De Kanye West à Future, comment le streaming est en train de tuer le CD

Le 7 mars 2016, quelques semaines après la sortie de The Life Of Pablo, Kanye West annonce qu’il en a fini avec les formats physiques et qu’il va désormais uniquement sortir ses albums en streaming tout en promettant qu’il va “tuer” le CD. Malgré les apparences, ces paroles ne semblent plus découler d’une énième illumination mais bien de la capacité de Kanye à avoir plusieurs coups d’avance sur l’industrie.

Yeezy est passé de la parole aux actes et son album The Life Of Pablo est devenu le premier album uniquement disponible en streaming à être certifié disque de platine dans l’histoire. Au-delà de cet énième coup de génie, ce qui est à noter ici est évidemment l’intérêt nouveau et les possibilités uniques que présente un album dématérialisé.

Kanye West est un artiste torturé, insatisfait avec un penchant pour le perfectionnisme. Jusqu’ici, rien de bien étonnant pour un rappeur que l’on ne présente plus. L’artiste éternel insatisfait qu’il est pouvait se sentir brider par le CD qui offre un aspect définitif et inamovible à la musique — ce qui fait notamment son charme. Avec une sortie exclusivement en streaming, son auteur a pu le transformer à sa guise. Sorti en février 2016, TLOP a connu des modifications jusqu’au 15 juin 2016 : des sons remixés, des changements dans les textes de certains morceaux, des modifications de tracklist, des ajouts de featurings… Kanye est allé jusqu’à rajouter un morceau nommé “Saint Pablo” en compagnie de Sampha pour clôturer sa série de modifications.

Kanye a-t-il, une fois plus, lancé un phénomène de mode ou l’a-t-il simplement anticipé ? La vérité se trouve sans doute entre ces deux hypothèses. Une chose est sûre, cette démarche n’est pas restée sans suite. La star d’Atlanta qu’est Future a rapidement emboité le pas en comprenant bien l’intérêt de ses sorties réservées au streaming. Pour preuve, il dévoilait à une semaine d’intervalle ses deux albums FUTURE et HNDRXX sans version physique. Future a attendu que l’engouement autour du hit “Mask Off” s’affaisse pour apporter lui aussi quelques retouches à ses projets en rajoutant notamment des featurings avec de grosses pointures telles que Nicki Minaj, Kendrick Lamar, Drake, YG ou encore Chris Brown.

C’est en ajoutant des titres estivaux tel que “PIE“, “You Da Baddest” ou encore “Extra Luv” à ses albums qu’il a pu également promouvoir un titre comme “My Collection“, qui était présent sur la première version du projet HNDRXX. Future n’en est pas à son coup d’essai avec cette technique car il avait également ajouté “Wicked” à son album Evol pour sa version streaming. En clair, là où un album traditionnel serait retombé dans les profondeurs du Billboard plusieurs mois après sa sortie, ces modifications permettent à l’album de conserver son momentum et de ce fait de se maintenir assez haut dans les charts. Quant aux fans, cela leur offre de nouveaux morceaux de leurs artistes préférés à ajouter dans leur rotation musicale. En apparence, le deal est gagnant-gagnant. La stratégie a en tout cas rapidement porté ses fruits pour le rappeur d’Atlanta étant donné que FUTURE vient d’être certifié disque de platine.

D’un point de vue marketing, cette technique de dématérialisation semble tenir d’un génie rare. Cependant, beaucoup de fans restent attachés au CD qui est encore aujourd’hui un pilier pour plusieurs générations. La playlist évolutive a certes l’avantage de pouvoir continuellement se renouveler, cependant elle enterre complètement le CD, soit un véritable monument de l’industrie musicale et, dans la musique comme partout, il est difficile de dire adieu à ses icônes.

Le passage du Vinyle au CD ne semblait pas s’être fait autant dans la douleur. En effet, il est indéniable de noter que l’arrivée de ce nouveau format d’album pose plus d’un problème et cela s’est révélé directement après la sortie de TLOP sur Tidal où l’on pouvait lire : “A partial version of the album is available for streaming on Tidal.com, but the download is currently not available. The final version of the album will be released in the next several days.” que l’on peut traduire par “Une version partielle de l’album est disponible en streaming sur Tidal.com, mais le téléchargement n’est pas disponible. La version finale de l’album sera disponible dans les prochains jours.”

Les fans de Yeezy les plus dévolus qui ont acheté l’album à sa sortie et qui ont même pour beaucoup obtenu un compte Tidal pour l’occasion, dû à son exclusivité sur la plateforme, l’ont en fait payé pour apprendre par la suite qu’il n’était pas complet. On touche là à l’aspect le plus douteux de la pratique puisqu’il met en lumière l’orientation purement commerciale du streaming. De ce fait, il est légitime pour ces derniers de se sentir instrumentalisé par, au mieux, la folie de l’artiste et, au pire, sa vénalité la plus totale. Ce qui pourrait être pris comme du perfectionnisme est à double tranchant. Kanye voulait-il trop bien faire ou se moquait-t-il seulement de ses fans ? La question reste en suspens et chacun a pu en faire sa propre interprétation.

Les tracas ne s’arrêtent pas là. La concurrence entre les plateformes de streaming qui fait rage est aussi l’origine des problèmes pour de nombreux fans. Chacune des plateformes se bat pour obtenir les exclusivités des clips, des morceaux ou des albums au détriment des fans. JAY-Z, Beyoncé et jusqu’à récemment Kanye en exclusivité Tidal ou encore Drake avec Apple Music, comment le passionné peut s’y retrouver s’il doit payer un abonnement sur chaque plateforme de façon mensuelle ? Un budget de près de 40 euros serait à prévoir pour ne rater aucune exclu (Apple Music, Spotify et Tidal dans leur version intégrale). Là aussi, l’aspect purement commercial des pratiques saute aux yeux.

Le tout numérique devait donner une totale liberté aux auditeurs pour consommer la musique comme ils l’entendent. Ils semblent au final tomber dans un piège où les artistes sont souverains et peuvent même aller jusqu’à “contrôler” l’existence de leur musique, à la manière JAY-Z qui avait décidé de supprimer ses albums des plateformes de streaming autres que Tidal.

L’auditeur étant submergé par des sorties incessantes de projets, il est facile de disparaitre des tops albums en quelques semaines. Ainsi, les playlists évolutives permettraient aux artistes de faire vivre un album aussi longtemps qu’ils le voudraient tant la possibilité de mise à jour est infinie. Un album n’aurait alors plus de date de péremption et aurait la capacité de nous tenir en haleine plusieurs mois voire plusieurs années.

De ce fait, le CD pourrait rapidement se retrouver au rang d’objet de collection et ça, les rappeurs outre-Atlantique l’ont bien compris. Dans l’hexagone, hormis Niro et Nekfeu, peu de rappeur ont réellement utilisé les nouveaux outils que propose le streaming comme la playlist évolutive. Aux vues des nombreuses possibilités de modification et de l’aspect financier indéniable, les risques de voir cette pratique se multiplier sont énormes et de ce fait, assister à une énième mutation de l’industrie musicale.