Président du jury du Paris Surf & Skate Film Festival 2021, le photographe américain Glen Friedman revient sur son extraordinaire carrière, au cours de laquelle il a immortalisé l’avènement du skate et du hip-hop.
Vans à damiers aux pieds et chemise à motifs sur le dos, Glen Friedman arbore un grand sourire sur son visage. Le photographe est satisfait de son passage dans la capitale, même s’il avoue ne plus y prendre beaucoup de photos. “À l’époque, j’étais fasciné par les Yamakazis, j’aurais vraiment aimé les shooter” glisse Friedman lorsqu’on lui demande ce qui l’a autrefois inspiré ici. Après 30 ans de carrière, il reconnait volontiers avoir fait le job.
Initialement skateur, Glen Friedman s’est mis à la photo un peu par hasard, suite à une blessure l’année de ses 14 ans. Plus qu’aucun autre faiseur d’image, il documentera méticuleusement la révolution skate emmenée par les Z-Boys dans le Los Angeles des années 70. À l’époque, les piscines vides de Californie commencent à être investies par une jeunesse en recherche de sensations fortes et de rébellion, guidées par des icônes comme Tony Alva ou Jay Adams.
Il photographiera ensuite les débuts de la scène punk rock, avant de définitivement marquer l’imagerie du hip-hop. Au milieu des eighties, il délaisse les guitares et les vestes en cuir pour shooter l’univers du rap, en plein bouillonnement. Certaines de ses plus grandes légendes défileront devant son objectif : Run-DMC, Public Enemy, Beastie Boys, A Tribe Called Quest… On pourrait penser que les 1000 vies de Glen Friedman l’auraient laissé épuisé, blasé. Pourtant, il n’en est rien. C’est un artiste plus engagé que jamais que nous rencontrons aujourd’hui.
Quel regard portez-vous sur la gentrification du skate ?
C’est à cause d’entités comme Supreme qu’on en est là. Ça me dégoute, c’est méprisable et pathétique. Ce sont des voleurs de culture. Ils prennent l’argent des kids et ils n’en ont rien à foutre. Ils détournent la culture skate au profit d’un capitalisme extrême. Ils volent les artistes, ils m’ont volé plusieurs fois dans ma carrière. Ce sont des imposteurs et ils ont embourgeoisé le skate. Le skate appartient aux kids, pas à des multinationales assoiffées de profit.
En tant que new-yorkais, on imagine que vous êtes un témoin direct de cet embourgeoisement de la culture skate.
C’est vraiment dégueulasse. Quand tu passes devant un shop et que tu vois des centaines de gens faire la queue pour acheter un putain de tee avec un artwork parfois volé… Tout ça n’est qu’une façade, ces marques vendent du vent.
Donc, quand vous voyez un kid avec un t-shirt Thrasher, une publication pour laquelle vous avez travaillé…
(Il coupe) C’est un magazine ! C’est marrant que la plupart des gens ne soient pas au courant. Ça montre bien à quel point c’est devenu populaire. Ça ne me dérange pas parce que Thrasher mérite cette notoriété. Ils sont là depuis le début, ils n’ont pas gagné d’argent pendant longtemps et ils ont un amour sincère pour le skate. S’ils vendent des t-shirts et que les gens ne connaissent pas l’histoire, on ne peut pas y faire grand-chose. Ce qui me gêne, ce sont les marques qui enchaînent les éditions limitées et les collab’ sans aucun sens pour vendre des t-shirts à 100 balles, en exploitant la soif des kids pour la hype. C’est du capitalisme sans foi ni loi.
Le style a pourtant toujours revêtu une importance primordiale dans la culture skate.
Tout le monde doit le sien. Il faut penser en termes de style, pas en termes de marques. Un nom ou un logo n’a absolument rien de cool. Portez des Vans, des adidas ou des Nike… Mais soyez sûrs de le faire pour une raison ! Il faut que la paire vous plaise, qu’elle soit confortable, qu’elle soit utile. Les kids bousillés par la mode vont acheter un produit uniquement parce qu’il est cool. Je trouve que la sneaker culture est dégueulasse. J’aime les sneakers, j’en ai plein. Mais ce sont des paires que j’ai envie de porter ! Je ne suis là pour collectionner : si j’achète, c’est pour utiliser. Je comprends que ça fasse partie de la culture contemporaine, mais je ne suis pas en accord avec ça.
En faisant nos recherches, on a eu la sensation que vous partiez toujours dans une autre direction dès qu’une de vos passions devient mainstream. Vous êtes d’accord avec ça ?
Pas complètement. Devenir mainstream, c’est le but. Je veux que plein de gens skatent et écoutent du rap. Ce sont de belles choses, qui rendent plus indépendants, qui font comprendre des choses sur le monde. Le problème du mainstream, c’est l’exploitation financière qui est faite par des escrocs et leurs entreprises. C’est la rançon de la gloire. En 1980, j’avais l’habitude d’aller à des concerts de punk rock de 200 personnes. En 1985, pour les mêmes groupes, on était 2000. Quand tu passes de 200 spectateurs à 2000, il y forcément plus de fans passionnés. C’est mathématique. Il y a plus de positif que de négatif dans le fait de devenir mainstream.
Il faut penser en termes de style, pas en termes de putain de marques. Un nom ou un logo n’a absolument rien de cool.
Glen Friedman
Pourquoi prenez-vous moins de photos qu’auparavant ?
Parce que je ne suis plus aussi inspiré. J’ai 59 ans, j’ai déjà vu beaucoup de choses (rires). Ce qui compte, c’est que la nouvelle génération prenne des photos de ce qu’elle aime, de ce qui la fait vibrer. Si je vois quelque chose d’incroyable et que personne ne l’a pris avant, peut-être que je ferais une photo. Mais il faut savoir laisser sa place aux nouveaux talents, c’est à eux d’immortaliser la culture de leur époque.
D’abord skateur, vous êtes ensuite devenu photographe, avant de vous spécialiser dans la musique. Comment se sont déroulées ces transitions ?
Mes amis skateurs ont tout simplement commencé à monter des groupes de punk rock. En tant que photographe de skate, j’ai appris à immortaliser le moment parfait, le plus fort, le plus intense. Un instant qui va durer moins de 0,5 seconde. Quand j’ai commencé à shooter des groupes en concert, je capturais l’intensité de la prestation comme personne. Les autres photographes ne saisissaient pas cette milliseconde où on ressentait l’émotion et l’agressivité de la musique. Ils y arrivaient parfois, mais je l’avais beaucoup plus souvent (rires).
L’évolution s’est donc faite naturellement depuis le skateboard ?
En tant que skateur, j’écoutais de la musique toute la journée. Et le punk rock est né dans ces communautés. Quand votre génération est arrivée, ce genre était partout à la radio. Quand je skatais, il n’existait même pas ! Le punk rock et le skate partagaient cette agressivité super inspirante. C’est comme si on avait transposé un sport en musique. Quand la pratique du skate a commencé à devenir mainstream, le punk rock a connu son ascension. Ce n’était pas à l’échelle mondiale, mais ce phénomène était palpable en Californie. La même chose est ensuite arrivée avec le rap. Quand le punk rock a commencé à devenir générique et commercial, le rap a explosé.
Il y a plus de positif que de négatif dans le fait de devenir mainstream.
Glen Friedman
Qu’est-ce qui vous plaisait dans le hip-hop ?
C’était une musique excitante, la déclinaison du punk rock faite par les kids afro-américains. Le punk rock devenait chiant, le rap était la nouvelle musique de la jeunesse. Les Beastie Boys, qui venaient du punk rock, m’ont introduit à cet univers. Il n’y avait pas vraiment de bons photographes dans le hip-hop de la fin des années 80. Je suis arrivé pour apporter de la qualité et de la passion, ce qu’on ne voyait pas trop jusque-là.
En tant que photographe blanc venant du rock, les rappeurs de l’époque n’avaient pas de doutes sur votre légitimité ?
Non, parce que les Beastie Boys me connaissaient. Ensuite, Run-DMC m’a connu grâce à mes photos des Beastie Boys, puis ainsi de suite avec Public Enemy, Ice-T, LL Cool J… Ils ont tous vu que je faisais quelque chose de différent. Les artistes respectaient mon travail, j’ai laissé mes photos parler pour moi.
C’était différent de travailler avec des rappeurs ?
Tous les artistes ont une attitude, un personnage. Les mentalités dans le rap étaient davantage axées sur le business, même au début, de par l’origine sociale des artistes. Certains gars venaient d’un milieu extrêmement pauvre et la musique était la seule façon de s’en sortir. Le milieu punk rock était plus désintéressé, alors que le hip-hop était vu comme une échappatoire, une façon de faire du cash et de quitter le ghetto.
Il n’y avait pas vraiment de bons photographes dans le hip-hop de la fin des années 80. Je suis arrivé pour apporter de la qualité et de la passion, ce qu’on ne voyait pas trop jusque-là.
Glen Friedman
Comment se déroulait le travail avec ces artistes ? Vous les contactiez vous-même ou ils venaient à vous ?
La plupart du temps, ils venaient à moi. Je détestais bosser avec la maison de disque, le manager et les attachés presse, je n’aimais pas leur façon de faire. Je ne voulais travailler qu’en direct avec les artistes. Quand deux forces créatives se rencontrent, ça donne généralement de bons résultats. Parfois, les artistes se laissaient guider et suivaient juste mon idée de A à Z. Je leur disais comment regarder l’appareil, comment poser, quelles sapes mettre… Ils connaissaient mon travail et ils me faisaient 100% confiance.
Pourquoi avez-vous progressivement arrêté de documenter le rap américain au cours des années 90 ?
Je n’étais plus aussi intéressé, le rap devenait trop gros. Les managers et les labels dirigeaient tout. Tout le monde a commencé à se prendre pour un patron ou une diva. Je n’aime pas bosser avec des gens qui pensent être trop célèbre. Je connaissais leurs stars avant qu’elles soient des stars, pourquoi est-ce qu’ils commençaient à jouer aux durs avec moi ? Je ne comprendrai jamais ça. Certains artistes avaient besoin d’encadrement, c’est clair. Le Wu-Tang Clan par exemple, c’était 8 membres : impossible de tous les réunir au même moment ! On n’a jamais fait de shoot ensemble à cause de ça. Si tu n’es pas capable de te pointer pour prendre une photo, que tu me renvoies vers ton manager ou ton chef de projet, casse-toi, je m’en fous. Je les respectais en tant qu’artistes, mais pas dans le business. À la fin des nineties, tous les acteurs de cette industrie se comportaient comme des gros bonnets.
Tous, sans exception ?
Non, bien sûr. Je suis toujours très proche de gars comme Ice-T ou Chuck D (co-fondateur de Public Enemy ndlr). Ils ont su garder les pieds sur terre et rester vrais. Je respecte le fait que tout le monde veuille croquer sa part du gâteau. Mais quand on parle d’art, ça ne devrait pas être la seule préoccupation.
C’est une bonne chose que les gens shootent au digital, parce que la plupart prennent des photos de merde. Pourquoi polluer encore plus la planète en développant des clichés nuls ?
Glen Friedman
Vous n’avez jamais eu envie de revenir dans le rap ? Travailler avec des artistes comme Kanye, Travis, Drake, Kendrick…
Ce n’est pas que je n’aime pas leur musique, mais ce n’est pas à moi de les shooter, c’est à leur génération. À moins que quelque chose m’inspire à fond, je ne vais pas le prendre en photo. Il faut le laisser à quelqu’un qui vit pour ça. Quand j’étais plus jeune, je détestais que des gens de l’extérieur débarquent. Qui es-tu pour shooter mon groupe préféré ? C’est mes gars, c’est ce que j’aime et je les prends en photo. Les gens qui vibrent réellement pour les artistes actuels, c’est à eux que revient la tâche de les immortaliser.
Quel regard portez-vous sur les innovations techniques dans la photographie ?
Je ne shoote que sur pellicule. Je n’ai pas de caméra digitale, à part sur mon téléphone. C’est une bonne chose que les gens shootent au digital, parce que la plupart prennent des photos de merde. Pourquoi polluer encore plus la planète en développant des clichés nuls ?
En tant que OG de la photographie, que pensez-vous du rôle nouveau des réseaux sociaux dans votre univers ?
Il y a du bon et du mauvais. Je ne suis pas très actif sur Instagram, je ne vais plus du tout sur Twitter et je me suis désinscrit de Facebook il y a un an. Ils ne se préoccupent pas des fake news et des théories complotistes qui fleurissent sur leur réseau ? Ciao, allez vous faire foutre. Je ne peux pas supporter ce manque de responsabilités. On doit tous œuvrer pour le bien commun. On ne peut pas continuer à tout prendre et ne rien donner en retour. Vous n’êtes pas obligé d’être végan, vous n’êtes pas obligé d’aller manifester, mais faites quelque chose pour rendre le monde un peu meilleur.
Ce qui compte, c’est que la nouvelle génération prenne des photos de ce qu’elle aime, de ce qui la fait vibrer.
Glen Friedman
Vous pensez que la majorité des gens font ce fameux geste ?
Non, mais ils peuvent le faire. À cause de nos habitudes culturelles, on a tendance à abandonner. Les gens veulent leurs nouveaux vêtements, leurs plats livrés chez eux… C’est égoïste, mais ça fait partie de notre société. Aux États-Unis, on a vécu quatre ans avec un président horrible, qui a offert un spectacle déplorable. Les choses ont empiré, car il a fait croire à une partie de notre pays que ce n’était pas grave d’être raciste, de mentir ou de polluer. Ça rend le changement encore plus compliqué.
Pour revenir sur les réseaux sociaux, pensez-vous que nous sommes confrontés à trop de contenus au quotidien ?
Le fait d’être confronté à des centaines d’images et de vidéos par jour peut jouer sur notre perception de la qualité. On voit tellement de photos et de vidéos, qu’on en oublie parfois la valeur. Tu peux scroller cinquante photos et tu vas en voir une qui va te toucher, parce qu’elle dégage de la passion. Si on fait les choses sans cette passion, ça ne sert à rien de faire quoi que ce soit.
Présenté au Paris Surf & Skate Film Festival, le documentaire de Glen Friedman “A Look Back : DogTown & Z-Boys” est disponible ci-dessous.
Interview : Julien Perocheau (@julienperocheau)