Daft Punk, aux origines d’un mythe anonyme

Ou comment deux robots ont marqué l'histoire de la musique.

Mettre un terme à 28 ans de carrière par une simple vidéo YouTube. L’épilogue de Daft Punk a de quoi laisser songeur. Pas de dernier album, pas de tournée d’adieu triomphale, pas de tombée des casques. Seulement quelques images loin d’être inédites, ces dernières étant extraites du film Electroma (2006). Une explosion, les merveilleuses notes de “Touch” et un message brise-coeur “1993-2021”, balancé un lundi après-midi de février. Étonnante au premier abord, la forme de cette annonce s’accorde pourtant avec la sacro-sainte stratégie de Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo. Non, Daft Punk n’aura jamais rien fait comme les autres.

Les règles du jeu, ce sont eux qui les dictent. Et personne d’autre. Au lieu d’exposer leur réussite au monde, les français ont fait le choix de cultiver le mystère, la rareté. Le duo ne s’est jamais plié aux codes de l’industrie musicale et cette habitude ne risquait pas de changer après trois décennies de succès. Pour comprendre les clés du succès de Daft Punk, mélange de génie musical, de direction artistique brillante et de communication parfaitement maîtrisée, un retour en arrière s’impose. Car avant d’être des superstars planétaires, les robots n’étaient que de simples ados parisiens bien nés, fascinés par la musique, le cinéma et la technologie. Retour sur les débuts d’un duo devenu mythe.

Le Nouveau Monde

Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo se rencontrent en 1986, alors qu’ils sont en classe de quatrième. Le premier vient des beaux quartiers de la capitale, tandis que le second est originaire de Neuilly-sur-Seine. Comme beaucoup d’autres jeunes adolescentes avant eux, les deux lycéens commencent par fonder un groupe de musique dans le but de “rencontrer des filles”, comme le confiait “Guy-Man” dans un entretien accordé à Purple en 2013. Nous sommes en 1991 et Daft Punk s’appelle alors Darlin’. Surtout, le duo est encore un trio. À leurs côtés, on retrouve Laurent Brancowitz, qui formera quelques années plus tard le groupe Phoenix. Dernier point important, Darlin’ repose sur un triptyque guitare-basse-batterie et fait du rock garage. Ou plutôt, tente de faire.

Le succès est en effet loin d’être au rendez-vous. En tout et pour tout, Darlin’ vendra moins de 2000 copies de ses singles et fera surtout face aux attaques violentes, devenue cultes, d’un journaliste anglais du magazine Melody Maker. Dave Jennings qualifie en effet la musique de Darlin’ de “daft punky trash”, expression que l’on pourrait grossièrement traduire par un “punk idiot et minable.” Le fiasco est total et l’aventure rock prend brutalement fin. Alors que Brancowitz quitte le navire, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo ne se découragent pas et se tournent alors vers un genre en plein essor : l’électronique.

Photo : ifcwdjd

C’est sur les cendres de Darlin’ que va naître Daft Punk, un nom choisi en hommage aux critiques brutales des débuts. L’échec de ce premier groupe peut d’ailleurs expliquer la volonté de produire un ultime album comme Random Access Memories, délaissant la musique électronique au profit des instruments et des techniques d’enregistrement des années 70. Une revanche sur le passé en somme, une façon de boucler la boucle.

L’idée était de montrer qu’on pouvait faire un disque dans une chambre, qu’en bricolant un home studio on pouvait créer quelque chose d’urgent et d’excitant.

Thomas Bangalter

Le début des années 90 coïncide avec l’essor de deux nouveaux genres, qui vont prendre d’assaut l’industrie musicale : le rap et la musique électronique. Ils partagent le point commun d’être des courants underground, réservés à une poignée d’initiés. Thomas et Guy-Manuel s’immiscent dans le milieu des raves parties parisiennes, découvrent la techno de Détroit et la house de Chicago. La révolution qui s’opère est totale : la musique prend désormais vie sur ordinateur et une chambre d’ado peut se transformer en studio d’enregistrement. C’est ce point précis qui fascine d’ailleurs Bangalter, comme il le confiait au Monde en 2013 : “L’idée était de montrer qu’on pouvait faire un disque dans une chambre, qu’en bricolant un home studio on pouvait créer quelque chose d’urgent et d’excitant.”

Le duo appréhende le monde bouillonnant des Roland TR-909 et des échantillonneurs, déconstruit des morceaux pour en créer d’autres, se découvre une passion pour l’ingénierie musicale (les proches de Thomas Bangalter racontent qu’il lisait plusieurs fois par mois le mode d’emploi de chacune de ses machines). S’ils sont férus de musique et de soirées, ces jeunes adultes n’en demeurent pas moins d’éternels geeks introvertis. C’est d’ailleurs à travers ce prisme que la réalisatrice Mia Hansen-Løve les dépeignait dans Eden (2014), un très beau long-métrage sur le grandeur et la décadence de la French Touch. Rapidement, Daft Punk commence à se faire une petite réputation dans les soirées house et techno, ce qui les amène à signer leur premier contrat chez Soma Records, un label écossais indépendant.

Around the World

L’année 1994 coïncide avec la sortie de leur premier maxi, The Wave. Ce n’est que l’année suivante que la machine va réellement commencer à s’emballer : Daft Punk signe son premier tube avec “Da Funk.” À partir de là, tout s’accélère. Le duo fait appel à Spike Jonze (le réalisateur de Her) pour tourner un clip devenu culte, dans lequel le duo ne se montre pas. À la place ? Des masques de chien. L’engouement autour de Daft Punk est palpable et les grands labels se battent pour signer les nouvelles pépites de l’électro française. Les majors comprennent en effet que les mouvances house et techno sont en passe de conquérir le grand public. C’est finalement Virgin qui récupère les droits de distribution de Daft Punk, tandis que le groupe conserve la pleine possession de ses enregistrements.

Courtisés par tous les géants de l’industrie, qui sentent le bon coup, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo prennent les devants et imposent leurs règles à Virgin. Leurs choix musicaux, visuels et promotionnels ne seront en aucun cas discutables. Conscients de leur valeur marchande naissante, ils placent l’artiste au dessus de la major, une tendance rare pour l’époque, d’autant plus au sein d’une scène électronique encore globalement underground et aux moyens financiers limités.

Fins gestionnaires, les Daft Punk peuvent également s’appuyer sur deux aides précieuses. D’un côté, Daniel Bangalter, le père de Thomas. Producteur musical majeur dans les années 70, il conseille le duo dès les débuts. L’autre grand allié de Daft Punk n’est autre que Pedro Winter, fondateur du label Ed Banger et de la marque Club 75. Parrain officieux de la French Touch, il devient manager de Daft Punk en 1995 et le restera jusqu’en en 2009.

Homework, le premier album du groupe, sort en 1997 et cartonne immédiatement. En 2 mois, le groupe français vend 2 millions de copies dans le monde entier. La presse internationale se prend de passion pour ce jeune duo parisien au son tabasseur et efficace. Daft Punk pose les bases de sa future suprématie, grâce à ses rythmes imparables, une connaissance parfaite des mélodies et une science sonore au-dessus de la moyenne. Le son Daft Punk naît, entraînant dans son sillage des milliers de fans. Car c’est là la première réussite du duo. Le groupe réussit son passage de l’underground au mainstream sans perdre ses fans de la première heure. Bien au contraire, la hype n’en finit plus de prendre de l’ampleur.

Nous n’avons pas choisi de devenir des robots

Thomas Bangalter

En bon génies du sampling, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo instaurent une part d’humanité dans une musique intrinsèquement robotique. Le plus gros tube de Homework, “Around the World”, en est l’exemple parfait. Répétitif à souhait et porté par une boucle de voix robotique, le morceau est néanmoins extrêmement entraînant et catchy. Il est même impossible d’y résister. Passé depuis longtemps à la postérité, “Around the World” restera éternellement associé au clip de Michel Gondry (le réalisateur de Eternal Sunshine of the Spotless Mind), qui présente ici les touts premiers casques de l’univers Daft Punk.

Écrire sa propre légende

“Nous avons toujours essayé de créer un univers musical, visuel et esthétique global. Dans notre travail, la musique n’a pas une place aussi centrale que chez la plupart des autres groupes. (…) Nous avons toujours voulu nous inscrire dans une démarche plus large que celle de musiciens enchaînant mécaniquement les albums et les tournées” confiaient les deux artistes à Tsugi en 2007. À l’instar d’un Andy Warhol, Daft Punk intègre la conception créative et la commercialisation de ces oeuvres dans une seule et même réflexion.

Le duo s’intéresse par exemple de prêt au marketing, comme l’expliquait Thomas Bangalter au journal Le Monde en 2013 : “Nous considérons le marketing comme une part intégrante de la création. Le but n’est pas de privilégier la promotion, mais d’envisager tout ce qui entoure l’œuvre avec des valeurs artistiques. Quelqu’un comme Kubrick représentait la quintessence de la création artistique, tout en possédant une science ultime du marketing.” L’exemple de Kubrick est loin d’être anodin. En bon amoureux du septième art, Daft Punk conçoit son oeuvre comme un tout, où la musique fonctionne avec le visuel, la promotion et l’image publique. L’aboutissement de cette direction artistique élitiste et maitrisée ? L’anonymat, afin de laisser place à son art.

Photo : D.R

Peu intéressé par la lumière, Bangalter et De Homem-Christo font le choix de l’ombre. C’est durant la séquence promo de Homework que le duo décide de se masquer. Là encore, l’influence du septième art se fait ressentir. Inspirés par leur film favori Phantom of the Paradise (1974) de Brian de Palma, le duo décide d’imiter le héros du film, Winslow, en dissimulant leurs visages derrière un masque. Les débuts sont balbutiants, à mille lieux des casques à 65 000 dollars qu’arboreront par la suite les robots. Dans l’excellent documentaire Daft Punk Unchained (2015), Pedro Winter explique qu’il se retrouvait souvent à chercher un magasin de déguisements en dernière minute, afin que ces protégés puissent toujours apparaitre masqués en interview.

Certes important dans la culture DJ, l’anonymat décidé par Daft Punk a plus à voir avec la construction d’alter-ego “bigger than life”, comme le Ziggy Stardust de David Bowie ou les clones de Kraftwerk. Une façon, aussi, de dissocier deux personnalités introverties d’un succès de plus en plus grandissant. Enfin, et il est impossible de le nier, il s’agit là d’un très joli coup marketing. Le concept prendra une ampleur nouvelle au tournant des années 2000. Les humains ont laissé place aux robots. Les masques font place aux casques, la peau se transforme en métal froid.

Daft Punk pousse alors son goût pour la science-fiction et la mise en scène à son paroxysme, tout en se garantissant une vie privée basée sur la tranquillité et l’anonymat. Une anomalie à l’égard de leur nouveau statut. Les explications de Bangalter à l’époque peuvent faire sourire : “Nous n’avons pas choisi de devenir des robots. Il y a eu un accident dans notre studio. Nous travaillions sur notre échantillonneur et à 9h09 le 9 septembre 1999, il a explosé. Quand on a repris conscience, nous étions devenus des robots.” Ce storytelling les suivra jusqu’à la fin, sans jamais y déroger.

C’est une sorte de micromythologie qui est une construction divertissante. Ce qui pouvait être une démarche strictement personnelle, idéologique ou politique, est devenu une démarche artistique” confiait les deux artistes au Matin de Genève en 2007. “Ça nous a permis de garder notre âme d’enfant. Et c’est plus apte à faire rêver les gens que nos visages. On a réussi à travailler sur une sorte de culte de notre projet artistique mais en éliminant tout culte de la personnalité.” Ce projet artistique palpitant, inspirant, à l’influence démesurée, aura donc pris fin ce lundi 22 février, sans que l’on sache si les robots ont réussi à redevenir des humains. Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo en avaient-ils seulement l’envie ? On est en droit d’en douter.