Bien que l’on reproche souvent aux rappeurs français les plus mainstream d’aborder dans leurs morceaux des thèmes creux (leur passé dans l’illégalité ou leur goût très prononcé pour le luxe et les femmes notamment), les considérations individualistes n’ont pas éclipsé ce qui a façonné l’identité du rap dans les années 80 et 90, à savoir une musique essentiellement contestataire et véhiculant des messages forts. La manière dont les rappeurs français se saisissent aujourd’hui de la question du racisme et de la lutte contre les violences policières en est un parfait exemple.
Un constat : rien n’a changé
L’année 2020 marque les 15 ans de la disparition de Zyed Benna et Bouna Traoré, morts électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique à Clichy-Sous-Bois alors qu’ils étaient poursuivis par la police. Cet évènement fut le point de départ d’émeutes dans les banlieues populaires de France, visant à dénoncer la responsabilité des forces de l’ordre dans cette affaire et plus largement les expériences personnelles des jeunes en banlieue, marquées par le racisme et les humiliations accumulées. En 2015, Kery James écrit un texte dédié à la mémoire de Zyed et Bouna, dix ans après leur mort : « Rabzas et renois, à leurs yeux on est toujours des étrangers. J’ai abandonné l’idée qu’ils me perçoivent un jour comme un français ». L’artiste faisant alors le triste constat que dix ans après, malgré ces nombreuses contestations, rien n’avait changé pour les jeunes dans les banlieues françaises. Force est de constater qu’en 2020, le bilan est le même.
Adama Traoré, mort lors de son interpellation le 19 juillet 2016 à Beaumont-Sur-Oise et Théo, violé le 2 février 2017 à Aulnay-Sous-Bois sont devenus, eux aussi, des symboles de la lutte contre les violences policières et la dénonciation de l’impunité dont bénéficient les policiers : « Le flic tueur d’Adama Traore sera acquité » (Booba, “PGP”) / « J’suis avec Théo, on fuck les schmitt » (Booba, “Friday”)
À chacun sa façon de dénoncer les injustices en 2020
Cette année 2020 est particulièrement symbolique : le film cultissime La Haine est ressorti au cinéma à l’occasion de ses 25 ans et Les Misérables de Ladj Ly a obtenu quatre Césars, dont celui du meilleur film. Cette année est aussi et surtout marquée par la mort de George Floyd, tué par la police le 25 mai à Minneapolis, ayant conduit à des émeutes contre le racisme et les violences policières outre-Atlantique, ainsi qu’à de nombreuses manifestations en France, en partie à l’initiative d’Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré.
De nombreux rappeurs ont pris part à ces rassemblements et l’ont partagé sur les réseaux sociaux afin de sensibiliser leurs fans. Parmi eux, Leto, Gradur, Laylow, Sadek, Freeze Corleone, Kalash, Take A Mic, Cheu-B, Jok’Air, Bramsito, Dosseh, Josman et bien d’autres encore.
Les prises de positions des artistes ne se limitent toutefois pas à ces mobilisations collectives, au Blackout Tuesday et au #BlackLivesMatter sur les réseaux sociaux. Certains prennent aussi la parole en interview, notamment pour StreetPress, en abordant le sujet des contrôles au faciès ou la manière dont ils sont traités en garde à vue. Et pour parler de leurs rapports compliqués avec l’institution policière, leur musique est bien sûr leur moyen d’expression privilégié. Chacun à leur manière, ils pointent du doigts certains comportements et prennent position :
Devant ta mère, normal, ils t’insultent tes morts, calibre à la taille, ils font les cowboys / Et l’OPJ te fait la fouille au corps, en retard ou pas pour le taff, la FAC ou l’école
(Soso Maness, “Interlude”)
Mort aux porcs, justice pour Adama
(Freeze Corleone, “Freeze Rael”)
En plus de faire passer des messages à travers leurs lyrics, les rappeurs le font également dans leurs clips. On peut prendre l’exemple de “Tieks” de 13 Block et Niska, qui contient une scène dans laquelle un jeune homme noir se fait violemment interpelé par les forces de l’ordre avant d’être battu au sol dans l’enceinte d’un commissariat devant des caméras de surveillance.
Sélection Naturelle et VIᵉ République : deux covers militantes puissantes
À la fin du mois d’octobre, Kalash Criminel et Jok’Air ont tous deux dévoilé, à deux jours d’intervalle, les covers de leurs prochains projets respectifs : Sélection Naturelle et VIᵉ République. Les deux rappeurs ayant toujours réservé une place importante à leurs revendications politiques dans leur art ont misé sur des pochettes militantes et chargées de symboles.
Kalash Criminel, depuis ses débuts, prend position en abordant sans concessions les sujets de la négrophobie, du colonialisme et des violences policières. Ces thèmes seront plus que jamais présents dans Sélection Naturelle comme en témoignent les premiers morceaux déjà dévoilés par le rappeur sevranais qui figureront sur ce projet : l’incisif “Écrasement de tête” dont le visuel rend hommage aux victimes de violences policières qui sont citées à la fin et “But en Or” en collaboration avec Damso traitant du racisme, du colonialisme et de la différence. Sur la pochette de l’album, réalisée par Fifou, on voit au centre un jeune enfant albinos, tenant un bâton comme une épée, l’air déterminé, défendant une femme noire cagoulée et son bébé face à deux policiers de dos, au premier plan, prêts à dégainer leurs armes à feu. La cover et le titre de cet album, dont la sortie est prévue pour le 20 novembre, indiquent que l’artiste a une nouvelle fois la volonté de véhiculer des messages politiques forts.
La cover du prochain projet de Jok’Air, signée Omizs, met en avant la militante et symbole de la lutte contre les violences policières Assa Traoré. Elle montre la jeune femme sur le balcon d’un bâtiment parisien, les bras levés. On voit une vingtaine d’autres protagonistes installés sur les balcons autour de celui d’Assa Traoré, tous vêtus de noir, les poings levés. Au-dessus d’Assa Traoré est accroché un drapeau français, ce qui peut rappeler la cover mythique de l’album Le combat continue d’Ideal J, où l’on voit la main d’un homme noir serrant le drapeau tricolore. L’ex-membre de la MZ est lui positionné derrière Assa, en retrait, portant le même costume rose que sur la cover de son projet précédent Jok’Chirac. On peut y voir une similitude symbolique avec la cover du monumental To Pimp A Buttefly de Kendrick Lamar, qui mettait en scène des hommes noirs devant la Maison Blanche relevant un contraste entre ce haut-lieu de pouvoir et ces jeunes cantonnés en bas de l’échelle sociale, premières victimes d’inégalités. En proclamant la VIᵉ République avec à sa tête Assa Traoré, Jok’Air porte un message de changement, plus encore, de Révolution.
Avec ces deux covers, Kalash Criminel et Jok’Air symbolisent ainsi un rap français qui continue de s’engager et qui le fait sur la plus importante des plateformes à sa disposition : des albums qui sont écoutés par des millions d’auditeurs.
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