Le Macintosh en 1984, l’iPod en 2001, l’iPhone en 2007. À trois reprises dans sa vie, Steve Jobs a présenté un produit qui allait révolutionner le monde. En 2013, en préambule de la sortie de son sixième album solo Yeezus, Kanye déclare être “Le Steve Jobs d’Internet, de la mode et la culture.” Avec son album suivant, The Life of Pablo, il rêvait sans doute de faire ce que Jobs avait réalisé avant lui : être à l’origine d’une révolution, ici, celle de l’album et de la façon dont on le perçoit et le consomme. Mais comme beaucoup de génies créatifs avant lui, Ye s’est frotté à une dure réalité. Aussi brillante ou nécessaire soit-elle, toute révolution n’a de sens que si elle émane ou est suivie par le plus grand nombre.
Avec The Life of Pablo, Kanye West avait le potentiel de faire drastiquement évoluer le concept de l’album, mais personne ne l’a suivi dans sa folie créative et son amour du chaos. Dès lors, cet album du chicagoan ne marque pas un avant/après dans l’industrie musicale comme on pouvait le penser à sa sortie, il est “simplement” un ovni, une bizarrerie qu’aucun de ses pairs n’a pu ou voulu pleinement imiter. Pourtant, les faits sont là. Avec cet album, Kanye West est le premier artiste à avoir maximisé, pour le meilleur comme pour le pire, les possibilités pratiquement sans limite du format streaming.
Jusqu’ici, les albums étaient des objets culturels — pratiquement — inamovibles une fois leur impression en CD, vinyles ou cassettes. Une modification de l’album, en tant qu’objet, demandait le rappel de toutes les versions initiales et la mise en commercialisation des versions mises à jour. En clair, un cauchemar logistique, financier et temporel si cela se produit dans les premiers jours de sa sortie. Dans ce cas précis, cela pouvait gâcher la distribution d’un projet et donc grandement freiner sa réussite. L’exemple le plus concret de ce phénomène en France, c’est Ateyaba, le premier album de celui qui s’appelait encore Joke en 2014. Les versions physiques du projet avaient été rappelées car la production du titre “Paris” comportait un sample de “Blue in Green” de Miles Davis, qui a été utilisé et diffusé sans l’obtention des ayant-droits. Le morceau a donc été supprimé des plateformes de streaming pendant que les CDs ont provisoirement été retirés des bacs lors de sa première semaine d’exploitation. Si l’un est pratiquement sans conséquence, le second s’est avéré dramatique, d’autant plus à une époque où l’équivalent-vente du streaming n’était pas encore comptabilisé.
À côté de ses problèmes légaux et matériaux, il y a aussi une limite évidente qui est que l’album dans sa version physique n’est pas censé être modifiable (et donc potentiellement améliorable) une fois son processus de création terminé. Dans le cas contraire, où un album n’aurait donc pas de fin et serait constamment changé, le processus créatif deviendrait alors le produit : on consommerait des modifications plus qu’une oeuvre. Ce qui est assez chamboulant aussi bien pour l’artiste que le public, étant donné que cela va à l’encontre total du mode fonctionnement historique que l’on connait.
L’artiste éternel insatisfait qu’est Kanye West pouvait donc se sentir globalement bridé par le CD. Il a ainsi décidé de contrer cette limite sur TLOP en sortant le projet exclusivement en streaming. Il y a eu dans un premier temps une version de 9 titres présentée le 11 février 2016 au Madison Square Garden, au cours d’une listening party devenue culte. Débarque ensuite une version de 18 titres dévoilée exclusivement sur Tidal le 14 février, puis s’en est suivi une série de modifications incessantes, près d’une dizaine au total : des sons remixés, des changements dans les textes de certains morceaux, des modifications de tracklist, des ajouts de featurings. Au final, l’album a été modifié jusqu’au 15 juin 2016, soit 4 mois après sa sortie. Kanye West alla même jusqu’à faire du couplet de Frank Ocean sur “Wolves” un morceau à part qu’il nomma… “Frank’s Track”.
Lors de la sortie de l’album il y a 4 ans, beaucoup d’observateurs se font logiquement la réflexion que Kanye transforme alors la musique en software, qu’il traite les premières versions de The Life Of Pablo comme des prototypes imparfaits voués à être mis à jour. Qu’est-ce qui séparait alors sa réflexion et son processus du mode de fonctionnement d’une application de la Silicon Valley ? Plus grand chose sur le papier. On se dit alors que les artistes sont sur le point d’imiter à nouveau Yeezy et donc de ne plus faire la promotion d’une oeuvre, mais d’une mise à jour constante. Un projet sans réel début et surtout sans fin, constamment mis à jour et modifié au gré des besoins ou des envies pour ne jamais le rendre obsolète.
L’album ne serait alors plus une oeuvre, mais purement et simplement un produit, qui ne cherche plus à satisfaire le besoin créatif de son auteur, mais à répondre à une demande constante auprès de l’audience. Et cela n’a rien de vraiment surprenant lorsque l’on repense aux déclarations de Kanye West à ce sujet. En 2013, il expliquait à de multiples reprises lors d’une interview passionnante accordée à Zane Lowe qu’il est un “product guy“, tout simplement quelqu’un qui résonne en terme de produit. On peut alors comprendre que l’aspect évolutif associé à The Life Of Pablo était le symbole du raisonnement d’un homme qui pensait produit, et cherchait donc à vendre sa musique de la même manière qu’il vend ses nouveaux coloris de YEEZY.
Mais au final, pourquoi ce procédé a été aussi peu imité ? Au-delà, bien sûr, des habituelles rééditions qui n’ont pas attendu Ye’ pour exister. D’une part parce que les artistes (la majorité d’entre eux en tout cas) ne sont sans doute pas prêts de renoncer à traiter le format album comme le reflet d’une période de leur vie et le résultat d’un travail de longue haleine, donc de le sortir, le promouvoir et le distribuer comme tel. Offrant ainsi au public une expérience musicale qui fait encore sens. Et d’une autre part, car le public est culturellement attaché à ce que représente un album : le rendez-vous avec un artiste à une date pré-établie, qui permet de découvrir une oeuvre complète et définitive. De la même façon qu’il serait compliqué de justifier plusieurs séances de cinéma étalées sur plusieurs semaines pour découvrir un film, le format album possède des lettres de noblesse et une résonance culturelle que Kanye West à lui seul n’a pas pu chambouler. Et certains diront que c’est tant mieux.
S’il fait sens économiquement, le concept de l’album évolutif est voué à l’échec culturellement. Comment considérer une oeuvre comme définitive et importante pour sa culture lorsqu’elle évolue continuellement ? Le public n’a pas encore accepté, et n’acceptera peut-être jamais, que l’on puisse mettre à jour un album comme on peut upgrader les caractéristiques techniques d’un vieux film lorsqu’il ressort sur de nouveaux supports. Et même dans ce cas, il est très difficile de faire évoluer une oeuvre. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir les indignations qu’ont provoqué les modifications de George Lucas sur la trilogie originale de Star Wars, lorsque cette dernière est sortie en DVD puis en Blu-Ray. Le public est attaché à conserver une oeuvre dans l’état dans lequel il l’a découvert. En musique, il suffit d’imaginer les réactions si Nas souhaitait modifier une instrumentale sur Illmatic ou même pire, faire d’un couplet un morceau à part entière comme l’a fait Kanye West avec “Wolves” et “Frank’s Track”. Cela reviendrait dans certains cas à dire au public que l’oeuvre qu’il aime tant est imparfaite et donc doit être modifiée.
Au final, The Life Of Pablo a largement été plus marquant pour son ambition et sa démesure que pour son impact et son influence. Et c’est un excellent symbole de ce qu’est Kanye West musicalement aujourd’hui. Une légende, l’une des plus grandes discographies de l’histoire du rap, mais désormais un artiste qui ne donne plus le ton et n’influence plus ses pairs, lorsqu’il s’agit de musique en tout cas. The Life Of Pablo est sorti quelques mois après Barter 6 et DS2 ou encore quelques mois avant Culture. Une liste très exhaustive d’albums qui seront au final les vrais marqueurs temporels du son de la période et qui ont façonné le rap de la fin des années 2010. Ce que le 7ème album solo de l’artiste de Chicago n’a évidemment pas réussi à faire.
Il est évident que dans une réalité alternative, on célébrerait aujourd’hui l’anniversaire d’un album qui marque un avant et un après dans l’industrie musicale. Au final, on en parle comme d’un très bon album, un de plus dans une discographie prodigieuse. C’est déjà énorme, mais tellement éloigné de ce qu’aurait été The Life Of Pablo s’il était devenu une norme et non pas une anomalie, aussi fascinante soit-elle.