Affublé d’un statut de grand espoir du rap américain au début des années 2010, suite à la sortie de sa mixtape Earl, Earl Sweatshirt n’a franchement pas suivi le chemin que l’industrie souhaitait tracer pour lui lorsqu’il était encore un membre d’Odd Future. C’est même tout l’opposé, puisque soucieuse de sa consommation de drogues et des ennuis qu’il pourrait s’attirer, sa mère l’a envoyé au Samoa pendant un an dans une école pour adolescents difficiles, avant même qu’il ne puisse récolter les lauriers de son succès précoce. Une fois rentré aux États-Unis en 2012, il reprend le cours de sa carrière musicale, dans son coin, et dévoile en 2013 son premier album Doris. C’est donc via un parcours franchement pas comme les autres qu’Earl s’est façonné, aussi bien artistiquement qu’humainement. D’autant qu’il n’ait jamais caché non plus de la relation difficile qu’il entretenait avec son père, le poète Keorapetse Kgositsile décédé en janvier 2018, qui était souvent absent dans la vie de son fils car résidant en Afrique du Sud. Tout cela ne sera que le moteur de l’album qui va marquer un tournant dans sa carrière et dans son accomplissement en tant qu’artiste : I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside, projet qui fête ses 5 ans aujourd’hui.
Malgré son absence dans sa vie, s’il y a bien quelque chose que le jeune rappeur a hérité de son père, c’est son aisance avec les mots. De ses premières rimes jusqu’au fameux I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside, Earl Sweatshirt a toujours fait preuve d’une capacité d’écriture impressionnante, qui est devenue la meilleure arme de son rap sombre et nihiliste. C’est exactement ce que transcrit son deuxième album. C’est aussi et surtout un projet sur lequel il se débarrasse de l’étiquette de petite prodige, accolée malgré lui à son nom, et donc des attentes qui en découlent, qui pesaient sur lui depuis ses 16 ans. Il n’est plus question d’accomplir une destinée de talent précoce mais de purement et simplement se montrer sous son vrai visage et de sortir un album qui lui ressemble. Quitte à se renfermer sur lui-même pour y parvenir.
Alors que son précédent projet Doris s’offrait la crème de la composition (Pharrell, The Alchemist, RZA…), I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside est la définition de l’état d’esprit ‘Do It Yourself’. Entièrement produit par Earl à l’exception de “Off Top”, il est rempli de productions low-fi qui imagent parfaitement l’ambiance anxiogène et oppressante du projet. La voix sous-mixée d’Earl semble alors ne faire qu’une avec les compositions lugubres qui hantent autant qu’elles fascinent sur ce projet, à l’image du single “Grief”. Earl ne se prive donc de rien, ne retient pas ses sentiments et se confessent avec une introspection presque malsaine tellement elle parait honnête : “Mind in the trash next to where my fuckin’ passion went” ou “Rap shit got the best of me, I threw the rest off the balcony“. En quelques phrases, l’ambiance du disque est alors résumée.
Mais comme Earl Sweatshirt l’a expliqué en interview, il fallait passer par là pour se trouver et s’accomplir artistiquement. Au moment de la sortie de cet album, il expliquait à Clash Magazine : “Je recommence à faire de la musique qui me ressemble. Doris est bien, mais on pouvait entendre le doute dans ma voix.” Il fallait donc sortir cet album marqué à vif par les doutes existentiels de la petite vingtaine d’années qu’il avait alors et par le chaos de certaines de ses relations, qu’elles soient familiales, amicales ou amoureuses. S’il peut sentir le renfermé et le mal-être par séquence, I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside n’en est pas moins un album sincère et touchant, qui traduit sans doute le mieux pourquoi son auteur est un artiste spécial. Et au final, c’est bien le projet de sa discographie avec lequel il est devenu l’artiste qu’il était destiné à être, pas celui que le formatage de l’industrie ou le fanatisme d’une tranche de son public souhaitaient faire de lui lorsqu’il était un phénomène Internet à l’ère des blogs, il y a de ça 10 ans déjà. Ironiquement avec le recul, c’est son ancien compère Tyler, The Creator qui a finalement pris ce tournant pop et grand public, ce qui était assez impensable à une époque pas si lointaine où il racontait vouloir poignarder Bruno Mars.
Quoi qu’il en soit, un album aussi perturbé que perturbant qui s’intitule I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside ne pourrait difficilement sembler plus contemporain que dans les circonstances actuelles. Cinq longues années après sa sortie, s’enfermer entre quatre murs pour écouter le deuxième album d’Earl Sweatshirt n’a rarement semblé être une aussi bonne idée qu’aujourd’hui.
I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside est à (re)découvrir ci-dessous :
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