec les chaises “Come Stai?” présentées lors du défilé Bottega Veneta Printemps-Été 2023.
À l’occasion du prestigieux Salone del Mobile de Milan, grand-messe annuelle du design, Bottega Veneta a dévoilé en avril dernier une collaboration avec l’entreprise italienne spécialisée dans la fabrication de meubles Cassina et la Fondation Le Corbusier. Avant de quitter l’Italie, ce polymathe s’attaque même à la parfumerie avec cinq créations olfactives révélées cet automne.
En trois ans, Bottega Veneta est également devenue la marque favorite du HighFashionTwitter™, concentrant des louanges permanentes en ligne et une place verrouillée dans le top 10 de l’index Lyst des marques les plus tendance de la mode malgré une disparition des réseaux sociaux et une présence numérique raréfiée. “Il réussit parce qu’il nage à contre-courant”, analyse Lyas. “Quand tout le monde essaie d’être viral sur les médias sociaux, il supprime les comptes. Il n’y a rien de plus luxueux que l’exclusivité. Les gens s’y reconnaissent.”
Le compte Instagram officieux de la maison créé par Laura Nycole, @newbottega, relaye les icônes qui à l’instar de Jacob Elordi, Peggy Gou, A$AP Rocky et Kendall Jenner, plébiscitent le travail de Matthieu Blazy. “Envoyer des célébrités comme Kendall Jenner et A$AP Rocky dans des looks inédits juste pour se faire photographier par des paparazzi et utiliser cela pour une campagne est très intelligent”, insiste Hanan Besovic, derrière le compte Instagram influent @ideservecouture. “Bottega est devenue l’une de ces marques qui n’est pas agressivement devant vous, mais qui est toujours présente. Elle n’a pas eu besoin de s’appuyer sur un logo, elle s’est appuyée sur la technique de tressage intrecciato et l’a améliorée. Les collections de Blazy ont toujours eu une signature.”
“Finalement, l’intrecciato de Bottega Veneta n’est-il pas la version cuir du tweed de Chanel ?”, s’interroge Osama Chabbi. “Cela comporte un aspect multi-dimensionnel qui nécessite une dextérité minutieuse. Je suis curieux de voir comment il va travailler cet héritage-là”, complète-t-il.
L’ère de Matthieu Blazy chez Bottega Veneta se résume à une “créativité visionnaire” que la griffe italienne a saluée au moment de lui dire adieu. Chez Chanel, Blazy incarnera le renouveau de la maison fondée en 1910, en quête de sa “pertinence”, selon les mots de Bruno Pavlovsky, président du département mode de Chanel. “Matthieu a du respect pour l’héritage mais aussi un design très spécifique pour le prêt-à-porter, pour les silhouettes, pour les sacs, et nous aimons beaucoup cela. Nous voulons qu’il pousse, qu’il teste, qu’il aille là où il le sent. Nous ne voulons pas donner l’impression que la marque est coincée.”
“Je pense que nous allons nous régaler. Il s’agit littéralement du plus grand poste de l’industrie de la mode et Blazy a des idées et une vision”, s’enthousiasme Hanan Besovic. “Blazy a l’expérience de la couture, du prêt-à-porter également, c’est un grand créateur d’accessoires, le sac Andiamo était littéralement partout. Il sera intéressant de voir ce qu’il fera des archives. J’espère qu’il aura suffisamment de liberté pour faire ce qu’il veut, car si vous lui donnez de la liberté, cela portera ses fruits.”
Chez Chanel, Matthieu Blazy sera en charge d’imaginer 10 collections par an, dont la première se tiendra à Paris, là où il est né il y a 40 ans, en octobre prochain.