A Seat At The Table est une des sorties les plus importantes de ces dernières années. Importante pour les thèmes qu’elle développe. Importante pour la palette de couleurs musicales qu’elle déploie. Importante pour son époque, importante parce qu’elle plonge dans le passé, éclaire l’avenir et interroge le présent. Même sept ans après sa sortie. Et même si elle a été dévoilée dans un contexte tragique, où l’art passait forcément au second plan.
4 avril 2015 : Walter Scott meurt après avoir été la cible de cinq balles, tirées dans son dos par un policier blanc en Caroline du Sud. 5 juillet 2016 : Alton Sterling est tué à Bâton Rouge, en Louisiane, par deux officiers. Un jour plus tard, Philando Castile meurt après un contrôle routier. 20 septembre 2016 : Keith Lamont Scott succombe aux balles de la police et la ville de Charlotte s’embrase. 30 septembre 2016 : Solange Knowles dévoile A Seat At The Table. Moins de quatre mois plus tard, Donald Trump allait être élu Président des Etats-Unis.
Dans une enquête glaçante, le journal The Guardian affirme que la police américaine a tué au moins 258 personnes noires pendant la seule année 2016, dont trente-neuf étaient non armées. Les statistiques révèlent que 34% des personnes non-armées tuées par la police en 2016 étaient des hommes noirs, sachant qu’ils ne représentent que 6% de la population américaine au moment des faits. Pas étonnant que les premiers mots d’A Seat At The Table soient les suivants : “Je suis fatiguée par la tournure du monde”. Solange Knowles a besoin de chanter pour tromper l’horreur.
Du côté de la Louisiane
La chanteuse met quatre ans à finir son album. Quatre ans pendant lesquels elle se replonge dans son histoire familiale pour en comprendre les conséquences. Elle s’installe dans la ville de New Iberia, en Louisiane, où ses grands-parents maternels vivaient et y ont construit leur vie, avant d’être contraints de la quitter brusquement. La maison dans laquelle elle travaille est implantée sur une ancienne plantation de canne à sucre, où certains membres de famille s’échinaient.
A New Iberia, le passé est douloureux mais Solange le déterre pour se le réapproprier. Elle expose les racines du mal ayant marqué sa famille, mais aussi son pays et sa communauté. Sur “Rise”, elle évoque les traumas de ses grands-parents, comme pour les expier et entamer un nouveau chapitre. La chanson est un point de départ, non seulement pour l’album, mais aussi pour Solange en tant que femme noire et artiste qui entame un voyage spirituel. Les territoires géographiques deviennent une source d’horreurs, comme a pu l’être le Sud des Etats-Unis pendant des décennies, mais aussi un endroit où s’ancrer pour prendre sa revanche. Sur “Where Do We Go”, elle s’interroge sur le déracinement de ses grands-parents, mais aussi, symboliquement, sur la gentrification des quartiers noirs. Y aura-t-il, un jour, un endroit synonyme de paix ?
Elle s’imprègne aussi de l’atmosphère de la Louisiane, une région en forme de carrefour. Même si elle passe beaucoup de temps seule, Solange danse parfois sur du zydeco et de la musique cajun, joués dans des clubs. Lorsqu’elle compose les motifs de cuivre de l’album – “F.U.B.U”, “Closing: The Chosen Ones” -, ils sont pensés comme une référence aux brass bands de la Nouvelle-Orléans, ces grands orchestres indissociables de la ville et de son foisonnement culturel.
Croisements
Puisqu’à la Nouvelle-Orléans, les genres se sont mélangés, du Jazz au Gospel, en passant par la Soul et le Rap, Solange adopte une démarche similaire. “Junie” et son funk est un hommage à Junie Morrison, légende du groupe de funk des Ohio Players ; le jazz de “F.U.B.U” est un clin d’œil à la Nouvelle-Orléans, où cette musique a pris son envol ; la Soul aux allures célestes de “Cranes In The Sky” est, avec son refrain, un hommage évident à la chanteuse Minnie Riperton ; les présences de Lil Wayne sur “Mad”, et de Master P, en narrateur de l’album, célèbrent la scène Rap de la ville aussi nommée “Big Easy”.
En piochant ici et là des influences, Solange Knowles ne devient pas seulement une compositrice brillante, elle raconte aussi une histoire de filiation. Voilà la prouesse d’A Seat At The Table : ses thèmes et ses compositions se répondent et ouvrent des perspectives. C’était d’ailleurs dans cette logique qu’elle s’était installée en Louisiane, en 2013, pour y fonder son label Saint Records. Elle y signe des artistes de RnB et de neo-soul qui évoluent en dehors des schémas traditionnels de l’industrie du disque. Puisque personne ne semble s’y intéresser, elle sera celle qui les mettra en lumière. Visionnaire, elle présente sur la compilation Saint Heron sortie en novembre 2013, des artistes comme Jhené Aiko, Sampha ou Kelela, tous au début de leur carrière et amenés à marquer la scène RnB de leur empreinte. Solange est une passeuse d’émotions et de couleurs artistiques. Un an plus tôt, elle avait invité Dev Hynes, alias Blood Orange, lui aussi un des artistes les plus polyvalents et talentueux de la scène RnB moderne, à co-écrire son EP True.
Comme un symbole, Sampha apparaît sur A Seat At The Table. Il participe au morceau “Don’t Touch My Hair”, sur la fétichisation des cheveux des femmes noires et, par extension, sur l’appropriation des corps noirs par des blancs. “Pour nous, c’est pour nous”, chante-t-elle ensuite sur “F.U.B.U”, un appel à la solidarité et un hymne. “J’espère que mon fils jouera ça tellement fort / Qu’il fera presque tomber ses murs / Car sa mère veut le rendre fier”.
Face aux critiques
A Seat At The Table est autant une dénonciation qu’une réflexion sur l’appropriation culturelle, dont la Soul, le Rap, le Blues, le Jazz et le Funk sont victimes. Et dont Solange a fait elle aussi l’objet. En 2013, elle pointe du doigt des journalistes musicaux blancs qui connaissent mal l’Histoire du RnB mais se permettent tout de même de critiquer des albums et artistes. La remarque n’avait pas échappé au journaliste Jon Caramanica, auteur pour le NY Times, qui avait ensuite fustigé Solange au cours d’un podcast : “Il faut être prudent avec ces déclarations : si j’étais elle, je ferais attention à ne pas mordre la main qui me nourrit […] La seule raison du “succès” de Solange, cette année, est à trouver du côté des personnes qu’elle critique”.
Les mots de Jon Caramanica la hantent pendant longtemps, et dans une interview pour la station de radio WQXR au moment de la sortie de l’album, la chanteuse dévoile qu’ils ont été un tournant dans l’écriture de l’album. “Ils ont aussi hanté ma mère […] Ca, en plus des sous entendus raciaux – pas très subtils – qu’ils impliquaient ; de dire ça à une femme noire. Ensuite tu les mets en relation avec le fait de dire “Tu sais qui achète tes albums ?”. On me disait clairement de me taire”. Et de ce constat douloureux, naît une artiste qui décide de ne rien cacher de ses batailles.
Visuellement, A Seat At The Table reflète ces questionnements existentiels. Au moment du shooting photo de la pochette de l’album, une coiffeuse pose des pinces sur les cheveux de Solange pour les préparer. La chanteuse se regarde alors dans un miroir et apprécie ce qu’elle y voit. Elle demande alors à sa coiffeuse de tout arrêter : cette image est la cover parfaite pour un album évoquant la notion de transition et tout ce qu’elle implique de changements. Pas besoin de se plier aux canons d’un monde qui rejette ce qu’il considère comme anormal. Impensable de s’excuser de travailler sur soi, ou d’être en colère – “tu as le droit d’être énervée” dit-elle sur “Mad”, avec Lil Wayne -. Le processus de guérison ne doit pas être dissimulé, mais exposé. Avec toutes ses nuances.
De même, une des inspirations derrière les thèmes de l’album est la peintre Lynette Yiadom-Boakye, connue pour ses portraits de femmes et hommes noirs. Ses œuvres influencent l’écriture de Solange et dans le livret de l’album, les photographies sont des reproductions du travail de Lynette. Le clip de “Don’t Touch My Hair”, co réalisé par Solange avec son mari Alan Ferguson est lui aussi un hommage direct à la peintre. Solange se tourne donc vers l’extérieur pour puiser de l’inspiration et décrire les nuances de la vie d’une femme noire, mais fait aussi appel à ses propres parents pour ancrer son album dans l’intime.
Tina et Matthew
Sa mère, Tina, s’exprime sur “Interlude: Tina Taught”, sur l’idée selon laquelle être “Pro-Noir” ne voulait pas dire être “Anti-Blanc”. Son père, Matthew, raconte quant à lui sur le déchirant “Interlude: Dad Was Mad” son enfance, passée sous le joug d’un racisme quotidien et systémique, avec son lot d’humiliation, de peur et de dangers. Solange convie aussi Master P, fondateur du label No Limit. À partir de 1991, sa maison de disque devient un exemple d’entreprise dirigée par un homme Noir, qui a repris le contrôle sur sa musique et a produit celle d’autres artistes, dans un contexte où la grande majorité des labels sont pilotés par des hommes blancs. Master P est un des narrateurs de l’album, livrant son témoignage sur les thèmes de l’entrepreneuriat, de la résilience et du courage qu’il faut pour faire fleurir un business dans un monde gangréné par le racisme.
En puisant dans son histoire personnelle et familiale, en explorant les traumas et difficultés de ses proches et des personnes qui lui ressemblent, Solange parvient à éclairer le monde. Et ce monde est violent, laid, parfois impitoyable, injuste et sombre. A Seat At The Table ouvre des portes, et ce qu’elles dévoilent n’est pas toujours agréable à voir, mais tout le temps nécessaire. “Cranes In The Sky”, coproduit par Raphael Saadiq, est par exemple écrit huit ans avant la sortie de l’album, alors que Solange connaît une période sombre et peine à trouver sa place.
Une touche d’espoir
Dans ce marasme, la lumière pointe parfois. Comme sur l’avant-dernière piste de l’album, où Solange et Kaela s’expriment sur la difficulté de s’aimer dans une société inégalitaire, finissant par chanter “Tu es une superstar”, avant de laisser Master P conclure sur une touche d’optimisme : “On est arrivés ici comme esclaves, mais on partira comme des Rois, capables de montrer que nous sommes les vrais élus”. Et alors, un des thèmes principaux de l’album se dévoile : pour savoir où aller, il faut d’abord comprendre d’où l’on vient.
A Seat At The Table symbolise à ce titre autant une progression difficile qu’un retour en arrière nécessaire. Une déclaration de fierté et une histoire de souffrances. Un album introspectif et une œuvre qui, dans le même temps, trouve écho chez toutes les victimes de racisme, de sexisme et de discriminations de tous genres. Il explore des plaies qui ne se referment pas, mais il ne montre pas que leur laideur : l’album invite aussi à les questionner. Comme si Solange se tenait au centre d’un groupe et invitait chacun à s’asseoir pour échanger. Les conversations sont difficiles, mais nécessaires, voilà ce qu’elle semble dire. Surtout, elles concernent tout le monde.
Et permet à Solange Knowles de tenir son chef d’œuvre personnel. Mais aussi, probablement, un de ceux des années 2010.