Avec “Yeezus”, Kanye West voulait devenir Dieu, il s’est d’avantage rapproché de Satan

Le 18 juin 2013, dans le chaos le plus total, Kanye West dévoilait son sixième album solo : Yeezus. Six ans après sa sortie, l’héritage et la qualité de ce projet semblent encore flous aux yeux du grand public mais son ambiance perturbante et perturbée, personne ne l’a oublié.

Entre Pitchfork, Los Angeles Times, Complex, Rolling Stone et bien d’autres, l’immense majorité de la presse américaine a acclamé Yeezus à sa sortie, il y a maintenant 5 ans, faisant de lui le projet le mieux noté de l’année 2013. Pourtant, l’album est sans doute le plus clivant de la discographie richissime de Kanye West et n’a jamais su faire l’unanimité auprès du grand public. Souffrant du comparatif avec l’ultra influent 808s and Heartbreak et l’acclamé My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Yeezus donne parfois l’impression d’être le canard boiteux de la discographie de Kanye West. À tort car il regorge de qualité, même si l’écoute n’est pas aussi paisible que son prédécesseur, tant il bouscule l’auditeur.

Enregistré entre janvier et juin 2013, Yeezus est un album qui puise notamment son inspiration dans les récurrentes visites au Louvre de Kanye, bien avant que Beyoncé et JAY-Z n’en fassent le lieu de tournage de leur clip collaboratif. Ainsi, la peinture, l’architecture et plus globalement l’art sont des domaines prépondérants dans la création de cet album. Malgré les aspects opulents et grandiloquents que dégagent l’art et l’architecture, une forme de minimalisme se dégage de la construction du projet : une pochette vierge, seulement 10 titres, une écriture condensée au possible et surtout des productions millimétrées, amenant l’ambiance sonore du projet à un tout autre niveau.

Si Yeezus a réussi comme peu d’autres albums à diviser les fans de rap, il est avant tout une démonstration de la volonté de Kanye de s’émanciper des codes du genre de l’époque, mais surtout des codes de sa propre musique, savamment bâtis par l’artiste au cours des 10 années précédentes. Chaotique au possible, ce sixième album de Kanye West a été finalisé dans les dernières heures précédant sa sortie (c’était déjà une habitude), et c’est Rick Rubin qui a ainsi fait le choix final de la tracklist, alors que plus de 80 morceaux étaient candidats à une place sur l’album. C’est d’ailleurs à cette période que Rubin fait son apparition dans l’entourage musical de Ye, devenu aujourd’hui un personnage influent et incontournable du processus créatif du chicagoan. De nombreux morceaux jugés trop ressemblants au reste de la discographie de Yeezy n’ont ainsi pas été conservés malgré leur qualité et leur potentiel commercial, prouvant donc la volonté de Kanye de placer le concept au dessus de tout : faire un album sous forme de renouveau, qui réinvente le « son Kanye West » et qui dicte de nouveaux codes. Qu’importe si de potentiels hits finissent à la poubelle.

L’utilisation des featurings est aussi un élément qui dénote grandement, notamment de son prédécesseur, puisqu’ils sont ici beaucoup plus en retrait. Une intro de Chief Keef, quelques vocals de Justin Vernon, Frank Ocean ou encore Kid Cudi, les invités se font discrets et gardent toujours un rôle secondaire au banquet christique qu’organise Yeezus. Au contraire de MBDTF où il agissait en chef d’orchestre et offrait une visibilité énorme à ses convives, à l’image du légendaire couplet de Nicki Minaj sur “Monster”, l’artiste de Chicago tire ici toute la couverture sur lui, renforçant au passage la volonté de déification qu’affiche l’album. Le chef d’orchestre est (re)devenu le seul leader et surtout, le seul sujet de conversation après écoute de l’album. En grande partie enregistré à Paris, Yeezus porte non seulement la marque de la richesse architecturale de l’Hexagone, il contient aussi l’ADN de certains de ses plus grands artistes. Ce ne sont ni plus ni moins que les Daft Punk (mais aussi Gesaffelstein et Brodinski) qu’on retrouve à la production de nombreux morceaux du projet. Le fleuron de la French Touch a en effet travaillé main dans la main avec Kanye, pour l’aider à habiller son album d’une atmosphère oppressante et saturée.

L’anxiogénéité, l’audace sonore de l’album et surtout une partie des propos de l’artiste se retrouvent magnifiquement mis en valeur dans le titre “New Slaves”, l’un des moments forts du projet. Un morceau sans percussion, et pourtant paradoxalement l’un des plus gros bangers de l’album. Kanye livre pour l’occasion l’un de ses morceaux les plus engagés pour la cause noire dans les années 2010. Dès les premières mesures, il clame : “My mama was raised in the era when / Clean water was only served to the fairer skin” / “Ma mère a été élevée à une époque où l’eau pure était seulement servie aux peaux les plus claires.” Au-delà de ce qu’il dénonce, ce titre est surtout un volonté de prise de pouvoir du peuple noir. Le message est clair : ne devenez pas esclaves mentaux alors que l’on a trop longtemps été esclaves physiquement. Un discours qui peut faire écho à la polémique sur les propos de Kanye sur l’esclavage l’an dernier, à une différence près, le message est ici beaucoup plus clair, puissant et rassembleur. Au contraire de “New Slaves” et son message pluriel, Yeezus et aussi et surtout une affaire de nombrilisme. Sur cet album, Kanye West veut devenir dieu et le crie sans détour sur le titre “I Am A God” où… Dieu est crédité en featuring. Alors que l’artiste a déclaré avoir tué son égo il y a quelques mois, devenant ainsi simplement Ye, il était sur ce titre pleinement en exergue. Un discours aussi absolu et exacerbé donne pourtant le sentiment inverse : Kanye West n’a jamais semblé aussi maléfique.

D’un point de vue global, les cinq années passées aident à y voir plus clair sur l’impact et l’influence de Yeezus. Tout d’abord, elle n’est pas du niveau de 808s and Heartbreak, c’est une certitude. Toutefois, elle est bien réelle. Si 808s And Heartbreak avait été un manifeste pour Drake, Kid Cudi ou autre Big Sean, des artistes aujourd’hui idoles des jeunes générations comme Travis Scott ou Lil Uzi Vert ont indéniablement puisé inspiration dans ce disque, même de façon plus minime. Sorti un an plus tard, l’excellent Days Before Rodeo de La Flame est en un excellent exemple dans un univers sombre, digital et parfois distordu où le chaos se fait une place de choix. Également à titre d’exemple frappant, le mixage parfois volontairement saturé et chaotique de l’album qui rappellera bien des années plus tard le hit “Look At Me” de XXXTENTACION et, plus globalement, toute la lignée des rappeurs modernes se revendiquant de l’esprit punk et parfois de la scène SoundCloud. Et ça, Yeezus l’a, volontairement ou pas, utilisé et ramené sous le feu des projecteurs bien avant eux. De plus, l’identité visuelle du projet et le merch sorti pour l’occasion ont eu aussi été un facteur d’influence. Devenu un véritable élément tendance de la mode urbaine, le merchandising de rappeur s’est offert un second souffle ces dernières années, grandement rendu possible grâce au merch “Yeezus” ultra-populaire et son branding très influencé par le punk et le grunge.

Bien que la place dans l’histoire de Yeezus n’est pas encore définitive, il est indiscutablement l’un des albums forts des années 2010. Plus que tout, Yeezus est un album qui a le culot et l’audace de volontairement faire sortir l’auditeur de sa zone de confort, quitte à le mettre mal à l’aise, pour l’emmener dans celui d’un artiste torturé et sans limite dans sa créativité. Un album pas parfait ni totalement novateur, mais une création à l’ambition immense qui, même lorsqu’elle ne fait pas toujours mouche, dégage une puissance rare. Les années passant, l’album de Kanye West semble de plus en plus dans l’ère du temps, comme un symbole de l’avant-gardisme tant évoqué de Yeezy et surtout de son psychisme générateur de tous les débats. Plus que tout, au terme des 10 titres où Kanye West fait tout son possible pour se déifier, il n’aura jamais semblé aussi proche du diable que dans les sonorités torturées et le discours sulfureux de Yeezus.