Le vendredi 19 août 2011, au Music Box Theatre de Los Angeles, Kendrick Lamar, 24 ans, performe dans sa ville alors qu’il vient de sortir deux mois plutôt Section. 80, un premier album qui a été largement salué par la critique. Le rappeur, anciennement nommé K. Dot, n’est alors pas encore une star, mais tout le monde le sait déjà, il est le futur du rap de la cité des anges. Ce concert passé à la postérité sera le théâtre d’un évènement historique symboliquement : Snoop Dogg, Dr. Dre, The Game, Warren G et Kurupt montent sur scène et transmettent à Kendrick Lamar “la torche” du rap de la West Coast. L’histoire est en marche.
Fort de son premier album, de son statut nouveau à Los Angeles et du soutien de Dr. Dre, Kendrick Lamar rejoint Interscope en mars 2012, une maison de disque qui va lui permettre de passer un cap avec son deuxième album. Ce fameux projet, c’est good kid, m.A.A.d city, un album conceptuel, autobiographique et dense, malgré seulement 12 titres, qui voit le jour le 22 octobre 2012, il y a donc 7 ans maintenant. Et en 7 ans, Lamar a eu le temps de devenir le rappeur le plus respecté et récompensé de sa génération. Pour beaucoup l’un des meilleurs rappeurs de l’histoire, déjà. Pourtant, il n’a jamais autant tutoyé les sommets que sur le génial good kid, m.A.A.d city, un coup de projecteur introspectif sur 24 heures dans la vie d’un adolescent afro-américain de 16 ans originaire de Compton. Si la structure narrative de l’album rappelle celle de Training Day, une journée où un rookie va se faire les dents, son ambiance est largement plus proche de celle du classique Boyz N the Hood. Le sous-titre de l’album “a short film by Kendrick Lamar” prend alors tout son sens.
La notion de storytelling autobiographique vitale à l’album démarre même dès la cover, une photo de famille du rappeur qui remonte aux années 90. “Cette photo en dit tellement sur ma vie, comment j’ai été élevé à Compton, les choses que j’ai vu à travers ces yeux innocents. Vous ne voyez les yeux de personne d’autres, mais vous voyez mes yeux innocents qui tentent de comprendre ce qu’il se passe” expliquera Kendrick au sujet de cette pochette.
L’album nous place dans une journée de la vie de Kendrick Lamar à 16 ans et où la plupart des morceaux sont portés par des thèmes forts sortis de la bouche d’un adolescent : son premier amour (“Sherane a.k.a Master Splinter’s Daughter”), la poursuite de sa passion pour le rap (“Backseat Freestyle”), la pression de son environnement (“The Art of Peer Pressure”), la tentation (“Money Trees”), son besoin de quitter son cadre de vie actuel (“good kid”), l’alcoolisme (“Swimming Pools”), la vie dans un quartier difficile (“Sing About Me, I’m Dying of Thirst”) ou encore l’amour-propre (“Real”). Il y a un message derrière chaque titre, une anecdote touchante ou même un conseil salvateur, on pense notamment au message de son père sur “Real” : “N’importe qui peut tuer quelqu’un, ça ne fait pas de toi un vrai mec. Ce qui est vrai c’est les responsabilités. Être vrai c’est prendre soin de ta p*tain de famille. La vérité c’est Dieu, mec.“
La notion de dilemme est aussi l’un des thèmes les plus forts de l’album, notamment lorsque c’est lié à son affiliation à un gang. Sans eux, il n’est pas protégé dans les rues de Compton. Avec eux, il s’enlise dans la criminalité malgré lui. C’est une idée qui a d’ailleurs été confirmée par son ingénieur du son MixedByAli lors d’une interview avec Complex : “Être quelqu’un de bien, c’est être enfermé dans une boite et ne pas avoir le choix de participer à un drive-by-shooting où à un vol parce que c’est tout ce qu’il y a ici.” Là où Ricky dans Boyz in the Hood avait fait le choix des études pour s’en sortir, c’est donc via le rap, l’amour ou la religion que Kendrick tente de sortir de cette boite. Après tout, l’album démarre par une prière : “Thank you, Lord Jesus, for saving us with your precious blood“, preuve de son importance dans le disque.
Plus que ça encore, ce sont des thèmes dans lesquels beaucoup de gens peuvent se reconnaître, pas seulement des afro-américains de Compton dont la vie est marquée par la violence et les gangs. Globalement, l’album raconte la difficulté du quotidien et la lutte qui s’en accompagne, un sujet commun dans les oeuvres modernes. À contrario, et comme une véritable bouffée d’air frais, l’album se termine sur “Compton”, titre qui marque la fin du récit dans le passé. On n’est alors plus concentré sur le Kendrick de 16 ans face à ses difficultés, mais sur le rappeur de 25 ans qui collabore pour la première fois avec Dr. Dre, l’un des héros de sa ville. Le morceau est une célébration upbeat, un message d’espoir, la lumière au bout du tunnel en quelque sorte. Le bon garçon enfermé dans une ville folle a fini par gagner.
Si la force apparente de good kid, m.A.A.d city est la densité de son storytelling et la pertinence globale de son propos, on revient avec le temps sur cet album parce qu’il est avant tout brillant musicalement. Kendrick Lamar varie les flows et les voix avec une aisance quasi incomparable dans sa génération, usant d’un timbre nasillard et fluet pour insister sur la période adolescente dans laquelle se trouve l’album. À côté de ça, le choix éclectique des productions est une référence dans le rap américain moderne. Le “jazz rap” de son successeur ou les crossovers trap ou pop de DAMN. n’existent pas ou peu ici. De toute sa discographie récente, good kid, m.A.A.d city est son projet le plus californien dans le son et c’est ce qui en fait sa plus grande force musicale. À peine le flambeau artistique de Los Angeles repris, Kendrick rend un véritable hommage sonore à sa ville. La présence sur l’album des pionniers du gangsta rap de Los Angeles que sont Dr. Dre et MC Eiht et l’apparition de son mentor Jay Rock renforcent là aussi cette idée.
Cette réussite musicale se voit aussi à travers son succès commercial durable. Avec le temps, good kid, m.A.A.d city est devenu l’un des plus gros succès commercial de l’histoire du rap et détient le record de longévité au Billboard 200, dans lequel il est installé depuis 364 semaines, record en cours. Cette oeuvre complexe, introspective et sans compromis a donc battu à son propre jeu des albums pensés pour le grand public et pour vendre massivement, ce qui est forcément l’une des plus belles victoires pour la vision artistique ambitieuse de Kendrick Lamar et son label TDE. La question était posée dès 2011, malgré son talent : pourra-t-il devenir l’une des plus grosses stars de l’industrie musicale ? La réponse est oui, et même bien au delà, et cela s’est fait sans trahir la substance de sa musique.
Le recul permet désormais de le dire, good kid, m.A.A.d city est le meilleur album de Kendrick Lamar. Tout simplement car c’est celui qui est le plus plaisant à réécouter, le plus puissant dans son récit et le plus impressionnant musicalement. Section. 80, To Pimp A Butterfly et DAMN. sont des oeuvres globalement brillantes, ce qui en dit d’autant plus sur la qualité de ce deuxième album du rappeur de Compton, tant la concurrence au sein même de sa discographie est immense. Dans deux mois, la décennie touchera à sa fin et les différents médias musicaux et fans les plus dévoués débattront très longtemps sur les différents classements des meilleurs albums des 10 dernières années. On ne peut que leur souhaiter bien du courage pour justifier la présence des albums qui se placeront devant le prodigieux good kid, m.A.A.d city.