La mode est une histoire de cycles. Utilisée à tort et à travers depuis des décennies, cette expression rentrée dans le language commun n’en demeure pas moins vraie. Sinon, comment justifier le retour en grâce de certaines pièces ou de certaines tendances que l’on pensait abandonnées pour de bon ? Les dernières années ont été témoins d’une véritable résurgence nineties, que ce soit sur le plan du textile, avec des coupes oversized, de la logomania et des imprimés flashy, ou sur le plan des sneakers, avec le retour en force des dad shoes et autres chunky sneakers. Une autre tendance est également symptomatique de notre fin de décennie et de l’aspect cyclique de la mode : le come-back des marques qui ont popularisé le “ugly cool.” En clair, ces griffes qui proposent des produits que le public aime détester (ou déteste aimer). Le symbole parfait de cette contradiction n’est autre que la célèbre marque UGG, qui est la propriété du groupe américain Deckers Brands. Un conglomérat qui s’est spécialisé dans la tendance du “ugly cool”, en possédant également la griffe française de footwear Hoka et les nu-pieds Teva.
Le groupe Deckers Brands sait mieux que quiconque transformer une paire considérée comme laide en une sensation virale et en objet de convoitise, flirtant perpétuellement avec l’amour/haine du consommateur. Fondée en 1975 par Doug Otto et Karl Lopker, deux vendeurs de sandales sur les plages californiennes, Decker Brands a enregistré plus de 2 milliards de dollars de ventes en 2019. La valeur des actions de la compagnie américaine a par ailleurs quadruplé depuis 2017. Avec un trio de marque phare UGG-Hoka-Teva, Deckers Brands s’est donc spécialisé dans la tendance du laid populaire. Même si les ventes de Deckers Brands sont drivées par le trio précédemment citées, la clé de voûte commerciale de ce conglomérat est bien évidemment UGG, qui représente 75% des ventes de l’entreprise. Cette marque, symbole absolu des années 2000 et des outfits des lycéennes de la génération Y, a connu une histoire mouvementée. Elle symbolise en tout cas très bien le retour du “ugly cool” sur le devant de la scène.
Initialement conçue pour les surfeurs, la botte UGG débarque sur les plages californiennes en 1978. C’est Ben Smith, un rider australien, qui popularise cette pièce auprès de la communauté surf de la côte Ouest. Outre son aspect pour le moins atypique, la botte UGG possède une peau de mouton double face et thermostatique. En clair, elle permet de garder les pieds au chaud en cas de grand froid, mais aussi de les conserver au frais en cas de forte chaleur. Rapidement adoptées par les modeux de la West Coast, les paires UGG deviennent peu à peu l’incarnation du cool californien. La marque atteindra son apogée lors de la décennie 2000-2010, en devenant la pièce centrale du “style L.A” grandement popularisé par Paris Hilton et Nicole Richie époque Simple Life. Les UGG sont alors associés à des mini-jupes en jeans, des hauts à strass et autres truckers caps signées Von Dutch.
Extrêmement populaires à travers le globe, les bottes UGG vont alors connaître une lente descente aux enfers. Le modèle se retrouve victime de son succès et voit son image se détériorer progressivement. UGG devient le symbole du look négligé des courses du dimanche matin, la chaussure que l’on porte avec un jogging informe, une gueule de bois et les cheveux gras. Les stars ne l’arborent plus sur les tapis rouges, mais sur les photos peu flatteuses des paparazzis. Elle n’est désormais plus un accessoire de mode, mais bien une simple paire utilitaire. En soit, elle retrouve son statut originel, celui d’une silhouette (très) discutable sur le plan esthétique, bien que très pratique sur le plan fonctionnel. Conscient de ce déclin inévitable, le board de Deckers Brands décide de prendre les choses en main en 2015, pour sortir UGG de ce marasme.
En 2015, Andrea O’Donnell devient la nouvelle présidente lifestyle de la marque californienne. L’objectif de sa nomination est clair : dynamiser la marque pour la faire coller aux codes de la génération Z, qui n’a jamais connu “l’apogée” de UGG. Un constat qui peut à l’inverse être utilisé comme un avantage, les marques comptant également sur l’ignorance que les plus jeunes ont de la réputation de leurs vieux produits. Comme souvent, la marque passe alors par des influenceuses et influenceurs, Kendall Jenner, Luka Sabbat et Adwo Aboah en tête, mais aussi Rihanna, qui fait sensation avec des cuissardes UGG x Y/Project lors du festival de Coachella 2016. Le label américain se met également à enchaîner les collaborations pointues, avec Jeremy Scott, Eckhaus Latta, BAPE ou encore Heron Preston. Outre ces associations réfléchies, UGG va élargir sa gamme footwear, avec des sneakers, des pantoufles, des sandales ou encore des bottines de ski, ne se reposant plus uniquement sur la fameuse boot. La marque comprend qu’elle peut, et doit, assumer son image de produit loin d’être beau. Ou quand la laideur devient le meilleur des atouts marketing.
Interrogé par Business of Fashion sur ce qu’elle a du changer chez UGG, Andrea O’Donnell explique : “Sur le site Urban Dictionary, la marque était associée au terme pour le moins négatif de ‘basic bitch.’ On vieillissait très vite. Un autre problème était que la marque se définissait de façon singulière comme une botte contre le froid classique.” UGG n’a pourtant jamais été un item footwear classique et O’Donnell a compris qu’il était nécessaire d’embrasser cette identité décalée, qu’une paire de la marque devienne un vrai “statement” stylistique pour celui qui osera la porter. En pleine renaissance, la marque a enregistré une croissance de 2% en 2019, avec des ventes nettes estimées à 1,5 milliards de dollars. Un temps au sommet de la hype mondiale, UGG a désormais compris que la surexposition pouvait amener à la saturation et à une détérioration drastique de son image. Cette erreur, la marque Hoka One One souhaite par dessus tout l’éviter.
Elle aussi présente dans le portefeuille de Deckers Brands et positionnée sur un créneau “ugly cool”, Hoka One One est une marque de running fondée en 2009 par Jean-Luc Diard et Nicolas Mermoud, deux anciens de chez Salomon. En 2013, le label français est racheté par Deckers. Depuis, la marque a été adoptée par des personnalités aussi diverses que Gwyneth Paltrow, Reese Witherspoon, Britney Spears et même Kanye West, qui avait abandonné ses incontournables Yeezy pour une paire de Hoka One One en mai dernier. L’approche stylistique de la marque est claire : le confort avant l’esthétique, avec des paires aux semelles oversized et des silhouettes souvent grossières. Comme le rappelle Business of Fashion dans un portrait consacré à la marque française, Hoka One One est arrivé sur le marché au moment où le minimalisme était en vigueur, bien avant le retour en grâce des dad shoes. La griffe a alors pris le contre-pied parfait de la tendance sobre, en proposant un shape massif, imposant, dont le seul argument marketing reposait sur le confort qu’il procurait au runner. À l’image de UGG et du “statement” stylistique de celui qui porte la marque, Hoka One One adresse ses paires aux runners souhaitant courir confortablement, peu importe l’image qu’ils renvoient.
L’avénement des chunky sneakers a ensuite permis à Hoka One One de se décliner dans un univers plus lifestyle et urbain, jusqu’à se retrouver aux pieds de Kanye West donc. Pour Matt Powell, un spécialiste de l’industrie sportswear, “Hoka One One est l’une des marques les plus en vue sur le marché actuellement.” Un chiffre pour vérifier cette affirmation ? En 2018, les ventes de la marque française ont augmenté de 65,7 %. Un chiffre astronomique, qui prouve bien que le label appartenant à Deckers Brands a lui aussi parfaitement embrassé son identité “Ugly Cool.” Le laid sympa, le moche cool, autant de noms pour désigner une réalité bien concrète : bien plus que les produits, ce sont les histoires racontées par les marques aux consommateurs pour se construire une identité forte qui dictent le tempo de la mode mondiale.