Tout est noir

L'époque serait-elle à la tristesse ?
En 2021, le rap se lamente,
et son écho est terrifiant.
Gates & Wave

J’ai l’impression d’entendre la même chanson encore et encore (…)
Tout ce que veulent ces rappeurs, c’est mourir.
Amour maudit
Avant eux, Future, avec sa voix éraillée et ses hymnes sous codéine, avait tout de l’homme qui exposait ses vices pour les exorciser, tout en étant conscient qu’il lui était difficile de s’en défaire. Quand il pose sur « East Atlanta Love Letter » avec 6LACK, il paraît dépité d’écrire ce qui aurait dû être une lettre d’amour à l’endroit qui l’a vu grandir. Chez Future, l’amour est rarement léger et sans tourments, il est fait de trahisons, de tromperies et ne dure jamais longtemps. Forcément : il y a trop de tentations et le diable est derrière chaque cambrure. Future est une présence charismatique, un homme aux mélodies qui font vibrer les boîtes de strip-tease puis servent de bande-son à ceux qui s’autorisent un dernier verre après la fête, tristes comme un comptoir déserté.
Il faut dire qu’il est issu du donjon le plus connu d’Atlanta, la Dungeon Family, terre des exploits d’Outkast et des Organized Konfusion, où le rap, funk, la soul et le blues se mélangeaient dans le sous-sol d’une maison familiale, dans une petite pièce sentant la sueur et les esprits en ébullition. Future a fait voler tout cela en éclat, empruntant moins à la soul et au gospel que ses mentors, mais en gardant cette noirceur que le blues a tant de fois exprimé. Pas étonnant que sur l’album Pluto x Baby Pluto, il s’associe à Lil Uzi Vert, génie incompris autoproclamé et personnage aussi excentrique que loufoque, parfois au bord de l’autodestruction, qui semble cacher son mal-être en multipliant les excentricités. Mais même la force du collectif n’arrive pas à faire sortir Future de ses tourments : sur “Rockstar Chainz”, après s’être vanté – comme souvent, avec lui – d’avoir couché avec les petites-amies de ses ennemis, il justifie son comportement en avouant qu’il a “laissé [son] coeur dans la rue”. Toxique jusqu’au bout des ongles.
Et à l’image du bluesman John Lee Hooker, qui, lui aussi, ajoutait des nuances subtiles à son chant, préfigurant le rap en parlant pendant ses chansons, Future accorde autant d’importance aux rythmes sur lesquels il pose, qu’à la manière dont il raconte ses histoires. Chez lui, comme chez les bluesmen, le sexe et Satan sont omniprésents, et quand il rappe – ou chante, la frontière est devenue presque invisible – c’est en ne retenant rien et en dévoilant tous ses tourments – « Codeine Crazy » -.
Le Rap devient viscéral et vulnérable, en conservant tout de même son arrogance. Conway, rappeur du label Griselda, exprimait bien ces sentiments sur « Clarity » : « Got all this ice on my chest to go with my cold heart / J’ai toute cette glace – des bijoux – sur ma poitrine pour aller avec mon cœur froid ».

Kanye, abattu
Cher Dieu, arrange tout, seul toi peut tout arranger.
Cher Seigneur, arrange tout, jamais rien ne va comme il faut.
Kanye West sur “24”
Le gospel, une musique qui flirte avec le désespoir ? Impensable il y a quelques décennies, et pourtant. La musique a toujours été le reflet de son époque : les exemples sont nombreux. Le blues était devenu plus électrique, plus libéré, en se frottant aux villes industrielles du Nord, après s’être éloigné du Delta du Mississippi et des États ségrégationnistes du Sud, mais il n’avait pas pour autant oublié ses origines. Dans les années soixante, la soul était harmonieuse et positive, elle chantait des jours meilleurs à mesure que le mouvement des droits civiques faisait filtrer un peu de lumière derrière la grisaille. Puis le Pasteur King s’est fait assassiner, et la musique a changé de cap. La soul pleine d’espoir de Curtis Mayfield, un homme dont l’impact sur le rap a été considérable, s’est alors teintée de funk et de psychédélisme. « S’il y a un enfer en dessous, on va tous y aller », chantait-il.
Le rap, lui, a suivi aussi une évolution similaire, faisant écho à une société qui laisse peu de place à l’apaisement. Il est plus que jamais, à des hauts niveaux d’exposition médiatique, paranoïaque, et conscient que tout peut s’arrêter.
La fin rôde partout
S’il y a un enfer en dessous, on va tous y aller.
Curtis Mayfield sur “If There’s a Hell Below, We’re All Going to Go”
Si le blues s’est souvent adressé à des puissances extérieures pour supporter le quotidien, le rap prend un chemin semblable pour exprimer le même mal être. C’est 42 Dugg qui demande à ce qu’on libère ses amis incarcérés – « Free Merey » – c’est Maxo Kream qui se plaint de ne pouvoir faire confiance à personne – « Cripstian » – c’est 704 Chop, ex-protégé de DaBaby qui prie pour que « les policiers ne [le] tuent pas pendant [qu’il a] les mains en l’air » – « In Need » – et c’est Boogie qui dépasse les clichés du rappeur de Compton et se montre en train de porter un cercueil, entouré de membres du gang des Pirus. Les rappeurs questionnent l’ « après », se perdent dans les sentiments suivant un décès, s’étendent sur les syndromes post traumatiques d’une enfance passée sous la menace d’un environnement dangereux, et sur la solitude de ceux qui assistent à trop d’enterrements. Moins dans le présent et l’action, la musique fait moins étalage de sa dureté. Lorsqu’elle le fait, elle questionne les conséquences de telles postures.

Des cris dans la ville du vent
Les nouvelles idoles sont perdues.
Il ne s’agit plus, comme Drake le fait, de chanter ses déboires amoureux, mais plutôt de tenter de faire partir cette foutue peine. En France, le spleen de PNL a fait des remous, et aux Etats-Unis, c’est à Chicago que Lil Durk ramène tout aux fissures dessinées dans le béton.
Parce qu’au Sud de la Ville du Vent, le combat n’a jamais cessé d’être désespéré. À la drill magnétique de Chief Keef, s’est succédé le rap tout aussi violent de Lil Durk, mais il y a, entre les deux rappeurs, un monde d’écart dans la manière de raconter les mêmes histoires. Si le discours est similaire et prend pour source Chicago, avec tout ce que cela implique de décès, de gangs, de fusillades, de violence et de beauté, Durk semble être plus assagi que son homologue, chantant et regrettant non pas ses actions, mais tout ce qu’elles ont entraîné.
Le symbole de cette évolution est le dénouement de son album en commun avec Lil Baby, The Voice Of The Heroes, blockbuster réunissant deux des artistes les plus en vogue du moment. « Rich Of Pain », « Make It Out » et « Bruised Up », évoquent tour à tour leur ascension sociale, les épreuves par lesquelles ils sont passés et la peur de retourner d’où ils viennent. Les premières phrases et le titre de la chanson « Rich Of Pain », avec Rod Wave, semblent résumer à elles seules tout un pan du rap des années post-2010 : « Je suis parti de rien, mais ils vont quand même haïr / Ma vie entière m’a laissé des cicatrices, seuls les vrais peuvent savoir ça / Et je viens directement des tranchées, je suis sur le terrain tous les jours / Un jeune n**** parti de tout en bas, j’utilise mes larmes pour me motiver / Tellement de choses sont venues avec cet argent et cette notoriété / Mais je ne peux pas me plaindre ».
Je suis parti de rien, mais ils vont quand même haïr / Ma vie entière m’a laissé des cicatrices, seuls les vrais peuvent savoir ça / Et je viens directement des tranchées, je suis sur le terrain tous les jours / Un jeune n**** parti de tout en bas, j’utilise mes larmes pour me motiver.
Rod Wave sur “Rich of Pain”
Et alors on se prend à rêver que la lumière n’est peut-être pas si loin, et que même sous la voix d’artistes qui ont connu l’enfer, il reste toujours l’espoir que tout finisse par s’arranger. Pour cause, si le rap est aussi vivant aujourd’hui, si protéiforme et présent aux quatre coins du globe, c’est parce que les ténèbres finissent toujours par être chassés par la lumière. Que tout se réécrit et se réinvente, et surtout, qu’il y a de la place, dans une industrie globalisée, pour que toutes les nuances du rap puissent s’exprimer sur un pied d’égalité.
Le propre des musiques qui durent et rythment des combats ? Il paraît qu’après la bataille, les morts sont pleurés mais que les victoires sont aussi célébrées.