Comment la Nike SB Dunk Low a révolutionné la culture sneaker

De ses débuts totalement ratés à son adoption par Travis Scott et Virgil Abloh, elle possède une histoire unique.

nike sb dunk low

Désormais habituelle, la scène paraît à l’époque surréaliste. Des émeutes en plein centre de Manhattan, le SWAT obligé d’intervenir et d’escorter des jeunes apeurés en lieu sûr. Nous sommes en 2005 et Nike commercialise la Dunk SB Low “Pigeon”, une paire créée avec le designer Jeff Staple. Mise en vente exclusivement au regretté Reed Space, l’ancien temple new-yorkais de la sneaker, la paire n’a été produite qu’à 150 exemplaires. Depuis quelques jours, des dizaines de campeurs ont pris place devant le shop, tandis que le bloc est quadrillé par des hommes cherchant à arracher des mains ces fameuses paires. La police ne s’attendait certainement pas à ça et certains acheteurs sont contraints de s’enfuir du Reed Space par des portes dérobées, avant d’être accompagnés jusqu’au premier taxi disponible. Pour le moins tristes, ces images marquent toutefois une grande première dans l’histoire de la sneaker culture. Surtout, elles représentent bien l’impact phénoménal qu’a eu la Nike SB Dunk sur ce mouvement. Née dans les années 80, popularisée dans les années 2000 par les skateurs, puis par les sneakerheads, cette paire est peu à peu tombée dans l’oubli lors de la dernière décennie, avant d’effectuer un retour fracassant ces derniers mois, grâce à l’aide de plusieurs parrains de la street culture moderne, comme Virgil Abloh et Travis Scott. Retour sur le destin d’une paire culte.

Si Nike est aujourd’hui un titan du sportswear, la marque née à Beaverton s’est d’abord fait connaître dans le running, puis dans le basketball, notamment grâce à la success story de la Air Jordan 1. Le designer Peter Moore, créateur de la première sneaker signature de MJ, est également l’homme à l’origine la première Nike Dunk. Elle voit par ailleurs le jour la même année, en 1985. Et comme son nom l’indique , la Dunk est une paire qui se destine à la pratique du basketball. Il s’agit alors d’une paire montante, qui combine des éléments de la Terminator et la Air Jordan 1. Nike oriente alors sa communication vers l’univers du sport universitaire, en dévoilant 12 coloris correspondant aux 12 meilleures équipes de college basketball. L’engouement autour de la Dunk ne décolle toutefois pas, la paire étant boudée par les athlètes et par la rue, qui lui préfère nettement la Air Jordan 1. Pourtant, la Dunk va connaître un succès inattendue auprès d’une communauté en plein essor, que Nike ne vise jusqu’ici absolument pas : les skateurs. Mais là encore, tout n’est pas si simple.

Si les skateurs américains des années 90 sont séduits par le prix attractif, la robustesse et le confort de la Dunk, ils n’apprécient pas la drague grossière à laquelle va se livrer la marque au swoosh. Emballé à l’idée de conquérir de nouvelles parts de marché, Nike va alors multiplier les erreurs de communication. Le géant américain ne connaît rien à l’univers codifié du skate et cela se fait rapidement ressentir. La Dunk, ainsi que les premiers modèles 100% skate de la marque, sont vendus dans des magasins de sport généralistes et promus par des spots TV ambiance “Ok, Boomer.” Nike ne saisit pas l’importance des marques historiques de la glisse et des shops qui vont avec. La skate culture prendra de l’ampleur tout au long des nineties, quittant peu à peu la sphère underground, mais le swoosh n’arrive pas à prendre le train en marche. Pas du genre à lâcher prise, la marque va alors faire appel à l’homme qui lui a permis de devenir un équipementier phare du football mondial. Sandy Bodecker, jusqu’ici responsable du ballon rond chez Nike, se retrouve chargé de séduire la communauté skate. De cette mission va alors naître Nike SB.

Les premiers pas de Bodecker dans ce nouvel univers lui permettent de dresser deux constats. Le premier, c’est que la communauté skate a adopté des produits Nike qui ne leur étaient initialement pas destinés. Le second, c’est que la marque n’est pas aimée par le milieu et qu’elle doit mieux le comprendre. En 2002, la ligne Nike SkateBoarding voit donc le jour. Le cadre de Nike explique alors qu’il ne faut pas réitérer les erreurs du passé et créer des nouvelles silhouettes pour les skateurs. Au lieu de ça, il décide de lancer une version de la Dunk adaptée à la pratique de la glisse urbaine. La paire abandonne sa shape haute, donnant ainsi naissance à la Dunk Low, plus fonctionnelle et plus adaptée aux besoins des riders. Outre cette évolution stylistique, c’est le changement du modèle de distribution qui constituera une véritable révolution. Le boss de Nike SB ne veut plus voir ses produits sur les étalages impersonnels des grandes chaînes de retail. Bodecker va alors parcourir les États-Unis pour rencontrer les gérants de dizaines de skate shops, afin de les convaincre de vendre les produits siglés du swoosh. Contrairement aux habitudes de l’époque pour Nike , c’est la notion de rareté qui est ici privilégiée. Un pari gagnant.

La distribution sélective confère un côté rare et exclusif à la paire, qui provoque un réel désir chez le consommateur. Nike a encore une fois un temps d’avance. Parallèlement à cette nouvelle stratégie, la Dunk Low est mise en avant par un quatuor de skateurs respecté par la communauté underground, aussi bien pour leur aisance sur la planche que pour leur style. Danny Supa, Richard Mulder, Gino Iannucci et Reese Forbes deviennent les ambassadeurs de la paire et entérinent sa validation core. Tout le monde est gagnant : les skate shops font du profit, Nike est enfin accepté et les consommateurs sont ravis de mettre la main sur un modèle rare. La popularité de la paire va alors dépasser les frontières du skate et susciter l’intérêt des sneakerheads. Ces derniers sont séduits par l’aspect exclusif de la Dunk Low, ainsi que par son côté subversif et underground.

Une communauté de collectionneurs va alors rapidement se former. La stratégie imaginée par Bodecker s’étant avérée payante, Nike va enfoncer le clou en organisant des sorties par zones géographiques, en raréfiant encore plus certains modèles de Dunk Low, et surtout, en collaborant avec des partenaires de choix. Si aujourd’hui les associations sont incessantes, elles sont néanmoins bien plus rares à l’époque. Nike SB fera même entrer Supreme dans une autre dimension en 2002, lorsque les deux marques signent leur première Dunk Low commune. Alex Coroporan, store manager du mythique shop Supreme de Lafayette Street, se rappelle de cette frénésie alors inédite : “À partir de là, tout changé. La sneaker culture a transformé la clientèle de notre shop. La Dunk Low avait déjà un groupe de disciples qui gravitaient autour de l’univers du skate, mais ces éditions limitées ont rendu les sneakerheads complètement dingues. La culture du resell a pris de l’ampleur, ce qui a mis Supreme sous les projecteurs parce qu’on possédait les plus gros stocks de Dunk Low à New York.”

Suivront des collaborations avec Stüssy, autre empire skatewear éminemment respecté, Concepts ou encore Diamond Supply pour le mythique modèle “Tiffany.” Pas rassasié, le swoosh décide ensuite d’aller conquérir la communauté artistique, afin d’asseoir la Dunk Low comme un véritable object culturel. L’exposition White Dunk : Evolution of an Icon voit ainsi le jour à Tokyo en 2004, exposant les réalisations de 25 artistes japonais qui ont pu exprimer leur créativité sur une shape complètement blanche. Cette exposition voyagera ensuite dans trois autres métropoles : Paris, New York et Londres. Dans la foulée, Nike SB dévoile une capsule passée à la postérité : le City Pack. On y retrouve quatre déclinaisons de la Dunk Low, chacune associée à une ville et produites en éditions ultra limitées. Pour avoir une idée de la folie qui entoure encore cette ligne, la Nike SB Dunk Low “Paris”, inspirée par les oeuvres du peintre expressionniste Bernard Buffet, vaut par exemple 92 474€ sur StockX.

La Nike SB Dunk Low “Pigeon”, évoquée plus haut pour les scènes de violence qu’elle a causées, fait également partie de ce pack. Jeff Staple se remémore les émeutes provoquées par sa sortie : “Ils viraient des gamins devant le magasin pour les arrêter, mais ces kids ne lâchaient pas la porte, même si on les tirait ! Les flics ont appelé une unité d’intervention, le SWAT, parce que certaines personnes qui faisaient la queue pour essayer d’avoir la paire avaient amené leurs propres armes. On a vu des machettes, des bâtes de baseball.” Ces événements concluent l’écriture de la mythologie de la Nike SB Dunk Low. Les nombreuses collaborations pointues, l’aspect communautaire de la paire et son mode de distribution exclusif en font alors un pilier de la sneaker culture. La mode étant ce qu’elle est, une histoire de cycles, la popularité de la Nike SB Dunk Low va pourtant décliner dans les années qui suivront. Cette traversée du désert durera plus d’une décennie.

Les années 2010 marquent la fin de la hype, cette silhouette skate étant davantage associée à un joli souvenir du passé qu’à une paire tendance. En clair, un simple objet de collection. Il faudra attendre 2018 pour voir la Dunk revenir sur le devant de la scène, notamment grâce aux poids lourds du hip-hop et du streetwear. Elle réapparaît aux pieds d’A$AP Rocky, de Frank Ocean ou encore de Travis Scott, trois artistes possédant le statut d’icônes fashion. L’effet est quasi immédiat. Depuis 18 mois, les prix des divers éditons OG de la paire s’envolent sur les plateformes de resell, tandis que Nike SB a sorti l’artillerie lourde pour replacer la Dunk Low au coeur des débats. L’endorsement des modeux du rap US ne suffira pas, l’époque est à la collaboration. Comme lors de l’âge d’or de la paire, la marque au swoosh va enchaîner les collab’, afin de légitimiser le retour en force de son modèle culte auprès de publics très différents.

En juillet dernier, Nike amorce le come-back de sa paire avec une collaboration avec Parra, un label très apprécié des OG du streetwear. À la rentrée, c’est Supreme qui vient interpréter cette silhouette qui renoue avec une identité skate. Autre cible, autre collab’, le swoosh s’associe ensuite à COMME des GARÇONS en dévoilant une Dunk Low inédite lors de la Fashion Week parisienne en octobre. Ici, c’est clairement un public possédant des goûts mode pointus qui est visé.

Les fêtes de fin d’année coïncident avec la sortie de trois Nike SB Dunk Low x Off-White, une collaboration alimentant encore plus la hype qui entoure de nouveau la paire. Si Abloh et le swoosh se sont quelque peu égarés après The Ten, cette capsule est une réussite. Rien d’étonnant lorsque l’on connaît la fascination du designer américain pour cette silhouette : “La Dunk est une sneaker qui n’est pas un objet inanimé de base. Il y a tellement d’histoires puissante qui lui sont associées, dont beaucoup sont antérieures à l’explosion de la street culture à travers le monde.”

Enfin, c’est Travis Scott qui parachèvera l’opération reconquête de Nike SB, avec la sortie très médiatique de sa Dunk Low “Cactus Jack” fin février. En quelques mois, la firme de Beaverton a donc réussi à replacer sur le devant de la scène une silhouette devenue obsolète. Une nouvelle démonstration de force de la part de Nike, mais aussi et surtout, la preuve que la Dunk Low occupe une place à part dans la sneaker culture. Par bien des aspects, cette silhouette a posé les fondations de l’industrie florissante que l’on connaît aujourd’hui. Collaborations réfléchies, storytelling élaboré, stratégies marketing avant-gardistes… La Nike SB Dunk Low a longtemps été en avance sur son temps. C’est peut-être elle qui a le plus mis en lumière la relation qu’il pouvait exister entre une sneaker et son public. Bienvenue dans son deuxième âge d’or.