Entretien croisé avec les beatmakers Tarik Azzouz et Leezy The Trapper

"Il y a beaucoup de rappeurs en France, mais il n'y a pas beaucoup d’artistes."

tarik azzouz beatmaker producteur

Depuis son lancement, l’application KEAKR, offre une plateforme de choix aux beatmakers du monde entier, afin que ces derniers puissent partager leurs créations et se faire connaître, que ce soit auprès des professionnels ou du public. Il y a quelques semaines de cela, KEAKR s’associait à Tarik Azzouz pour organiser une masterclass afin que le vétéran puissent offrir ses conseils au prometteur Leezy The Trapper, mais aussi pour que les deux beatmakers créent des productions ensemble.

Tarik Azzouz est un beatmaker français qui produit pour les plus grosses stars du rap US. Rick Ross, Meek Mill, Lil Wayne, DJ Khaled ou encore 2 Chainz font appel à lui. De son côté, Leezy The Trapper est un jeune producteur en pleine ascension. Durant le confinement, il a remporté un concours de beatmaking organisé par KEAKR. Nous étions présents en studio avec eux, l’occasion d’échanger quelques mots sur la place du producteur dans le rap de 2020.

C’était comment de créer des productions à deux ?

Tarik Azzouz : Je travaille constamment à deux, mais à distance, avec StreetRunner qui est lui aux États-Unis. Je peux faire des prod’ tout seul et je lui envoie, mais on est toujours dans l’échange, pour créer quelque chose à deux. J’aime bien travailler avec des gens qui mettent le produit final en avant. Parfois dans la musique tu tombes sur des gens avec un gros égo. Ils veulent faire passer leur idée juste parce que c’est leur idée, pas parce que c’est la meilleure idée.

Leezy The Trapper : Je collabore beaucoup virtuellement, mais physiquement c’est très rare. Je recherche une alchimie pour collaborer, j’aime bien quand quelque chose se dégage. Le profil de Tariq me parlait, car c’est quelqu’un qui est sur une autre vision, qui ne s’arrête pas à la France, qui va voir ailleurs. C’est ce que je recherche parce que la musique c’est le partage, c’est une expérience humaine. On partage plus ou moins des visions, c’était fluide, on avait l’impression qu’on avait déjà collaboré, alors que c’était la première fois qu’on se rencontrait. C’est ça que j’attends quand je collabore avec des gens. 

Tarik Azzouz : Quand tu as deux personnes qui veulent juste faire un truc bien, qu’il n’y a pas de guerre d’égos en jeu, c’est aussi simple que ça. Ça se fait et c’est tout.

Qu’est-ce que le profil de l’un peut apporter à l’autre ? 

Tarik Azzouz : Leezy est grave dans des trucs que je ne connais pas. Des mecs qui vont péter dans 6 mois, dans un an max… Ce sont des trucs super intéressants, des sonorités que je ne vais pas forcément connaître parce que je ne suis pas encore sur ces mecs là. Ça m’amène sur de nouveaux univers, des idées avec lesquelles je ne suis pas encore familier. 

Leezy The Trapper : Pour le coup, je retiens son expérience. Quand il joue des notes, quand on part sur des mélodies, des accords… Il sait ce qu’il veut, il est clair, concis. Il n’y a jamais de règles, mais c’est toujours clair et concis. Et quand il fait des mélodies, tu sens que le mec a des années de pianotage dans les mains. C’est ce qui fait la diff’. 

Vous insistez tous les deux sur cette idée d’alchimie. Ça arrive qu’elle soit totalement absente lors d’une collaboration avec un artiste ?

Tarik Azzouz : Ça m’est un peu arrivé en France. Je voyais que parfois ils arrivaient à apprécier l’instru, mais ils ne savaient pas quoi faire dessus. Ça m’est arrivé surtout sur des prod’ très musicales. Je suis un grand fan de Rick Ross et je fais pas mal de prods dans ce style là. En France j’ai vu la déconnexion, ça ne feat pas avec nos artistes ce type de sonorités : ils n’ont aucune idée de comment poser dessus. D’un autre côté, c’est aussi notre job en tant que beatmaker de se dire : “Ok, son univers à lui est comme ça, moi mon univers est comme ça, il faut que je trouve le juste milieu.

Leezy The Trapper : Les artistes français n’ont pas le même courant de pensée, ils sont plus fermés. 

Tarik Azzouz : Je ne pense pas que ce soit une vraie volonté de se fermer. Ils n’ont juste pas la même culture musicale que ces mecs là, c’est autre chose. C’est un manque de culture, ils sont formatés dans un courant de musique. Il y a beaucoup de rappeurs en France, mais il n’y a pas beaucoup d’artistes. Être un rappeur c’est une chose, être artiste en est une autre. En gros ça veut dire : tu as fait ton album, ton album est comme ça, mais tu n’as pas de vision artistique. Tu vas faire 15 000 en première semaine, ça va te faire gagner de l’argent et tu vas passer au prochain album. Mais ça ne fait pas de toi un artiste. 

Leezy The Trapper : C’est dommage, car à côté de ça, énormément de vrais artistes ne sont pas vraiment mis en valeur. Des mecs de l’underground, que tu peux trouver sur SoundCloud, qui ont une vraie proposition, une vraie identité, qui ont vraiment quelque chose de frais et de différent à apporter. Eux, pour le coup, ce sont de vrais artistes car ils ne se limitent pas à un courant de pensée dans la musique. C’est des gens qui sont ouverts et qui écoutent de tout. Et c’est ceux qui diront : “Ça ce n’est pas mon délire, mais ça m’a intéressé dans ce que j’ai entendu.” Ce sont des gens qui iront toujours chercher du potentiel là où il n’en voit pas. Ce sont les vrais artistes, parce qu’ils sont en perpétuelle remise en question.

Tarik, tu as construit ta renommée aux US. Quel conseils donnerais-tu à Leezy ou à n’importe quel producteur français qui souhaite percer là-bas ?

Tarik Azzouz : Ça a commencé avec StreetRunner, je lui avais envoyé de la musique et il a kiffé. On a commencé à collaborer comme ça, jusqu’au point où on est devenu un duo. Et c’est comme ça que j’ai commencé à placer pou mes premiers gros noms et ça a continué jusqu’à présent. Si je peux donner un conseil ? C’est le réseau qui est le plus important, il ne faut pas se fermer de portes. J’ai envie de cite Kobe Bryant, REP Kobe : “Chaque tir que tu ne prends pas, ne rentre pas.” Essaye par tous les moyens, il va y avoir des moments difficiles, mais ne lâche pas. Ce n’est pas genre un truc auquel tu te consacres une fois toutes les deux semaines : ça doit être ta vie, ton objectif de vie, ça doit limite être obsessionnel. Et je pense que ça finit par payer. Il faut aussi être patiente. Avoir cette mentalité, ce comportement, ça peut être frustrant. Parce que tu te dis : “P*tain j’suis tellement à fond dedans, mais ça ne prend pas.” Mais si tu es patient et dur au mal, ça va finir par passer. 

Vous pensez que les beatmakers sont désormais reconnus à leur juste valeur dans le rap en France ? Ou il reste encore beaucoup de chemin à parcourir ? Une application comme KEAKR oeuvre en tout cas dans ce sens.

Leezy The Trapper : Il reste encore beaucoup de chemin à faire, on est clairement pas au niveau des States. En France, on a tendance à dire : “T’as placé pour telle personne, donc t’as du talent.” On raisonne en terme de CV, sauf que ça ne veut rien dire. Tu ne peux pas dire à quelqu’un qui a placé pour un gros nom qu’il est plus fort que celui qui n’a rien placé encore. Ça n’a rien à voir. C’est juste que le mec a kiffé ta prod’, il va rapper dessus et voilà. On est trop formaté, on ne te respecte que si tu as placé pour X ou Y… C’est des conneries.

À quel point c’est différent aux US du coup ?

Leezy The Trapper : Aux States, il y a un vrai branding. Si tu sais gérer ton image, ton marketing et que tu es bon en networking, tu peux vraiment devenir quelqu’un. Regarde un mec comme Metro Boomin. Au début il a commencé comme Tarik et moi, comme n’importe qui. Il a été malin, ils a été businessman, ils s’est mis en avant, il était talentueux… Et ça a donné la star qu’on connait aujourd’hui. En France, les beatmakers ne se montrent pas trop. C’est exactement le même problème que pour les gars qui créent les toplines. Il faut savoir si tu veux rester dans l’ombre, parce que tu fais un taff de l’ombre, ou si tu veux être reconnu à ta juste valeur, pour ton talent, pour ce que tu fais. Selon moi, si tu veux être reconnu pour ton talent, pour ce que tu fais, tu dois te montrer. Sinon les gens ne te verront pas.

Tarik Azzouz : Je rejoins Leezy mais je trouve qu’il y a un peu de mieux. La preuve, on est en train de faire une interview !

Leezy The Trapper : Il y a des années c’était inconcevable. Il faut quand même le souligner : KEAKR a été un renouveau, un changement dans le paysage rap en France. Ça a permis aux producteurs, et au-delà, à des chanteurs, des danseurs, de faire reconnaître leur art à leur juste valeur, de leur donner de la visibilité. C’est ça qui manque aux producteurs en France. 

Tarik Azzouz : La communauté de producteurs c’est bien élargi en France, maintenant beaucoup de gens font des prod’. Ce n’est plus du tout surprenant de voir un mec qui fait du beatmaking, tout le monde voit ce que c’est, tout le monde connaît Fruity Loops et les trucs comme ça. Comme la communauté grossit, il va y avoir une plus grosse demande. Ça intéresse les gens de savoir qui a fait telle ou telle production. Ce n’est pas comme dans les années 2010, il y a de vrais progrès qui sont faits.  

Du côté média, on sent aussi qu’il y a une vraie demande. Les gens veulent savoir ce qu’il y a derrière un morceau. La culture rap du grand public se développe et les gens comprennent qu’un titre, ce n’est pas juste un rappeur.

Leezy The Trapper : Les générations et les mentalités évoluent. Le paysage musical international se dirige de plus en plus vers le rap, ce qui fait que les gens s’intéressent de plus en plus à tout notre univers : tout ce qui se fait en off, les coulisses, les backstages… On a mis les rappeurs en avant pendant des années, mais les gens ont découvert par eux-mêmes qu’il n’y avait pas forcément que l’artiste qui rappe, qu’il y avait une énorme partie derrière, la face cachée de l’Iceberg. On est content que les mentalités avancent. Même pour la culture, ça fait avancer la culture, on a bossé pendant longtemps pour en arriver là. Ça fait plaisir quand on a ces retours. 


Les productions enregistrées Tarik Azzouz et Leezy The Trapper sont disponibles sur KEAKR.