la fève

La Fève, l’underground qui challenge le mainstream

UMLA, Trinity ou La Menace Fantôme…. Après ces albums, Alpha Wann, Laylow et Freeze Corleone se sont imposés comme des têtes d’affiche du rap francophone avec des propositions qui correspondent pourtant à des niches de rap, loin des albums labellisés mainstream de Ninho ou PLK. Dans leur sillage, le dernier phénomène du genre s’appelle La Fève. Mais contrairement à Laylow ou Alpha Wann, dont la musique actuelle a dû maturer des années durant, nourrie par les succès d’estime avant d’exploser aux yeux du monde, la Fève n’a pas le temps d’attendre. Encore inconnu en janvier 2020, son troisième projet 24, sorti le 23 décembre a dépassé les 18 000 ventes en première semaine. C’est plus que DNK, le dernier album d’une certaine Aya Nakamura, lors de ses sept premiers jours d’exploitation.

Les chiffres sont d’autant plus impressionnants quand on écoute l’album en question : on y retrouve les 808 assourdissants qu’affectionne le rappeur de Fontenay-sous-Bois, mêlés à un rap kické, technique et des mélodies qui font penser à s’y méprendre à celle que l’on entendait sur les mixtapes trap de Gucci Mane au début des années 2010. Celles que les générations d’auditeurs de rap nés dans les années 90 téléchargeaient sur Datpiff. La proposition n’a rien à voir en somme avec “Casanova” de Soolking ou la drill douce d’un SDM sur “Bolide Allemand”, deux morceaux produits par les canaux mainstreams qui font partie des plus streamés cette année. Bien loin de ces standards de succès commerciaux, la réussite de La Fève trouve justement son explication dans la singularité qu’il développe, comme le pied de nez ultime aux normes de l’industrie rap.

KOLAF, D.A, vision et bases

Pour écouter les tous premiers morceaux de La Fève, c’est vers Soundcloud qu’il faut s’orienter. Véritable usine pour le rap underground, la plateforme regorge de jeunes artistes qui peuvent y tester leur musique, produire des morceaux et les balancer sans contrainte. Comme beaucoup, c’est ici que La Fève a fait ses premières armes. “À l’époque, lorsque je le découvre, c’est sur SoundCloud et ce que j’entends, c’est cool”, se souvient Sandra Gomes, chroniqueuse rap pour l’émission Le Code Review sur Apple Music, directrice artistique et photographe qui évolue dans le milieu rap. “Mais la vraie révélation, c’est sur KOLAF. Parce qu’il est arrivé avec quelque chose d’assez rare chez les jeunes artistes : une D.A précise et assumée, là où la plupart s’éparpillent en essayant de montrer tout ce qu’ils savent faire.” Derrière cette D.A, on retrouve l’un des architectes (déjà à l’époque) de la musique du rappeur de Fontenay-sous-Bois, Kosei.

KOLAF est d’ailleurs un album collaboratif entre le La Fève et le beatmaker. “Quand tu t’associes avec un beatmaker, il va te donner le ton, une vision, te garantir une certaine cohérence comme un chef d’orchestre. Et tu montres déjà que tu as à la fois de l’ambition et une vision. Tu es capable de te concentrer sur des choses précises.” analyse Sandra Gomes. Dans l’une de ses seules interviews donnée aux Inrocks, le rappeur décrit Kosei comme un cadeau du ciel : “C’est exactement ce que je cherche dans la musique : les mélodies et la 808. Ce sont mes prérequis”. Des prérequis qu’on retrouve toujours aujourd’hui dans la musique du rappeur qui assène dans son dernier album qu’il n’a pas de conseil pour les jeunes “à part écouter Kosei” (“HOMESTUDIO”). 

Plus que les prods, c’est aussi une esthétique de rap particulière que l’on commence à voir chez La Fève sur KOLAF et qui se concrétisera comme un marqueur de son rap sur ERRR par la suite. Technique et en même temps très nonchalant, le rappeur de Fontenay-sous-Bois débite avec un flegme qui donne presque l’impression qu’il n’a pas envie d’être là. Un ton qui lui est propre et qui contraste avec ses prods et même ce qu’il rappe où l’ambition se mêle souvent à la mélancolie. Enfin, même au niveau visuel, KOLAF s’est démarqué tant sa cover, réalisée par Pablo Prada, a fait le tour des réseaux sociaux. À sa sortie, la proposition fait mouche et séduit une fanbase qui si elle n’est pas encore aussi grande qu’aujourd’hui, devient très vite solide et engagée.

Pour autant en 2020, le phénomène reste cantonné à une niche et s’inscrit dans un mouvement de rap naissant et peu accessible à l’époque, qu’on appelle aujourd’hui la new wave ou la next gen. Il est difficile de bien identifier ce mouvement tant les artistes qu’on y classent peuvent être différents mais on peut établir en règle générale que cette nouvelle génération s’affranchit des normes du rap classique pour aller vers des directions artistiques plus audacieuses mais souvent moins accessibles. Et dans l’industrie, si on remarque La Fève à l’époque, très peu entrevoient qu’il puisse devenir l’artiste populaire que l’on connaît aujourd’hui. “A ses débuts, je ne l’aurais pas signé, ça ne m’a pas frappé l’oreille honnêtement”, reconnaît même Nicolas*, un D.A de Major. C’est le 21 octobre 2021, lorsque La Fève sort “Mauvais Payeur” qu’il casse le plafond de verre.

La Fève, l’unificatERRR

Premier single depuis KOLAF, “Mauvais Payeur” fait sensation dès sa sortie avec des chiffres inespérés à l’époque. “Je pense que c’est un titre clé de rap français des années 2020. New wave ou pas, c’est un putain de morceau rap et on se l’est pris direct. Il va très bien vieillir” , estime Nicolas. Un avis similaire à l’analyse de Sandra Gomes “Tout le monde se le prend parce que les gens se disent “ça, c’est du vrai rap”. Certains auditeurs voient cette next gen comme des jeunes qui essaient pleins de trucs mais qui ne rappent pas ou pas bien. Retrouver des codes sobres qui les renvoient à ce qu’ils connaissent, ça permet d’aller chercher plus de monde, de lier les générations. Et ça c’est super dur à faire.” Une fois “Mauvais Payeur” dehors, l’engouement autour de la Fève va gonfler et accentuer l’attente autour d’un deuxième projet, ERRR, qui sortira en décembre 2021.

Studio d’expérimentation pour lui, et définit par le rappeur lui-même comme une régurgitation (“la tape elle s’appelle comme un vomi ”) de ce qu’il est capable de faire, la ERRRtape regroupe toute la palette de La Fève et toutes ces influences. On l’entend ainsi citer Zoxea sur “L’APPEL”, tandis que les morceaux de l’album s’enchaînent avec des transitions instrumentales, à l’image de ce que peut faire Pi’erre Bourne sur ses albums. Plus tard sur 24, il met en avant plusieurs esthétiques de la trap avec des hommages aux défunts Young Dolph et Lil Keed mais aussi en reprenant les gimmicks de Young Nudy au début de “HOMESTUDIO”. Il reprend également les prods aux trompettes grandiloquentes de la trap du début des années 2010. Enfin, pour les Inrocks, il cite Jul, Ateyaba Sefyu ou 3010 entre autres. “Il est à l’image de la next gen qui pioche dans tout un tas de références diverses, parfois pointues et sans complexes” estime ainsi Sandra. Une new wave qu’il incarne aujourd’hui et qui tend à se normaliser dans les playlists des auditeurs de rap.

Un ras-le-bol générique

En effet, si La Fève réconcilie des générations d’auditeurs, c’est toujours sans travestir ses origines de rappeur underground ou la new wave dont il est aujourd’hui l’ambassadeur. Tout, de sa communication à son marketing, est à l’image de cette next gen. Avec elle, il partage son goût pour le jusqu’au boutisme dans la D.A, sa rareté, son marketing par la musique, son utilisation habile des réseaux sociaux, sa volonté de rester en équipe avec des gens de confiance, son respect pour les beatmakers avec des albums excessivement bien produits… En bref, tout l’opposé du rap mainstream dont il rejette le fonctionnement comme il le dit dès la ZAY INTRO de 24 : “L’industrie je la vois comme une sonnerie, ils ont du flow mais disent des conneries”. Et comme la Fève, une partie du public rap aussi est fatigué des propositions génériques qu’on entend tous les vendredis : “Lorsque La Fève arrive, il y a un rejet chez une partie du public rap pour les canaux et les propositions mainstreams que je peux comprendre”, reconnaît ainsi Nicolas. Dans une musique devenue populaire comme le rap, il est assez logique que les albums et les propositions qui partagent une recette similaire, celle du hit, fassent doublons. “Tout s’est standardisé dans le rap parce qu’après les années sombres de 2010, il y a eu ce côté “là le rap ça fonctionne à fond”. Donc nombre de rappeurs se sont mis à balancer la même recette tout le temps parce que justement, on avait un peu peur que ce succès échappe au rap”, raconte Sandra Gomes.

C’est à cette définition, celle de l’album recette que certains associent souvent le rap dit mainstream. Cette recette est à la fois, pour certains rappeurs, le reflet de leur volonté d’être populaire et pour d’autres, celle qu’ils connaissent, maîtrisent et reproduisent à la perfection. Mais pour le public, c’est surtout toujours la même. “Dans ce contexte, pour La Fève c’était aussi le bon moment, il y a toujours ce facteur chance”, explique Nicolas. “Et rapidement, c’est devenu ce mec cool, celui qu’il faut suivre. Les gens l’ont choisi. Chez un public jeune qui se définit beaucoup par ce qu’il écoute, connaître La Fève qui a ce côté underground, c’est bien plus “stylé”, plus différenciant de la masse que de connaître un Ninho que tout le monde écoute de toute façon”, ajoute le D.A de major.

Du côté des diffuseurs de musique chez Generations, radio rap emblématique en France, on n’a pas hésité à rentrer La Fève en playlist, comme l’explique Laurent Beuvain, le directeur d’Antenne de la radio. Et c’est surtout parce qu’il incarne un mouvement.“Il faut que ça plaise à l’audience, mais en général, on est plutôt à la recherche d’un truc frais pas de ce qu’on entend tout le temps, contrairement à ce qu’on pourrait croire”, explique le programmateur. “Et sur des propositions comme La Fève, le plus important ce n’est pas forcément d’écrire le mieux ou d’avoir les meilleurs prods, c’est surtout de fédérer”, explique-il. Ce côté fédérateur, plus que sa proposition artistique, c’est aussi ce qui caractérise La Fève pour Sandra Gomes : “A mon avis, c’est un leader générationnel, ça peut être le chef de meute de toute une génération d’artistes, rappeurs, beatmakers, grapheurs… Il peut être ce mec là. Quand il dit “c’est nous la nouvelle génération on va le faire let’s go” au début de “No Hook”, c’est de ça qu’on parle.”  

Une industrie mainstream désarçonnée

Avec toute une nouvelle vague derrière lui et le public acquis à sa cause, La Fève s’est donc imposé au rap francophone à sa manière au point d’arriver à faire des chiffres que même certaines têtes d’affiche ne font pas, forçant le respect et l’attention de toute l’industrie. Une industrie que son mode de fonctionnement remet aujourd’hui en question.“Forcément, on est obligé de s’adapter”, reconnaît Nicolas. “Comme tout le monde a voulu son Laylow à un moment, tout le monde veut son La Fève. Il y a beaucoup de maisons de disques qui se sont mises sur les artistes de cette scène là, en se disant “si c’est le prochain, il ne faut pas le rater”. Résultat : ils investissent sur les mauvais artistes, il y a une bulle spéculative qui monte, les signatures grimpent et les deals aussi, ça grimpe comme pas possible”, râle le D.A. 

“Ça doit les faire paniquer, ” s’amuse Sandra Gomes de son côté. “La Fève fait vraiment ça à sa manière. Il est super ambitieux mais ce sera selon ses conditions pas celle de labels ou de quelconque institution. Lui et ses gars sont en train de casser les codes” estime-t-elle. Sur de sa proposition et devant une industrie en panique, c’est dans ce contexte que La Fève commence tout juste à s’ouvrir à elle. Là où KOLAF et ERRR ont été produits en petite équipe, en “famille”, 24 marque l’ouverture du rappeur. Hormis Zaytoven qui s’inscrit comme un invité de marque sur le projet tant il a été important pour la trap à laquelle rend hommage La Fève, d’autres invités s’ajoutent comme des touches du milieu mainstream assez bien dosées. Hamza (qui n’est pas sur 24 mais dont on voit une session studio avec La Fève dans le clip de “LOYAL), Tiakola ou Tarik Azzouz à la prod… Les noms ne choquent pas dans la D.A (Naps ou Landy auraient été plus surprenant) mais marquent cette ouverture et servent La Fève sans le trahir. Ainsi, quand 24 a cette esthétique Trap assez “niche” en France, le premier single “LOYAL” et “500” le featuring avec Tiakola, sont eux diffusés en radio. Et pour rassurer les fans de la première heure, c’est toujours l’entourage du rappeur qui est aux commandes à la prod avec l’omniprésence de Lyele et surtout de Kosei un peu partout sur 24, comme des bases solides, celles des débuts qui ne bougeront pas. “Tu as une espèce de socle et puis tu as les touches et les ajustements qui lui font passer un stade.” résume Nicolas.

“La Fève c’est un rappeur générationnel”

“Le fait que cette jeune scène repousse les limites des codes du rap comme le fait La Fève et qu’il y ait une partie du public qui soit complètement aimantée par ces artistes, je pense que ça va forcer les autres artistes à se remettre en question de l’autre côté.” estime Nicolas. “La Fève comme un PNL ou un Laylow, c’est un rappeur générationnel qui permet au rap de devenir plus polyforme et si les rappeurs ne connaissent pas tous La Fève, dans l’industrie on a tous pris un coup de pression”, ajoute-t-il. 

Et selon lui, “des artistes comme PLK, Zola ou Gazo doivent avoir un oeil sur ça, ça les remue.” Et les mélanges se font déjà selon Sandra Gomes : “Quand un SCH invite un So La Lune sur son dernier album, c’est aussi ça : essayer de rester dans le coup tout en satisfaisant la masse. Et c’est super dur, parce qu’il y a une certaine pression, un minimum à atteindre pour les têtes d’affiche. Demain, si Ninho sort un album et ne fait pas Platine, c’est un échec”, détaille Sandra. Mais si la proposition de La Fève traduit un ras-le-bol du rap formaté, c’est bien l’univers mainstream qui domine le hip-hop français aujourd’hui avec des morceaux calibrés qui font bien plus de streams et de chiffres que ceux du rappeur de Fontenay-sous-Bois. “C’est toujours Jul et Ninho qui vendent le plus. Cette esthétique elle est aussi grand public et ne regarder que les communautés des réseaux sociaux, c’est se leurrer”, assène ainsi Sandra Gomes tandis que Laurent Beuvain est plus tranchant : “Il n’y a que les ayatollahs de la musique qui pensent qu’on ne peut se contenter que d’un seul style. La majorité silencieuse qui parle moins de musique mais qui l’écoute et qui la consomme, elle apprécie ce qu’on qualifie de rap mainstream.”

Ce que La Fève et son ascension mettent en exergue, ce n’est pas tant la fin du modèle mainstream mais bien la possibilité de développer une autre économie, un autre marketing que celui prôné par l’industrie et surtout qu’il y a la place pour d’autres après lui puisque dans son sillage, c’est tout une vague de rappeurs qui peuvent profiter de son succès.

Aujourd’hui, c’est la suite qui intrigue. “Aujourd’hui, il peut remplir Bercy”, estime Nicolas. “Mais est-ce qu’à un moment ça ne va pas devenir trop gros, est-ce qu’une partie du public ne va pas estimer qu’il s’est vendu, jusqu’où il peut aller en évitant ce basculement ?”, se demande Nicolas. Pour Sandra Gomes, “La Fève, c’est comme ce jeune dans un centre de formation de foot, il ne touche pas la balle comme les autres, il est un peu bizarre mais on sent qu’il peut faire quelque chose de grand.” Quoi qu’il en soit, La Fève continue de tracer son chemin, il n’a “pas fini de trapper” et surtout, il a conscience d’ouvrir la voie pour toute une génération et un genre de rap.

*Le prénom a été modifié