Frank Ocean vs Def Jam, ou comment l’intelligence d’un artiste a vaincu l’industrie musicale

Frank Ocean Dear April Cayendo singles

Penser qu’un artiste pouvait réussir au plus haut niveau sans l’intensif soutien d’une maison de disque a longtemps semblé impossible. Penser qu’un artiste pouvait battre une maison de disque à son propre jeu paraissait encore plus fou. C’est exactement les deux exploits qu’a réussi Frank Ocean lors de cette décennie.

Pour comprendre les origines de cette histoire, il faut remonter à 2006. Cette année là, Lonny Breaux (l’ancien nom de scène du chanteur) est alors âgé de 19 ans et tente de faire son trou dans l’industrie musicale. Il enchaine les petits boulots avec pour seuls atouts une démo en poche, du talent et beaucoup d’envie. Malgré des qualités évidentes, il faudra attendre 4 ans pour que Frank Ocean ne signe un contrat d’artiste. Entre temps, c’est via ses talents d’auteur qu’il se fait une place dans l’industrie et peut ainsi écrire pour certaines des plus grandes stars de la pop mondiale (Justin Bieber et John Legend en tête). En 2009, il rejoint le collectif Odd Future, aujourd’hui passé à la postérité pour son impact et son influence, qui comprenait alors notamment Tyler, The Creator, Earl Sweatshirt, Syd ou encore Domo Genesis. C’est aussi en 2009 que Frank change son nom de scène et fait la rencontre de Tricky Stewart, alors producteur et chef de projet chez Def Jam, qui croît énormément en lui et qui est à l’origine de sa signature en major. Malheureusement pour Frank, Tricky Stewart quitte rapidement Def Jam, avant même que leur collaboration puisse devenir fructueuse et que le jeune chanteur passe ainsi rapidement au second plan des priorités du label. Au sujet de la situation, Tricky Stewart avait expliqué en 2016 : “Le label n’était pas motivé par cette signature. Ils ne lui ont pas donné le respect que je pense qu’il méritait. Je n’arrivais pas à faire en sorte que Def Jam lui réponde de la façon dont j’aurais aimé qu’ils répondent.

Très vite conscient de cette situation problématique, le jeune artiste prend les devants et travaille dans son coin sur un projet. Bien qu’il le considère comme un album qualitativement, sa relation inexistante avec Def Jam (qui aurait dû assumer sa distribution si il était commercialisé) le pousse à en faire une mixtape gratuite qui sera disponible sur le site d’Odd Future. Ce projet, c’est le génial Nostalgia, Ultra, oeuvre que Frank Ocean a porté à bout de bras, comme il l’avait expliqué sur son compte Twitter à l’époque : “J’ai. Fait. Ça. Pas ISLAND DEF JAM. C’est pourquoi vous ne voyez aucun logo de label sur la cover que J’AI FAITE. J’imagine que c’est ma faute pour voir fait confiance à mon idiot d’avocat et signé chez une entreprise en échec. J’emmerde Def Jam et toutes les entreprises qui signent des gamins avec des rêves et du talent avec aucune intention de les développer. Je les emmerde.

Au final, Nostalgia, Ultra est un très beau succès Internet et permet à Ocean de gagner en estime et en notoriété. Paradoxalement, c’est aussi le projet qui va lui permettre d’attirer l’attention de… son propre label. Enfin conscient d’avoir un talent brut dans leur roster, bien qu’ils ne furent même pas au courant qu’il avait changé de nom de scène, l’état major de Def Jam se décide alors à montrer de l’intérêt à Frank Ocean. Sa réponse sera claire et concise : “Donnez-moi 1 million de dollars si vous voulez le prochain album.” Et contre toute attente, Frank Ocean et Def Jam renouent un lien à coup de millions de dollars et se préparent à sortir conjointement Channel Orange, un premier album très attendu. Avec le recul et au-delà de l’aspect financier, il est clair que le chanteur a accepté de prolonger l’aventure avec la branche d’Universal pour mieux profiter de leur manque de discernement à son sujet et ainsi, se jouer d’eux.

Avance rapide à l’été 2016 donc, quatre ans après la sortie du fort succès qu’a été Channel Orange, Frank Ocean s’apprête à sortir son nouveau projet, le dernier sur son contrat avec Def Jam signé en 2011. Le 19 août 2016, après plusieurs heures de teasing cryptique et une communication pratiquement inexistante pendant plusieurs années, il sort Endless, un album visuel de 46 minutes diffusé via Apple Music et qui n’était même pas disponible à la vente. Rapidement, il est annoncé que ce projet n’est pas le véritable deuxième album de Frank Ocean. La confirmation arrive dès le lendemain avec la sortie de Blonde, un album en bonne et due forme commercialisé par le label Boy’s Don’t Cry, créé par Frank pour l’occasion. Le public ne le sait pas encore, mais il vient d’assister à un tour de passe-passe monstrueux qui va faire perdre des millions de dollars à Def Jam et Universal Music. Endless a en effet vu le jour dans l’unique but de permettre au chanteur de boucler son contrat avec son label, lui permettant ainsi de sortir Blonde en totale indépendance, et donc d’en être le seul ayant-droit. Un coup de génie qui lui permet d’adresser un énorme doigt d’honneur à la structure qui l’a longtemps délaissé, tout en montrant au monde entier que les artistes peuvent renverser le rapport de force au sein de l’industrie musicale. Le succès est total.

Il est impossible à dire combien Def Jam a pu générer grâce à Endless, mais il semble évident que cette somme est infime en comparaison de ce que Frank Ocean a empoché grâce à Blonde. L’album s’est vendu à 275 000 exemplaires en première semaine, tout étant à l’origine de la radio Blonded sur Beats 1 d’Apple Music. Les estimations indiquaient à l’époque que cette sortie en totale indépendance de l’album avait permis l’artiste d’empocher 1 million de dollars en seulement une semaine. Soit la totalité de l’avance de Def Jam sur son premier album. De quoi rendre fou son ancienne maison de disque et inspirer les jeunes artistes de l’industrie : non, la signature en major n’est ni une solution immuable, ni une finalité. C’est donc désormais en totale indépendance que Frank Ocean continue sa carrière.

Quasiment trois ans après les évènements, le natif de Long Beach est revenu sur ce coup de bluff qui a défrayé la chronique. Mis à l’honneur en début d’année par Dazed Magazine, qui avait convié une vingtaine d’artistes à lui poser les questions de leur choix, Frank Ocean a évoqué cet événement grâce à la question de JPEGMAFIA : “Qu’est-ce que tu as ressenti en ba*sant ton label comme ça ? Tous ces vieux blancs nous font ça tout le temps, donc qu’est-ce que ça faisait de leur faire vivre un truc qu’ils ont inventé ?” La réponse du principal intéressé montre à quel point cela représentait un plan pensé au long terme : “Tu sais, c’est marrant de parler de ça parce que je ne pouvais pas réellement l’évoquer pendant plusieurs années” explique-t-il, avant de poursuivre ses confessions : “Je ne pouvais pas le dire au label évidemment. Mais d’un autre côté, je ne pouvais pas en parler à Apple parce que c’est un petit milieu et la nouvelle serait arrivée aux oreilles du label, c’est sûr. Donc je l’ai gardé pour moi et pour quelques proches. Je me baladais en permanence avec mes disques durs lorsque j’étais en déplacement car je ne stockais rien en ligne. Ces disques durs étaient devenus des représentations physiques de tout ce qui était en jeu à ce moment là. Si les fichiers avaient leaké, tout ce serait passé différemment pour moi.” Il conclue finalement ses explications, non sans humour : “Quand le mois d’août est arrivé et que les deux projets ont été mis en ligne, je me suis senti euphorique. Mais j’avais surtout besoin de dormir. J’ai probablement dormi pendant une quinzaine d’heures après ça.” 

Si Frank Ocean est finalement loin d’être le seul artiste à avoir rendu “cool” l’indépendance dans la musique, on pense par exemple à PNL en France, il a définitivement remporté une bataille qu’il ne pouvait pas gagner sur le papier. Et ce, sans trahir sa musique ou sa vision. Récemment récompensé par Pitchfork du titre d’album de la décennie avec Blonde, Frank Ocean a peut-être finalement fait mieux que sortir deux albums classiques en quatre ans : il a battu l’industrie du disque avec ses propres armes.