Les designers invités, le renouveau de la mode

Dans la mode, la stratégie a la cote. On dit qu’on « invite », qu’on crée « avec », puis on se félicite de ce que c’est rafraîchissant. Ce jeudi 19 janvier, c’est la maison Louis Vuitton qui a fait défiler des pièces imaginées avec Colm Dillane, aka KidSuper. Avant elle, Moncler, Jean Paul Gaultier ou Dior ont fait leur miel de la formule. Tabac viral, nouveau souffle et synergie créative, la démarche a tout du bon filon. 

Ç’avait commencé vers la fin des années 90. Époque tailles basses, logos criards et sourcils effilés. Ruffo, fabricant italien de cuirs de luxe, fait le pari d’une ligne expérimentale façon incubateur. Baptisé Ruffo Research, le projet offre carte blanche à la crème de la nouvelle garde fashion. À la tête de sa création, une vingtaine de talents joueront chaque année aux chaises musicales. Parmi eux, Raf Simons, Helmut Lang, Riccardo Tisci, Haider Ackermann, A.F. Vandevorst, Antonio Berardi, Marithé+François Girbaud ou encore Sophia Kokosalaki. 

A.F. Vandevorst pour Ruffo Research, Automne/Hiver 2000

L’approche explore, bouscule, énergise.
La différence entre stratégie de collaboration et celle de designer invité tient à peu de choses. Pour Marie Dupin, directrice du consulting mode & lifestyle chez l’agence de conseil Nelly Rodi, la première est « liée à une typologie de produits. On crée une ligne de produits ou un nouveau produit limité.e dans le temps, en collaboration avec une marque complémentaire ou opposée. » La seconde, elle, vise à « interpréter les codes identitaires d’une maison. On valorise et sublime le patrimoine, l’ADN. On part de l’existant pour lui donner une autre vision créative. » L’une transgresse, quand l’autre prolonge. 

Ruffo Research, qui a depuis fermé boutique, aura jeté les bases d’une nouvelle approche créative, que d’autres embrasseront sur le tard.

En 2016, près d’une décennie après que son fondateur a tiré sa révérence, le label culte Helmut Lang renaît de ses cendres via une formule inédite. Plutôt que de recruter un directeur artistique, on parachute Isabella Burley, rédactrice en chef du magazine Dazed & Confused, à un poste tout neuf : « Editor-in-residence ». Dès son arrivée, Burley imagine un programme de collections capsules, réalisées par différents designers contemporains. Shayne Oliver, l’architecte de la griffe underground Hood By Air, prend alors les rênes de la saison Printemps-Eté 2018. Le résultat, hommage à l’esprit de la maison, a des airs virtuoses. Pourtant, l’opération est tuée dans l’œuf. Shayne Oliver sera le premier et dernier créateur invité d’Helmut Lang. 

Shayne Oliver pour Helmut Lang, Printemps/Été 2018

C’est Moncler, reine de la doudoune haut de gamme, qui posera, quelques mois après, les jalons d’un modèle pleinement viable. 

Moncler Genius, le prototype

Sur moncler.com, le concept s’écrit noir sur blanc : « Animée par un esprit pionnier et une passion pour l’exploration, Moncler Genius adopte une approche curatoriale de la création. Le projet collaboratif invite des créateurs avant-gardistes à réinventer les archétypes et les codes de Moncler. » Un peu plus loin, « Un terrain de jeu pour la créativité » parade en grosses lettres. 

En 2018, Remo Ruffini, le PDG de la griffe transalpine, pense Moncler Genius comme une plateforme créative, animée par un roster ronflant. Plutôt que de suivre la saisonnalité traditionnelle, huit collections numérotées revisiteront les icônes Moncler tous les ans, à travers l’œil audacieux de designers en résidence. « Une maison, plusieurs voix ». Les silhouettes couture de Pierpaolo Piccioli, fonctionnelles de Craig Green, pop de Jonathan Anderson ou streetwear de Hiroshi Fujiwara croiseront celles sculpturales de Dingyun Zhang, géométriques de Kei Ninomiya, utilitaires de Matthew Williams ou victoriennes de Simone Rocha. Chaque capsule rencontre un public d’âges, d’origines, de styles et de goûts différents. Surtout, l’initiative emballe les nouvelles générations. Celles qu’on appelle Y et Z représentent 40% des clients de Moncler depuis le coup d’envoi de Genius, selon une enquête menée par Business of Fashion. Une part qui atteint les deux-tiers pour certaines collections Genius, notamment celles signées Francesco Ragazzi, le fondateur de Palm Angels. 

Moncler Genius ne compte que pour 10% des revenus de sa maison mère. Son bénéfice est autre. Plus que rallier les jeunes consommateurs, la ligne produit de la notoriété internationale. Hier, la clientèle Moncler était à 23% italienne, 34% européenne. Aujourd’hui, les chiffres tombent respectivement à 12 et 29%. La marque s’exporte tout autour de la planète, plus particulièrement en Asie. 
Accompagné d’images modernes et léchées sur les réseaux sociaux, chaque drop Genius engage de la conversation virale. Les créateurs invités orchestrent eux-mêmes les campagnes, qui font le tour du monde. Ruffini voulait du dialogue permanent, de l’attention continue. Accrocher le wagon de l’éphémère, du snackable, de la nouveauté sans fin.

1 Moncler JW Anderson
5 Moncler Craig Green

Laboratoire créatif structuré comme une entité propre, Genius permet une révolution douce. Le projet n’éclabousse pas l’identité classique et rassurante de Moncler. Il offre ce qu’il faut de cool, de pointu et d’innovant, sans trop se mouiller. Sa façon inspirante de capter la jeunesse et les enjeux numériques a nourri des idées. Très vite, on s’est empressé de calquer le modèle.

La popularisation du modèle

Parmi les premiers à emprunter le concept, Tod’s et Pucci feront plus ou moins chou blanc. Espace « de création, de qualité et d’expérimentation » ouvert fin 2018, la Tod’s Factory enrôle tour à tour Alessandro Dell’Acqua, Alber Elbaz, Mame Kurogouchi et Ryo Kashiwazaki d’Hender Scheme. Après s’être cherché un directeur artistique pendant près de trois ans, Pucci, elle, amorce une stratégie similaire en 2020. Christelle Kocher puis Tomotoka Koizumi tenteront de raviver les motifs psychédéliques et la palette vitaminée de la maison. Seulement, les performances commerciales comme l’engouement digital déçoivent les ambitions. Là où Moncler avait inauguré Genius en plein momentum, « Tod’s et Pucci ne font plus rêver personne, passé un certain âge » selon Marie Dupin. Le défi était trop grand. 

En misant sur l’aura de leurs fondateurs et la ferveur du moment, Jean Paul Gaultier et AZ Factory, le label de feu Alber Elbaz, connaissent un meilleur sort. 
Quelques semaines après avoir foulé son tout dernier podium, Jean-Paul Gaultier révélait au « je », sur les réseaux sociaux, le début d’un nouveau cycle : « Chaque saison je vais inviter un designer à réinterpréter les codes de la maison. » Chitose Abe, créatrice de sacai, livrera la première sa vision de l’héritage JPG. Comme pour mieux signifier leur filiation, les deux poseront en salopettes bleues signature, au siège parisien de la maison. Glenn Martens puis Olivier Rousteing se frotteront ensuite à l’exercice du patrimoine revisité.  


Lorsque AZ Factory se retrouve orpheline en 2021, remplacer son fondateur, chouchou de la mode, n’est pas une option. À la place, la marque choisit de soutenir de jeunes créateurs indépendants, qu’elle appelle « Amigos ». Thebe Magugu, Ester Manas puis Lutz Huelle célèbreront la mémoire d’Alber Elbaz à travers des créations joyeuses, élégantes et culottées. 

En parallèle du système de designer tournant, un second modèle se diffuse. Celui du duo d’un jour. Le directeur artistique d’une maison en convie un autre, comme un chanteur sur un featuring. Ça se partage l’affiche, ça échange, se stimule, sous le contrôle créatif du premier. 
Dries Van Noten et Christian Lacroix pour le Printemps-Été 2020. Silvia Venturini et Kunihiko Morinaga pour le défilé Fendi Homme Automne-Hiver 2020. Kim Jones et ERL puis Denim Tears, pour les collections Dior Homme Croisière 2023 et Pre-Fall 2023. Une expérience que Jones compte réitérer, pour chaque ligne de mi-saison.

Au total, sur les six dernières saisons mode, sept collections ont été imaginées par des créateurs invités.

La fraîcheur de l’inédit

Le principe du designer invité permet, avant tout, de s’adapter aux nouveaux codes culturels, impulsés par l’avènement du digital. 

Thebe Magugu pour AZ Factory, Automne/Hiver 2022

Dans un monde numérique où les contenus abondent et l’attention décline, on se dispute la curiosité et la mémoire des internautes. « Aujourd’hui, si on n’est pas visible, on n’existe pas » commente Marie Dupin. Faut de l’effet, de l’inattendu, du différent. Créer l’événement. Au-delà des chiffres de ventes, le succès d’une collection se jauge aux likes, aux partages, aux commentaires. C’est là, la valeur première des collections « co-créées ». Leur dimension inédite et leurs visuels percutants piquent l’intérêt, accrochent. Shoots de viralité.
C’est aussi l’exigence d’individualité, qu’il faut désormais intégrer. Les consommateurs valorisent ce qui échappe au commun, au conventionnel, comme marqueurs d’originalité et de goût personnel. Un besoin de distinction identitaire, auquel le système de créateur temporaire répond directement. L’approche s’inscrit dans une logique marketing de rareté, à travers une dimension exceptionnelle, une esthétique singulière, une production resserrée et une distribution sélective. Elle produit des pièces exclusives, qui donnent à l’acheteur le sentiment d’en être l’unique possesseur.
Le client biberonné à Internet se veut aussi multi-faces. Il refuse les cases, méprise les carcans. Plurielle et mosaïque, sa consommation juxtapose différents modèles esthétiques. Assemblage de styles, d’inspirations et de catégories de prix. Pour les maisons, enrichir leur proposition en confrontant plusieurs regards permet alors de s’adresser aux individus dans toute leur complexité.

Plus encore, mobiliser une entité extérieure étend l’audience comme l’univers de marque. 
La démarche favorise un rayonnement auprès de nouvelles cibles, issues de la communauté partenaire. Le nombre de fidèles grossit, leurs traits se diversifient. Surtout, en s’associant à un designer contemporain, les griffes patrimoniales redynamisent leur image, enrichissent leur vocabulaire stylistique. Sans abîmer leur héritage. On choisit un profil aux valeurs similaires, qu’on intègre directement au studio de création. Le designer invité ne vient pas altérer l’essence d’une maison. Il la mâtine seulement de ses références, sa sensibilité, sa fraîcheur. Offre une lecture moderne, un point de vue original.
Les collections pensées à deux têtes, elles, dopent la créativité par effet de synergie. On crée de l’émulation, fait jaillir des idées et des perspectives nouvelles. Le designer hôte trouve là l’opportunité de régénérer sa vision. La mode, qui exige un renouvellement permanent, multiplie les collections et précipite le temps de création. Naturellement, l’imagination finit par s’émousser. La présence d’un deuxième esprit créatif sauve alors de l’inertie.  

Pour Louis Vuitton, la participation de KidSuper à la collection homme Automne-Hiver 2023 permet d’animer l’attente, liée à la nomination du successeur de Virgil Abloh. Elle habille le temps, récrée, distrait. Le créateur, lui, peut jouir du prestige éphémère d’un rôle qui ne lui était pas promis. Essai transitoire, l’idée pourrait pourtant se pérenniser, avec d’autres talents. Si, comme tout, le modèle passera un jour de mode, il a encore de belles heures devant lui.