Nous l’avions laissé en 2016, avec le raz-de-marée Konnichiwa. Il y a trois ans, Skepta faisait entrer la grime dans une nouvelle dimension avec son quatrième album. Lauréat d’un prestigieux Mercury Prize, nommé dans la liste des personnalités britanniques les plus influentes… Le londonien est lui aussi entré dans une nouvelle dimension. Et là où beaucoup d’artistes optent pour un long silence médiatique et musical, Skepta a fait tout le contraire. On peut même dire qu’il a été l’un des rappeurs le plus productifs sans sortir un seul album en trente-six mois. Sa recette miracle ? Être invité à partager des morceaux avec les plus grandes stars US, de Drake sur More Life avec “Skepta’s Interlude” ou encore sur Testing d’A$AP Rocky avec le tube planétaire “Praise The Lord.” Grâce à ses collaborations réussies, le britannique s’est fait un nom aux États-Unis, rejoignant le cercle fermé des artistes européens ayant réussi à s’exporter outre-Atlantique. Une paire designée pour Nike, un label de streetwear créé et un shooting photo avec Naomi Campbell plus tard, Skepta est devenu une vraie superstar globale.
Le temps des raves underground et des débuts bordéliques de la grime semble désormais bien loin pour le natif de Tottenham. Les sous-sols délabrés ont laissé place aux penthouses new-yorkais. C’est dans ce contexte clinquant et apaisé que Skepta a fait son retour vendredi dernier avec son cinquième long-format, Ignorance Is Bliss. Bien aidé par une campagne de communication monumentale dans les grandes villes anglais et par des singles séduisants, le londonien pouvait aborder la défense de son trône en toute sérénité. Car depuis 2016, ce ne sont pourtant les prétendants qui manquent. On pense à l’excellent Octavian, à l’impétueux slowthai ou encore au mélancolique Loyle Carner, sans oublier l’autre patron de la grime, Stormzy.
Rien d’étonnant donc dans le fait de retrouver un Skepta plus calme et mesuré qu’auparavant. L’effervescence et la rage juvénile ont laissé place à un polissage relatif, mais néanmoins palpable. Car même si le titre de son projet signifie littéralement “L’ignorance est un bonheur inaltérable”, le rappeur ne peut pas totalement passer outre le trajet parcouru et les expériences, positives comme négatives, accumulées au fil de ses innombrables succès. C’est sans aucun doute pour cette raison que les lyrics de Ignorance Is Bliss tournent principalement autour de la gestion de la célébrité, des tentations, des attentes parfois démesurées qui pèsent sur un artiste. Carrément inquiet, voire paranoïaque par moment, Skepta se livre ici avec talent. Loin d’être au niveau des plus grands paroliers du rap et revenant inlassablement à des démonstrations d’égo-trip, le britannique fait globalement preuve d’une belle maturité.
Musicalement, le londonien se montre toujours au niveau. Le flow est précis, nerveux, agressif, dans la lignée de ce qui l’a fait connaître. L’accent des quartiers populaires de Tottenham flatte toujours autant l’oreille, même si on pourra toutefois déplorer un léger manque de diversité dans ses intonations et dans son rythme. Néanmoins, Ignorance Is Bliss resplendit réellement sur le plan de la production et de la musicalité. Les instru’ choisies par Skepta sont souvent plus lentes qu’à l’accoutumée, permettant au projet de se teinter d’un réel sentiment d’urgence et d’une tension permanente. L’ambiance est ainsi souvent tournée vers le futurisme, notamment grâce des productions électroniques aussi bondissantes qu’efficaces. Parallèlement à cet avant-gardisme, on retiendra que l’influence du drill est indéniable, confirmant ainsi la tonalité ultra-britannique du projet.
Néanmoins, Skepta ne renie pas les sonorités old-school, comme sur “What Do You Mean?” ou encore sur “Love Me Not”, où il sample le tube de Sophie Ellis-Bextor “Murder On The Dancefloor.” Globalement très bien choisis, les invités présents sur Ignorance Is Bliss permettent d’atténuer les moments d’essoufflement du projet et prouvent par la même occasion les qualités de directeur artistique de Skepta. Bien qu’il souffre de quelques répétitions et de certaines longueurs, le nouvel album du patron du rap britannique doit être considéré comme une réussite. Un projet qui signe un retour réussi, car il est avant tout le manifeste d’un artiste sûr de son fait, en pleine maturité artistique et personnelle. Ce roi d’Angleterre sera en tout cas difficile à détrôner.