“J’écoute de tout.” Combien de fois avez-vous entendu ces trois mots prononcés par l’une de vos connaissances ? Une phrase banale mais pourtant si symptomatique de l’industrie musicale actuelle.
Les genres musicaux tendent vers une uniformisation progressive, du moins ils s’entrechoquent bien plus fréquemment qu’auparavant. Deux des principaux genres majeurs de notre époque n’échappent pas à cette tendance. Le rap et la pop n’ont en effet jamais été aussi proches. Que ce soit par le biais de featuring, de reprise des codes, de mimétisme des comportements et même dans sa structure musicale, la pop de notre siècle se nourrit du rap avec une voracité jamais vue auparavant. Kendrick Lamar et Taylor Swift, A$AP Rocky et Selena Gomez ou récemment Migos et Katy Perry, pourquoi cela marche-t-il aussi bien ? Pour tenter de répondre à cette question il nous faut revenir plus de 25 ans en arrière.
Les années 90 et la révolution musicale
Nous sommes en 1991. L’industrie musicale ne le sait pas encore mais elle s’apprête à vivre l’un des plus gros bouleversements de son histoire. Il y a eu la rencontre du rock britannique des Beatles et des Rolling Stones avec la soul américaine en 1964. Il y a eu l’avénement de la disco, de la new wave et du synthétiseur en 1983. En 1991, c’est le rap qui vient renverser la table. Le groupe N.W.A vient placer son album “Niggaz4Life” en tête du Billboard Hot 200, le classement référence des ventes d’albums aux Etats-Unis. C’est la première fois de l’histoire qu’un groupe de rap se retrouve officiellement en tête des ventes d’album en Amérique. Ce genre encore underground débarque sur le devant de la scène et provoque l’inquiétude d’une large frange de la vieille école, qui voit dans le rap et le hip-hop une déconstruction musicale, un genre cloisonné et refermé sur lui-même. L’avénement du rap provoquera en réalité le contraire.
En effet, la pop que vous entendez à la radio, en soirée ou au supermarché a été grandement façonnée par le rap. Plus qu’un jugement subjectif de notre part, cet argument a été scientifiquement vérifié en 2015 par l’Imperial College of London. Souhaitant étudier la musique d’un point de vue biologique, des chercheurs du prestigieux établissement britannique se sont intéressés aux facteurs d’évolution de la pop au cours de 60 dernières années. Les responsables de cette étude ont pour cela sélectionné des segments de 17 000 titres ayant figuré dans le Billboard Hot 100 entre 1960 et 2010 afin d’en étudier le schémas d’accords, les rythmes ou encore les types d’instruments et les tonalités de voix utilisées. Leur conclusion est sans appel : “L’essor du rap et des genres qui en dérivent apparaît comme l’événement ayant eu le plus fort impact sur le paysage musical américain des 50 dernières années” écrivent les auteurs de l’étude.
Bien plus que la révolution rock ou la montée en puissance des instruments électroniques, ce serait donc le rap qui aurait exercé la plus forte influence sur les tubes trustant le sommet des charts actuels. L’utilisation des sample, la disparition progressive des accords classiques et l’énergie du discours sont désormais des composantes classiques de la pop music. Des composantes issues du rap et véritablement dévoilées à la face du monde en 1991.
Le mélange des genres des années 2000
Alors que le rap connaît un premier âge d’or dans les nineties, propulsant ses superstars sur le devant de la scène, il est normal que ce genre retienne l’attention des grands labels et des producteurs à succès. L’entrée dans le nouveau millénaire marque un tournant décisif. Le rock, toujours orphelin de Kurt Cobain, ne renaîtra que quelques années plus tard sous l’impulsion de The Strokes et de The Libertines. L’EDM et l’électro grand public demeurent encore en retrait. Le rap et la pop sont alors les deux genres qui dominent les charts. Il était donc naturel qu’une rencontre s’opère. Ce moment charnière va installer le featuring dans les standards de la pop commerciale. Jennifer Lopez est l’une des pionnières du genre. Que ce soit sur “All I Have” avec LL Cool J, sur “Jenny From The Block” avec Jadakiss et Styles ou bien sur “I’m Gonna Be Alright” avec Nas, la chanteuse du Bronx intègre dans ses morceaux des sonorités plus urbaines qui viennent déstabiliser la douceur habituelle de la pop. Devant le succès des tubes de JLO, ses rivales de l’époque vont toutes lui emboîter le pas.
Producteur malin, Jay-Z comprend que la pop est en train de prendre une nouvelle orientation. Il apparaîtra en featuring sur deux des plus gros succès des années 2000 : “Crazy In Love” de Beyoncé (2003) et “Umbrella” de Rihanna (2007). Les producteurs venus du hip-hop se lancent à l’abordage de la pop. Timbaland en demeure l’un des meilleurs exemples. Le mythique producteur d’Aliyaah et de Missy Elliott prend Justin Timberlake et Nelly Furtado sous son aile et leur offre des tubes planétaires tout au long de la décennie. Le RnB de Timbaland cartonne partout et continue de modifier le paysage de la musique grand public. Madonna et Katy Perry font appel à ses services, tout comme notre Matt Pokora national. Moins édulcorée qu’auparavant, la pop du milieu des années 2000 a pris un virage plus urbain, plus mature. Le rap est désormais un genre mainstream et son influence dépasse les frontières de la musique. Les look en vogue à l’époque découlent de la culture hip hop, même si les rappeurs sont encore tenus à l’écart de la haute-couture pour le moment. La pop culture confirme qu’elle est sans cesse en évolution.
Les genres musicaux deviennent de moins en moins définis et délimités, ce qui amènera Eminem à déclarer très sobrement “It is not hip hop anymore. It’s pop”. Le natif de Detroit, qui collaborera néanmoins avec Rihanna pour la ballade au succès planétaire “Love The Way You Lie” (2010), déplore que le rap ait perdu une partie de son âme contestataire au profit de la frivolité des valeurs de la pop. Le paradoxe est qu’il en est l’un des symboles les plus marquants. Le rap des années 2000 dresse les louanges d’un style de vie reposant sur la sainte-trinité soirées, voitures et filles faciles, au détriment de la critique sociétale qui en faisait auparavant un porte-voix unique pour la communauté noire. Mais ses valeurs, bien que plus terre à terre, sont également plus aptes à toucher un grand nombre de jeunes auditeurs. Pour faire simple, une mannequin se trémoussant au bord d’une piscine captera toujours plus l’attention du grand public qu’un récit d’enfance difficile dans le ghetto.
La fin de la décennie 2000 marquera l’entrée de l’EDM (Electronic Dance Music) dans les charts. Kanye West avait déjà bien ouvert la porte à l’électro sur son album “Graduation” paru en 2007, officialisant l’union entre les deux courants lors d’une performance épique de “Stronger” au côté des Daft Punk lors des Grammy 2008. Avec David Guetta et les Black Eyed Peas (d’ailleurs venus du hip hop) en porte-drapeau, l’avénement de la musique électronique s’apprête à son tour à changer la face de la pop. Ces producteurs d’un nouveau genre se retrouvent sur le devant de la scène et font très rapidement appel à des artistes hip hop pour poser leurs voix sur des productions calibrées pour faire danser la jeunesse mondiale. Le duo Crookers remixe le “Day’ N’ Night” de Kid Cudi, Akon fait parler sa poésie sur le “Sexy Bitch” de David Guetta tandis que Rihanna chante l’amour sur la production de Calvin Harris “We Found Love”. Trois succès planétaires parmi tant d’autres qui prouvent que l’EDM a redistribué les cartes de la pop, qui conservent néanmoins un dominateur commun : la présence d’artiste issus du rap sur les plus grands succès mondiaux.
Les années 2010 sous le signe de l’appropriation culturelle
La formule gagnante de la pop actuelle est la suivante : Une star chante sur une production orientée électro, avant de laisser place à un rappeur le temps d’un couplet. Il suffit de jeter un coup d’oeil aux plus gros succès des trois dernières années pour se rendre compte de l’efficacité de cette construction musicale. Il est de bon ton pour une popstar d’inviter un artiste rap sur son morceau, plus souvent dans le but de profiter de la renommée dont jouit ce dernier que pour améliorer l’intérêt artistique de la chanson en question. Et cette irrésistible attirance du milieu de la pop vers celui du rap pose parfois problème. Que Katy Perry invite Juicy J sur “Dark Horse” ou que Wiz Khalifa chante avec Maroon 5 sur “Payphone” ne choquera personne. Le problème est bien plus insidieux. Ce qui gêne aujourd’hui une partie de l’opinion publique est l’appropriation culturelle qui est opérée par certaines popstars, se construisant une image basée sur les codes du hip hop, un milieu qui n’est bien évidemment pas le leur.
La récente controverse autour du revirement artistique de Miley Cyrus en est le dernier exemple en date. Des voix s’élèvent au sein de la communauté afro-américaine, ainsi que chez les amateurs de rap en général, pour que cette appropriation de la culture hip hop dans un but éminemment commercial prenne fin. Justin Bieber, Macklemore, Iggy Azalea ont tous subis des critiques plus ou moins virulentes à propos de leur pop-rap édulcorée, destinée à cartonner sur les ondes en ratissant un public très large. Une tendance qui confirme une fois de plus la disparition progressive des catégories musicales traditionnelles. En effet, ce phénomène fonctionne dans les deux sens. De plus en plus d’artistes pop entament une mutation vers le rap, mais de nombreux rappeurs effectuent le trajet inverse. Vous avez dit Drake ?
Les sonorités des derniers tubes du canadien lorgnent en effet bien plus du côté de la pop que du rap, un virage artistique assumé par Drake mais qui a évidemment déçu une partie de ses fans. Nous parlions plus haut de la transition progressive de l’underground vers le mainstream qu’a opéré le rap au cours des années 2000. Cette transition est achevée. Les rappeurs font désormais partie des personnalités les plus en vogue de la jet-set mondiale, ils collaborent avec les plus grands créateurs de mode et rassemblent des millions de followers sur les différents réseaux sociaux. Ayant depuis longtemps dépassé les frontières de la simple musique, la culture rap pèse actuellement de tout son poids sur la pop culture.
Même si certains rappeurs comme Kendrick Lamar et J. Cole portent encore haut les couleurs de l’activisme social, la majorité des artistes qui marchent préfère assurer leurs carrières en évitant de créer de véritables vagues. Un buzz sur les réseaux sociaux c’est tout le temps oui, un réel engagement politique c’est souvent non. Et c’est peut-être là l’effet néfaste qu’a eu le milieu de la pop sur celui du rap. En se prêtant au jeu d’une musique hybride, sage et inoffensive, de nombreux rappeurs ont perdu ce qui faisait auparavant leur identité. De son côté, le rap a influencé la pop comme aucun genre ne l’avait fait auparavant. Il en a redéfini les codes, les valeurs et la structure musicale avec une facilité déconcertante. Mais au cours de cette titanesque conquête musicale, il y a peut-être laissé une partie de son âme, devenant d’une certaine manière la nouvelle pop.