Difficile de passer à côté. Sur toutes les lèvres depuis quelques jours, Cyberpunk 2077 est enfin disponible. Chef d’oeuvre instantané pour certains, arnaque buggée pour d’autres, le soft développé par CD Projekt Red occupe l’espace médiatique comme peu de jeux auparavant. Il n’y a qu’à voir le nombre de vidéos sponsorisées autour du jeu, de Captain Popcorn à Léna Situations en passant par Maskey, pour se rendre compte de la machine marketing mise en oeuvre par le studio polonais. Fruit d’un teasing s’étalant sur plusieurs années, l’effervescence causée par la sortie de ce blockbuster vidéoludique confirme en tout cas un phénomène indéniable : le mouvement cyberpunk fascine plus que jamais. Inévitable pour de nombreuses raisons, ce retour en grâce se constate dans de nombreux secteurs, de la mode à la musique, en passant par le cinéma et le design.
Ce futur dystopique, aussi violent que pessimiste, n’en finit plus d’inspirer les têtes pensantes de la culture contemporaine. Comme si l’humanité contemplait un futur qu’elle avait déjà commencé à vivre. Et si Cyberpunk 2077 a bénéficié d’une campagne de com’ parfaitement huilée, lui permettant de jouir d’une hype phénoménale, ce jeu passionne aussi car il nous interroge sur notre humanité. Un questionnement qui demeure l’objectif premier du cyberpunk.
Ce sous-genre de la science-fiction est résumé avec brio par Bruce Sterling en 1986 dans Mozart en verres miroirs, une anthologie de nouvelles considérée comme l’un des actes fondateurs de ce mouvement. “Le courant cyberpunk provient d’un univers où le dingue d’informatique et le rocker se rejoignent, d’un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s’imbriquent” écrit Sterling, traçant ainsi les grandes lignes de cette esthétique baroque (et l’origin story de Johnny Silverhand dans le jeu de CD Projekt Red). Le cyberpunk naît en effet sous l’impulsion d’auteurs anglo-saxons des années 80, inspirés par le pessimisme ambiant, la violence du libéralisme et la fin des illusions pacifistes. C’est dans un contexte post-guerre du Vietnam, en pleine peur d’un holocauste nucléaire entre les États-Unis et l’URSS (qui inspirera également le chef-d’oeuvre Watchmen) que va ce développer ce courant.
Outre un contexte géopolitique anxiogène, c’est bien entendu le progrès technologique qui a façonné la mouvance cyberpunk. Ainsi est né ce futur imaginaire dans lequel l’homme aurait fusionné avec la machine, où la technologie définirait notre humanité. La cybernétique et l’intelligence artificielle sont ici mises au service d’un humain augmenté, qui n’est plus défini que par ses implants, sa chirurgie plastique et autres améliorations bioniques. Pensé comme une vision cauchemardesque d’une utopie technologique, le cyberpunk dépeint un avenir sombre, dans lequel nos sociétés ne tiennent plus que sur un fil.
Le protagoniste cyberpunk tend vers la figure du anti-héros, évoluant toujours dans un univers urbain où se mêle néons et crasse. Au coeur du propos cyberpunk, on retrouve ainsi des villes verticales, aussi tentaculaires qu’infernales. Comme dans le Night City de Cyberpunk 2077, le ciel y est souvent invisible, caché par des giga-structures délabrées et une pollution suffocante. Sur le plan politique, les politiques d’antan laissent place aux méga-corporations, les entreprises ayant pris l’ascendant sur les états.
Résultat d’un capitalisme forcené et d’une course aux progrès façon Frankenstein (le livre de Mary Shelly est d’ailleurs considéré par certains critiques comme la première oeuvre de ce sous-genre), l’univers cyberpunk restera longtemps réservé à une minorité d’aficionados de la SF. Il deviendra finalement populaire auprès du grand public grâce à des oeuvres littéraires comme Neuromancien de William Gibson et à de des films cultes tel que Robocop, Terminator et surtout Blade Runner, l’adaptation d’une nouvelle de l’un des maîtres du genre Philip K. Dick. Au début du siècle, la trilogie Matrix finira d’ancrer le courant cyberpunk dans la pop culture contemporaine. Peu à peu tombé en désuétude dans les années 2010, il fait pourtant un retour tonitruant dans nos références culturelles, et ce, depuis plusieurs années.
Le cyberpunk, c’est avant tout une esthétique. Rien d’étonnant donc dans le fait de voir l’industrie de la mode s’emparer de cette tendance, comme l’a récemment démontré Balenciaga en présentant sa nouvelle collection grâce à un jeu vidéo à la D.A futuriste. Pandémie oblige, la mode est en effet contrainte de se tourner vers de nouvelles mécaniques de communication. Digitalisé, le vêtement s’affiche de plus en plus sur le dos d’influenceurs 100% virtuels, gérés par des agences créatives en pleine expansion. Souvent plus vrais que nature, ces avatars jouissent d’une véritable renommée, comme c’est le cas de Lil Miquela, jeune femme virtuelle suivie par 2,9 millions de personnes. Difficile d’imaginer un concept plus cyberpunk qu’une personnalité intégralement digitale, pensée et désignée pour susciter un désir de consommation.
Influent, le cyberpunk se distinguait également dans l’ambiance sinistre du défilé “fin du monde” de Balenciaga, les créations post-apocalyptiques de Marine Serre ou les lookbooks futuristes de Daily Paper. Concernant le vêtement lui-même, la prise de pouvoir du sportwear a offert une exposition retentissante aux pièces techniques, adoptées en masse par les maisons de luxe. Plus qu’une simple affirmation de style, le vêtement doit apporter une valeur ajoutée fonctionnelle aux utilisateurs. Comme dans le genre cyberpunk, l’habit se veut réfléchi et sert à définir l’individu, autant qu’à l’aider dans son quotidien. Outre les masques de protection, désormais incontournables, le vestiaire cyberpunk se retrouve dans les textures irisées, les pièces aux textures métalliques, les lunettes teintées… Les cosmétiques et les soins capillaires n’échappent pas à la tendance, en atteste le retour en force de la tendance neon make-up et des teintures flashy, emblématiques de l’identité visuelle de cet univers.
Déjà très présente en occident, cette esthétique prend désormais tout son sens en Chine, où le cyberpunk fascine la jeune génération. Selon le Jing Daily, média référence pour le marketing du luxe chinois,“cette tendance se transforme même en esthétique et en lifestyle numéro 1 pour la génération Z.” Et si le message originel du cyberpunk se veut profondément techno-sceptique et anti-capitaliste, la jeunesse chinoise s’est à l’inverse emparée de cette esthétique pour célébrer les avancées technologiques et revendiquer fièrement son appartenance à une société ultra-connectée. La forme a pris le dessus sur le fond. Cette société “techno-glamour”, selon les termes du Daily Jing, est le symbole de l’effervescence d’une Chine post-pandémie. Elle contraste d’ailleurs fortement avec le concept occidental d’un “monde d’après” basé sur un retour à l’essentiel et une consommation plus raisonnée. Plus grand marché de consommateurs au monde, encore plus pour le secteur du luxe, la Chine a donc pleinement embrassé la mouvance cyberpunk.
L’Empire du Milieu n’est toutefois pas seul. Les réseaux sociaux contribuant à l’uniformisation et à la globalisation des tendances culturelles, l’esthétique cyberpunk se retrouve régulièrement mise en avant sur nos feeds, que ce soit via les filtres Instagram altérant digitalement notre réalité physique, des clichés de métropoles japonaises éclairées par les néons ou à un énième screen de l’hologramme d’Ana de Armas dans Blade Runner 2049. Extrêmement populaire sur les réseaux sociaux, la suite du chef d’oeuvre de Ridley Scott a donné un second souffle à ce courant, et ce, dès 2017. Moins percutant dans son propos que le premier épisode, le film mis en scène par Denis Villeneuve a surtout marqué les esprits grâce à son esthétique léchée et à ses plans incroyables, offrant enfin au cyberpunk les moyens de ses ambitions visuelles.
Le très beau succès de Blade Runner 2049 a évidemment ouvert la voie à Matrix 4, dont la sortie est prévue pour 2021. En moins de cinq ans, ce sont ainsi deux oeuvres mythiques du genre qui font leur retour sur les écrans. De son côté, le petit écran n’échappe pas à la tendance cyberpunk, que ce soit via les androïdes profondément humains de Westworld, les hackers de Mr. Robot ou aux dérives technologiques de Black Mirror. Si aucune de ses oeuvres ne coche toutes les cases du genre, elles explorent pourtant des thématiques majeures du cyberpunk, comme le transhumanisme ou le rapport de force entre l’homme et la machine.
La musique n’échappe pas à cette résurgence, en atteste le récent succès populaire de l’excellent Trinity de Laylow. Artiste cyberpunk par excellence, le rappeur toulousain a patiemment construit son fil rouge futuriste sur plusieurs projets, avec une D.A toujours parfaitement maîtrisée et un goût prononcé pour l’expérimentation. Logiciel de contrôle des émotions, ambiance crépusculaire, anti-héros bionique, déprime existentielle… Jamais un rappeur ne s’était autant imprégné du registre cyberpunk. Ne surfant pas seulement sur une tendance, Laylow signait avec Trinity une véritable déclaration d’amour à ce courant de la science-fiction. Les rappeurs US ne demeurent pas non plus insensibles au phénomène, comme le montrent les présences d’A$AP Rocky et de Run the Jewels sur la B.O de Cyberpunk 2077. À croire que 2020 sera cyberpunk ou ne sera pas.
Les raisons de ce retour en force sont bien évidemment nombreuses. Il faut tout d’abord prendre en compte l’aspect cyclique des tendances culturelles. Comme c’est aussi le cas dans la mode, des oeuvres du siècle dernier s’offrent régulièrement une deuxième jeunesse. Plus légitime que jamais, le cyberpunk trouve par ailleurs un écho indéniable dans notre époque : crise sociale, économique et sanitaire, désastres écologiques, entreprises capables de tenir tête à des états, technologie toujours plus présente, surveillance généralisée… Les exemples ne manquent pas. Cerise sur le gâteau, la pandémie de Covid-19 a servi de grand coup d’accélérateur à la digitalisation de nos sociétés, la présence virtuelle ayant (temporairement ?) remplacé la présence physique. Et rendu l’homme encore plus dépendant de la machine.
Si notre monde ne ressemble pas aux enfers techno-futuristes de Blade Runner, Cyberpunk 2077 et autres Trinity, il partage avec lui des ressemblances troublantes. Apparu comme une réponse à l’échec du Flower Power des hippies, la mouvance punk se basait sur un slogan mythique : “NO FUTURE.” Déclinaison numérique de l’imagerie punk, le cyberpunk a également été conçu comme une réponse à la fin de l’insouciance, à des illusions envolées. Voilà sans aucun doute la principale raison de son impressionnant come-back, qui s’accompagne toutefois d’une véritable prise de conscience : les grandes oeuvres cyberpunk avaient prophétisé bon nombre des innovations et des dérives que nous connaissons aujourd’hui. Toutefois, elles dépeignent un avenir encore pire que notre présent déjà inquiétant. Ironie du sorte, cela en ferait presque des oeuvres rassurantes.