Mais comment est-ce qu’une simple marque de moutarde de Dijon s’est-elle retrouvée dans des titres de Kendrick Lamar, Jay Z ou Kanye West ?
“This that Grey Poupon, that Evian, that Ted Talk, ayy” rappe Kendrick Lamar dans le deuxième couplet de son tube “HUMBLE.”. Alors que tout le monde connaît la marque française d’eau minérale et les conférences TED, le public international reste plus circonspect devant l’évocation de Grey Poupon. Pourquoi donc K-Dot évoque-t-il une marque de moutarde de Dijon dans son morceau ? Il est en tout cas loin d’être le premier à le faire. On s’aperçoit vite que nombreux sont les artistes de la scène hip-hop a avoir cité la marque de condiment au cours des 20 dernières années. Afin de comprendre l’engouement du rap US pour Grey Poupon, il nous faut revenir au siècle dernier pour découvrir comment cette moutarde de supermarché est devenue culte de l’autre côté de l’Atlantique.
Nous sommes en 1981. Un homme blanc, vraisemblablement très riche, déguste un repas à l’arrière de sa voiture de luxe conduite par son chauffeur. Il accompagne son déjeuner avec de la moutarde Grey Poupon, décrite par la voix off comme le sommet du raffinement et de l’art de vivre à la française. Soudain, une voiture tout aussi luxueuse s’arrête au niveau de la première. Un homme, lui aussi blanc et très aisé, demande à celui qui est en train de déguster son repas s’il a de la moutarde Grey Poupon. La réponse ne se fait pas attendre, “Mais bien sûr !” déclare le glouton avant de tendre le pot à son nouvel ami. La signature apparaît alors à l’écran, superposée devant la moutarde transmise de la main d’un col blanc à un autre : “Grey Poupon, l’un des plus fins plaisirs de la vie.” Une scène rejouée 36 ans plus tard dans le clip de “HUMBLE.” lorsque Kendrick se confectionne une tartine de Grey Poupon avant de passer le pot au passager de la voiture d’à côté.
L’extraordinaire succès de cette publicité fit exploser les ventes de la marque, qui, malgré le positionnement ouvertement luxe de sa campagne, est vendue dans tous les supermarchés et deli du pays. Plus important encore, le spot et son slogan font leur entrée au panthéon de la pop culture. Cette campagne réussit à ancrer dans l’esprit des consommateurs que la moutarde Grey Poupon est synonyme de réussite sociale, d’opulence et de goût pour le raffinement. Des thèmes que l’on retrouve bien évidemment dans de nombreux morceaux hip hop. Dès les années 90, la marque sera en effet utilisée par des artistes comme Big Daddy Kane, Ghostface Killah ou Jay Z pour raconter leur association sociale, de la jeunesse violente dans des ghettos jusqu’au faste qui découle du succès.
La première apparition de la marque remonte à 1992, dans le titre “East Coast” du duo new-yorkais Das EFX. En 1996, dans “Cashmere Thoughts”, Jay Z décrit son nouveau style de vie luxueux et se sert de la marque pour clamer qu’il est entré dans une nouvelle dimension : “I got the Grey Poupon, you been warned / Je suis passé à la Grey Poupon, vous avez été prévenus.” Grey Poupon a depuis été cité dans 118 morceaux différents. Cette moutarde est progressivement entrée dans les codes du luxe en vogue dans le hip-hop, au même titre que la haute-couture ou les voitures de sport par exemple. Sauf que l’on parle tout de même d’une moutarde de Dijon, pas de la dernière collection Louis Vuitton. La marque est également souvent utilisée pour métaphoriser la qualité supérieure de son rap par rapport à celui de ses concurrents, comme le fait Baby Blak sur “Firewater” en 2003 : “You mayo, I’m Grey Poupon / Tu n’es que de la mayonnaise, je suis de la Grey Poupon.”
En fouillant un peu plus loin, on s’aperçoit vite que l’utilisation de Grey Poupon dans le rap répond également à des besoins plus techniques. Comme l’explique Open Mike Eagle à Vox, le nom de la marque a été très souvent utilisé dans des freestyle car il a l’avantage de pouvoir faire une rime facile avec des termes comme “coupon”, “futon” ou bien “crouton”. Le site américain a en effet noté que Grey Poupon a été suivi ou précédé d’une ligne comprenant le mot “coupon” dans pas moins de 20 morceaux. Ce besoin lyrique fonctionne parfaitement avec la valeur symbolique de la marque, un futon ou des coupons de réduction représentant la pauvreté passée alors que Grey Poupon est le symbole d’une nouvelle vie de richesse, comme l’explique Kanye West dans “Southside” en 2007 : “Back in college I had to get my back up off the futon, I knew that I couldn’t cop a coup with no coupons; Look at that neutron on his green like croutons, People asking him, ‘Do you have any grey poupon.'”
Les choses deviennent encore plus intéressantes lorsque l’on découvre que le nombre de citations de la marque explose depuis 2007. Pas moins de sept albums s’étant classés en tête des charts lors de cette année furent promus par des singles massivement diffusés en radio dans lesquels le mot Grey Poupon était prononcé ! À force d’être répété et entendu, le terme a définitivement intégré l’inconscient des artistes comme du public. Il est donc logique de le voir resurgir de plus en plus souvent par la suite. Hormis dans “HUMBLE.”, Grey Poupon fut récemment évoqué dans “Facts” de Kanye West, morceau issu de son dernier album : “Yeezy Yeezy, Yeezy, this is pure luxury, I give ’em Grey Poupon on a DJ Mustard” ou encore sur “Dance Off” de Macklemore : “You must heard like Grey Poupon, Swag on tap like Savion.”
L’incroyable success story de Grey Poupon est unique en son genre. Le fait qu’une moutarde de Dijon devienne un tel sujet pour les rappeurs des années 90 à nos jours est passionnant à analyser. L’appropriation d’un produit identifié comme luxe, originalement destiné aux consommateurs blancs, peut en effet être vue comme une plaidoirie pour davantage d’égalité. Une façon imagée de prouver à la société américaine que le confort matériel et la richesse ne sont pas réservés la population blanche.
Mais au final, c’est peut-être Kendrick Lamar qui résume le mieux ce que représente cette marque. Car quand le génie de Compton liste l’eau Evian, les conférences Ted et la moutarde Grey Poupon pour insister sur la qualité de la musique qu’il produit, il ironise sur le fait qu’aucun de ces trois produits n’appartient réellement au domaine du luxe. L’eau minérale Evian n’est pas du champagne, les conférences Ted vulgarisent des sujets pour le grand public et Grey Poupon reste une moutarde de supermarché. Une façon comme une autre de rester humble.