L’affaire Gamestop, ou quand des millions d’anonymes font trembler Wall Street

Une affaire impliquant une chaîne de magasins en perte de vitesse, un forum Reddit et... Elon Musk.

“Power to the players.” Ce slogan, celui de Gamestop, n’a probablement jamais sonné aussi vrai. Depuis plusieurs jours, tous les yeux de Wall Street sont braqués sur cette enseigne de ventes de jeux vidéo, célèbre de par sa présence dans la plupart des malls américains. En passe de devenir un cas d’école, l’affaire Gamestop symbolise un affrontement éternel : celui de David contre Goliath, celui des têtes pensantes de la finance mondiale contre le peuple, pour caricaturer. Équivalent américain d’un Micromania, dont il est par ailleurs le propriétaire, Gamestop connaît de grosses difficultés financières depuis le début de la crise sanitaire. La force de frappe du e-commerce et les restrictions de sortie frappent de plein fouet cette chaîne un peu vieillotte, qui semble avoir amorcé un lent déclin au profit des jeux dématérialisés.

Attirés par l’odeur du sang, des hedge funds ont donc décidé de partir à l’assaut de Gamestop, en misant sur son déclin financier. Ces groupes aux poches bien remplies spéculent sur la hausse et la baisse de la valeur des acteurs du marché, en prenant souvent de gros risques. Lorsqu’ils tombent sur une entreprise en mauvaise santé, ces fonds spéculatifs décident souvent de “vendre à découvert.” L’objectif ? S’enrichir grâce à la perte de vitesse d’une entreprise. Joint par nos soins, Laurent Philibert, consultant Data et IA spécialisé dans le secteur bancaire et financier, synthétise cette opération : “Il s’agit d’une pratique bien connue du monde de la finance et du trading. Voyant que Gamestop allait de plus en plus mal, son cours ne valant plus que $2.57, la hedge fund Melvin Capital a parié que son action baisserait, en vendant des actions à $2.57 sans réellement les posséder.”

Il poursuit : “Pour cela, Melvin Capital ’emprunte’ des actions à des détenteurs réels et le temps que le prix de l’action Gamestop baisse, ce qui est censé arriver théoriquement, Melvin Capital paie comme un ‘loyer’ à tous ses prêteurs. Une fois que le prix de l’action est descendu à un prix inférieur à $2.57, si leurs prédictions s’avèrent exactes, ils peuvent vraiment les acheter afin d’honorer la transaction. Ils deviennent ainsi gagnants grâce à la plus-value. Maintenant, répétez cette opération sur plusieurs milliers, voire centaines de milliers d’actions, et cela représente un joli chiffre d’affaires.”

Ce type d’opération n’est toutefois pas sans risque, comme l’explique le journal Le Monde dans un papier paru ce matin : “Lorsque vous achetez une action Gamestop $2,57 et que l’entreprise fait faillite, vous risquez au maximum votre mise, soit $2,57. Si vous la mettez en vente $2,57 et qu’elle monte à $347,51, vous devez la racheter à ce prix et perdez $344,94, soit 134 fois votre mise initiale.” Laurent Philibert complète : “Il s’agit d’un jeu extrêmement dangereux étant donné qu’on mise plusieurs millions de dollars sur des prévisions basées elles-mêmes sur des estimations. Mais comme on dit : il n’y a pas de gains sans risques. Sauf que plus on est haut, plus la chute est difficile… Et plus la faillite se rapproche.” N’importe qui ayant déjà placé un pari dans sa vie le sait : perdre arrive. Et c’est ainsi une véritable déroute que vient de subir Melvin Capital, en enregistrant plusieurs milliards de dollars de perte suite à leurs ventes à découvert sur l’action Gamestop. La raison de ce fiasco ? Des millions de boursicoteurs en ligne se sont unis pour faire exploser l’action de la société, afin de mettre au tapis ce fonds spéculatif bien connu du microcosme de Wall Street.

C’est sur Discord et surtout sur le subreddit r/Wallstreetbets qu’a été fomenté ce jeu de massacre, qui réunit des profils divers et variés, unis par leur goût du jeu en bourse et leur profond mépris pour les hedge funds. Deux millions d’anonymes se sont alors organisés pour acheter en masse des actions Gamestop, faisant littéralement exploser sa valeur en bourse. Également encouragés par Elon Musk, les internautes ont fait grimper l’action de Gamestop jusqu’à 347 dollars mercredi soir.

Suite à cette attaque coordonnée, la valeur de l’action Gamestop s’est ainsi envolée de plus de 1000% en une poignée de jours. Cette explosion oblige ainsi Melvin Capital à trouver 2,75 milliards de dollars dans l’urgence, afin de racheter ces actions à un prix 134 fois plus élevé que lors de leur acquisition. Laurent Philibert explique : “Melvin Capital a directement été renfloué de ces 2,75 milliards de dollars par Ken Griffin et Steve Cohen, deux patrons de hedge funds majeures de Wall Street. Du fait de leurs activités, ces fonds sont soutenus par des investisseurs tiers, qui n’hésitent pas à injecter des millions en cas de fortes pertes.” Une somme vitale pour éponger les pertes faramineuses de Melvin Capital, pris à son propre jeu par les boursicoteurs. Malgré une légère baisse, à l’heure où nous écrivons ces lignes, une action Gamestop vaut encore $278,98. David a extorqué Goliath.

Cours de l’action Gamestop sur les 12 derniers mois

 

Pour Thomas, tradeur au sein d’une grande banque française, nous faisons face à une situation unique en son genre : “Aujourd’hui, une compagnie qui vend des jeux vidéo physiques pèse plus de 16 milliards de dollars. Alors que cette compagnie ne devrait presque plus exister à l’heure du numérique.” Ce genre d’affrontement entre hedge funds et citoyens est-il amené à se reproduire dans un futur proche ? Probablement, tant jouer en bourse est désormais à la portée de tout le monde. “Avec la démocratisation des plateformes de trading comme Robinhood, l’accès au marché est devenu très accessible pour les particuliers américains” explique le tradeur. “Depuis la crise du Covid-19, des américains ont engrangé beaucoup d’épargne et ont aussi bénéficié de plusieurs milliers de dollars de la part du gouvernement. Ils ont pu les investir sur des actions pour faire plier, voire écraser, certains hedge funds qui pariaient à la baisse sur des titres.”

“J’ai cru comprendre que le collectif r/Wallstreetbets ne comptait pas s’arrêter là et traquerait tous ceux qui s’amuseraient à pratiquer de la vente à découvert” confie de son côté Laurent Philibert, en référence aux nouvelles cibles de ces financiers en herbe. Ces derniers se jettent désormais sur les actions de la chaîne de cinémas américain AMC ou des anciens géants de la téléphonie Blackberry et Nokia. Là encore, l’objectif est de contrer les paris des hedge funds en faisant exploser la valeur de certaines sociétés pourtant en difficulté. Néanmoins, Robinhood et d’autres applications de trading ont très récemment bloqué les opérations boursières en lien avec ces sociétés… Afin d’éviter de replonger les hedge funds dans l’embarras ?

“À court terme, ça apporte de la volatilité sur le marché, ce qui est bon pour les investisseurs pour trouver des nouvelles opportunités” glisse Thomas à propos d’éventuelles nouvelles actions du même type. “Il y a ici un vrai buzz car ça a été déclenché par des milliers de ‘retail investors’ qui se sont coordonnés sur Reddit. Les hedge funds qui pratiquent la vente à découvert vont plus souvent regarder ce qu’il se passe sur les réseaux…”

De son côté, Laurent Philibert conseille aux financiers de garder un oeil sur les titans d’un autre secteur : “Au-delà de r/WallStreetBets et de leurs actions coup-de-poing, c’est la puissance des géants de la tech qu’il faut observer de plus près, car ce sont eux qui peuvent tout faire basculer en un rien de temps : un marché, un secteur, et donc des cours en bourse“, avec en tête l’exemple d’Elon Musk (encore lui) qui avait fait s’envoler de 1800% l’action de Signal Advance via un simple tweet, en incitant à utiliser le service de messagerie Signal, qui n’avait absolument rien à voir avec son homonyme. Une démonstration de force involontaire, qui peut laisser songeur.

L’affaire Gamestop symbolise en tout cas bien la nouvelle donne de la finance, plus que jamais accessible à tout un chacun. Une opportunité certes, qui comporte évidemment son lot de risques et de déconvenues, mais qui séduit de plus en plus d’internautes, unis par leur volonté de s’opposer aux fonds tout-puissants et surtout soudés autour d’un même credo : le pouvoir appartient aux joueurs.