La revoilà ! Cette petite musique bien connue des amateurs de rap. On la pensait oubliée, mise au placard. Et pourtant, elle subsiste encore tant bien que mal, tenace. Le mépris de classe de la part d’un grand média généraliste à l’égard du rap français est de retour. Les gigantesques succès commerciaux et critiques des derniers projets de PNL et Nekfeu dans l’hexagone n’ont visiblement rien changé. Un certain rap français n’a toujours pas la cote auprès des médias que l’on qualifiera de “traditionnels.” Cette fois, c’est le magazine Le Point qui se livre à l’exercice, via la plume acérée du chroniqueur Louis-Henri de la Rochefoucauld. Romancier et chroniqueur musical à ses heures perdues, il a récemment signé une critique pour la moins surprenante sur le dernier album de Kanye West, Jesus is King. Et si ce dernier album ne nous a pas entièrement convaincu, il a pourtant conquis Louis-Henri de la Rochefoucauld. L’écrivain entame d’ailleurs son article en adressant un bon vieux tacle aux médias ayant un avis dissonant du sien, à l’image du nôtre. Pour lui, ces médias sont ainsi coupables d’être “plus préoccupés par les prochaines ventes presse de Paul Smith que par le salut de leur âme, nos confrères s’arrêtent à un vague décryptage formel de Jesus Is King sans s’attaquer au fond.”
Entre un passage express aux ventes presse de Paul Smith et une nouvelle analyse vide de sens, les journalistes musicaux prendront sans doute le temps de remettre le chroniqueur à sa place. Non content de sa première attaque, Louis-Henri en remet une couche : “on sent bien qu’ils sont mal à l’aise avec le propos ; qu’à tout prendre ils auraient préféré que West enregistre du lounge soufi ou de la drum’n’bass bouddhiste, n’importe quelle horreur plutôt que ce rap chrétien influencé par le gospel.” Pour ce lanceur d’alerte d’un nouveau genre, il existerait donc un discours anti-chrétien au sein du paysage médiatique français. En effet, il suffit d’ouvrir n’importe quel site d’actualité pour voir que c’est bien l’expression de la foi chrétienne qui déchaîne les foules et qui entraîne des débats aussi stériles qu’incessants. Le Sénat l’a prouvé il y a d’ailleurs une poignée d’heures. Le terme “journalope bobo islamo-gauchiste” brûle presque les doigts de notre ami, pas peu fier d’avoir fait bouger les lignes qu’il prête au grand cirque du journalisme culturel, en jetant ce pavé de stupidité dans la marre.
Déjà très en forme, La Rochefoucauld atteint son pic de performance dans la suite de l’article, en ramenant Booba et l’ensemble du rap français dans la discussion, afin de légitimer le talent de Kanye : “pourtant, et n’en déplaise à Barack Obama qui l’avait traité de ‘crétin’ il y a quelques années, Kanye West est loin d’être un imbécile (impossible de le comparer aux rappeurs français).” Inutile de s’attarder sur le niveau de réflexion digne d’un élève de CE1, visant à dire qu’un artiste est bon car les autres sont mauvais, c’est bien la comparaison avec le rap français qui pose problème. Pour le chroniqueur du Point, Kanye West n’évoluerait pas dans la même sphère que ces homologues français. Soit. Mais il ne parle ici pas de talent, de chiffres de vente ou d’impact à l’échelle globale. Non, il s’attaque ici à l’intelligence des milliers d’artistes qui ont fait du rap le genre musical le plus écouté en France. Il enfonce le clou quelques lignes plus tard : “Plus largement, on peut se demander si ce disque n’ouvre pas une brèche. À moins d’avoir le cerveau de Booba, il est difficile de ne pas voir que le nihilisme cool dans lequel elle patauge est une impasse pour la culture pop. N’est-il pas temps de relever les yeux vers le ciel ?” Selon Louis-Henri de la Rochefoucauld, le rap français devrait donc se tourner massivement vers le spirituel pour survivre. À moins de s’appeler Booba, bien évidemment.
Totalement gratuites et méprisantes, ces offensives contre le rap français viennent confirmer la schizophrénie d’une presse qui ne sait pas sur quel pied danser, qui ne sait plus si elle doit encenser ou vilipender ce courant musical. Comme souvent, le rap hexagonal se retrouve être la cible des railleries des grands noms des médias, qui ne se privent pas pour élever son homologue américain au rang d’art divin. Ces derniers ne se privent toutefois pas de faire l’éloge et d’inviter régulièrement des rappeurs considérés comme “grand public” ou “à texte”, dans le seul but de gonfler leur visibilité auprès de la jeunesse et de se donner une image “cool.” Au cours des derniers mois, des artistes comme Lomepal, Lord Esperanza, Chilla, Kool Shen, Kery James, Guizmo ou encore Big Flo & Oli sont apparus dans les colonnes du magazine détenu par le groupe Pinault. C’est donc un certain rap qui se retrouve dans les pages du Point, qui ne se prive pas pour rabaisser le reste de l’industrie, celle dans laquelle se concentre les “imbéciles.” “Guizmo, le rappeur intello” titre par exemple l’interview de l’ancien membre de L’Entourage, avant d’ouvrir les hostilités en ces termes : “A l’heure où Booba et Kaaris rivalisent de brutalité, Guizmo sauverait-il l’honneur du rap ? Interview d’une ex-« caillera » qui n’a pas peur d’être sage.”
Même son de cloche lors d’une rencontre avec Big Flo & Oli, “le nouveau souffle du rap français qui donne une leçon de talent aux Booba, La Fouine et autre Gradur, connus pour leur rap violent et souvent trash. Gangsters et bling-bling, très peu pour eux !” Ces réflexions d’un autre temps subsistent donc encore malheureusement dans les feuillets culturels d’un média tirant tout de même à 288 319 exemplaires chaque semaine. Devant un tel marasme intellectuel, on ne peut donc conseiller au Point et à Louis-Henri de la Rochefoucalud de laisser tranquille “les imbéciles” du rap français. Un terme culotté pour un média qui offre une chronique hebdomadaire à Bernard-Henri Lévy. Les hors-séries sur le classement des meilleures cliniques de France, des investissements immobiliers à Paris et les poncifs sur les adresses faussement branchées de New York, sont ce que Le Point sait faire de mieux. Pour parler de rap, il faudra passer son son tour.