Dix ans après, pourquoi Inception est toujours le film le plus fascinant de sa génération

Le film sortait en France le 21 juillet 2010.

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En 1849, le poète américain Edgar Allan Poe écrivait le poème A dream within a dream (“Un rêve dans un rêve”) dans lequel il questionne la réalité et se demande si tout ce qui l’entoure n’est finalement pas un rêve. Surtout, il constate que les choses auxquelles il tient finissent inexorablement par lui échapper. Une idée qu’il illustre par l’image des grains de sable qui lui glissent entre les doigts. Un siècle et demi plus tard, ce concept de personnage tourmenté par la perte, les interrogations existentielles et l’aliénation du rêve servira d’inspiration à Christopher Nolan pour le protagoniste principal de son chef-d’oeuvre Inception. Un pilier du cinéma moderne que les spectateurs français découvraient il y a 10 ans aujourd’hui, le 21 juillet 2010, à l’occasion de sa sortie en salles dans l’hexagone. Une décennie plus tard, Inception ne s’est pas seulement ancré comme un phénomène culturel qui continue de nourrir toutes les théories, il est également l’oeuvre centrale du réalisateur le plus important de sa génération.

Avant tout, Inception est une affaire de timing. Si le projet semble avoir autant cliqué à tous les niveaux, c’est parce qu’il arrive au moment opportun pour les deux hommes qui l’incarnent. D’une part, Christopher Nolan est au sommet après avoir bouleversé les standards du blockbuster moderne grâce au succès critique et populaire de l’immense The Dark Knight, deux ans plutôt. D’une autre part, Leonardo DiCaprio arrive alors au pic de sa carrière, en venant d’enchainer Les Infiltrés, Blood Diamond, Les Noces rebellesMensonges d’État et Shutter Island en l’espace de 4 ans. Pour la première fois, le réalisateur qui illustre le mieux le cinéma de son époque collabore avec l’acteur le plus iconique des 20 dernières années. Particulièrement désireux de construire son projet autour de DiCaprio, Nolan considérant qu’il est le seul acteur immuable au projet et celui autour du quel le casting serait construit, pratiquement quoi qu’il en coûte. Christopher Nolan est donc alors particulièrement sûr de la direction qu’il emprunte et cela n’a rien d’hasardeux : il travaille sur Inception depuis 2001, à une époque où il venait seulement de terminer Memento. Il avait imaginé alors ce nouveau projet comme un film d’horreur, bien qu’il n’avait pas encore le soutien financier et la crédibilité pour le mettre en oeuvre. Pendant près de 10 ans, le metteur en scène anglais a donc façonné dans l’ombre le script d’un projet qui allait le définir, tout en en se faisant parallèlement les dents sur des oeuvres qui allaient vite faire de lui la nouvelle coqueluche d’Hollywood, le monument The Dark Knight en tête.

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Fort de ce triomphe, Nolan peut donc enfin vendre son script à la Warner et s’offrir les moyens de ses ambitions grandiloquentes. Tourné en 2009 entre Tokyo, Paris, Tanger, Calgary, Londres et Los Angeles, Inception met donc en scène une bande de voleurs de rêves dont les habitudes vont être renversées à la demande d’un richissime client nommé Sato. Ce dernier souhaite alors faire germer dans la tête de l’héritier de l’entreprise concurrente à la sienne qu’il faut tout bonnement abandonner le projet bâti par son père. Une mission folle, qui s’apparente comme la dernière chance du héros Dominic Cobb de revoir ses enfants et d’être innocentés du meurtre de sa femme Mal (Marion Cotillard), dont il ne s’est jamais remis de la perte.

Évidemment inspirés d’oeuvres qui questionnent le réel et s’intéressent à la notion du temps, MatrixDark City ou Passé virtuel en tête, Inception possède la particularité d’être construit seulement autour des propres expériences de Christopher Nolan avec le virtuel, à l’image de certains rêves lucides qu’il a expérimentés. Complètement obnubilé par la notion du rêve, le film y fait constamment référence pour mieux nous plonger dans l’esprit tiraillé et obsédé de Dominic Cobb, que ce soit via des effets visuels créant une image plus onirique que la normale ou en jouant avec le nom des personnages. Les protagonistes sont en effet Dom, Robert, Eames, Arthur/Ariane, Mal et Sato ce qui correspond aux initiales D.R.E.A.M.S. en anglais. Reposant sur le concept d’abolir l’intimité du rêve individuel, Inception ouvre la porte à toute la créativité de l’esprit humain, à l’image de la scène culte dans Paris où Ellen Page retourne une rue entière. Une idée essentielle pour Nolan, nécessitant donc un énorme budget pour pouvoir être illustrée : “Dès l’instant où l’on parle des rêves, le potentiel de l’esprit humain est illimité. De ce fait l’échelle du film doit sembler infinie. Ça doit donner l’impression de pouvoir aller n’importe où d’ici à la fin du film. Et ça doit fonctionner à une échelle immense” expliquait le réalisateur à la sortie du film. Et avec 160 millions de dollars de budget, nul doute qu’il a eu l’occasion de l’illustrer, grâce à des décors superbes et des effets visuels profondément marquants.

Si Inception est aussi important pour Christopher Nolan, au-delà de son rapport personnel au rêve déjà évoqué, c’est bien parce qu’il est le film qui lui ressemble le plus. Sa trilogie des Batman est évidemment une adaptation de comics, Interstellar est surtout le fruit de l’influence de 2001, l’Odyssée de l’espace, Dunkerque est grandement inspiré de faits réels, Memento et Le Prestige ont été co-écrits par son frère Jonathan… Ces films, bien que majeurs dans sa carrière, ne sont pas entièrement le fruit de son imagination et le symbole de son style. Et surtout, ils ne disent pas grand chose de l’homme derrière le réalisateur, ce qui est tout l’inverse d’Inception. C’est ici le film où Nolan parle le plus de lui, à tel point que de nombreuses théories font état d’une biographie métaphorique dans lequel le personnage de DiCaprio, qui se perd dans ses rêves, serait l’équivalent du rapport du réalisateur à son travail très aliénant de cinéaste.

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Christopher Nolan

De plus, d’autres parallèles avec la vie de Nolan peuvent être établis, puisque les personnages principaux du film peuvent correspondre à une métaphore de l’industrie cinématographique : Arthur, le personnage de Joseph Gordon-Levitt, qui se charge d’organiser le bon déroulement des opérations, est complètement à l’image du rôle de producteur. Ariane, interprétée par Ellen Page, est une architecte des rêves ce qui colle au rôle de chef décorateur. Eames, qui est interprété par Tom Hardy, prend les traits de n’importe qui lors du déroulement d’un rêve, à la manière d’un acteur. Robert, joué par Cillian Murphy, est celui qui se fait tromper et joue donc le rôle du spectateur, tandis que le réalisateur, ou plutôt le cerveau de l’opération ici, c’est bien évidemment Dominic Cobb, qui est donc interprété par Leonardo Di Caprio. Une interprétation du film d’autant plus intéressante lorsque l’on voit Cobb houspiller le personnage de Gordon-Levitt en lui affirmant qu’il a mal fait son travail et a donc mis à mal leur mission. De là à dire que Nolan envoie un message aux producteurs, il n’y qu’un pas.

Quoi qu’il en soit, cette grille de lecture prouve surtout une chose essentielle avec Inception : il y a de nombreuses manières de l’interpréter et chacun peut en tirer les leçons qu’il veut. Et s’il est souvent étiqueté comme un film particulièrement complexe, c’est presque paradoxale avec la nature essentielle de ses thèmes : le rapport ambigu entre rêve et réalité, le besoin d’échapper à la difficulté du quotidien, le sens de la vie, le deuil… Inception est au final une oeuvre universelle, dont il n’est pas nécessaire d’en saisir toutes les nuances pour s’en retrouver profondément marqué par son déroulé et ses enjeux.

Évidemment, le film n’est pas avare de tous les reproches. Comme déjà évoqué, sa critique la plus répandue est la difficulté à saisir le film au premier visionnage. À tel point que le personnage d’Ellen Page, qui pose sans arrêt des questions, semble avoir été pensé pour aider le spectateur à s’y retrouver. Tout comme le fait que chaque niveau de rêve se déroule dans un décor très différent du précédent, pour mieux les différencier. Pour certains spectateurs, la confusion est telle qu’au Japon lorsque le film est diffusé à la télé, un numéro en haut à droite de la télé indique le niveau de rêve dans lequel se trouve les protagonistes. Ça ne s’invente pas.

Point faible toujours, et celui-ci est pour le coup totalement justifié : les scènes d’action du film souffrent d’un manque de rythme et de technique. La faute sans doute au boulimique de travail qu’est Nolan, qui refuse de travailler avec une seconde équipe et donc souhaite en quelque sorte tout diriger. Cette fameuse seconde équipe étant souvent responsable des scènes d’action dans les blockbusters hollywoodiens, car composée de spécialistes en la matière, il est évident que cela heurte Inception de s’en être passée. Mais comme de nombreux autres génies avant lui, le réalisateur qui fêtera ses 50 ans la semaine prochaine est un homme têtu. Globalement, et même si ils sont bien réels, ces bémols semblent au final assez peu peser dans la balance. D’autant plus lorsqu’il sont mis en comparaison avec une intrigue d’exception, un casting de prestige, une bande-originale mythique signée du maître Hans Zimmer ou encore une photographie bluffante.

En 2018, la légende Michael Caine, qui interprète dans Inception le père de Mal, avait vendu la mèche sur la vérité quant à la fin ambiguë qui a nourri bien des fantasmes. L’acteur avait expliqué : “Quand j’ai eu le script, j’étais un peu perplexe et je lui ai dit: ‘Je ne comprend pas quand est le rêve. Quand est-ce un rêve et quand est-ce la réalité?’ Il m’a répondu: ‘Quand tu es dans la scène, c’est la réalité’, donc comprenez bien, si je suis dedans, c’est la réalité. Si je ne suis pas dedans, c’est un rêve” Confirmant ici au passage la théorie soulevée par de nombreux fans : la toupie n’est pas le totem de Cobb, mais bien celui de sa femme. Qu’elle s’arrête ou non de tourner n’a aucune incidence sur le réel, tout le contraire de son alliance qu’il porte seulement dans les rêves et qui symbolise une vie rêvée dans laquelle sa femme est encore en vie. Ces deux éléments mis bout à bout, il est évident que le personnage interprété par Leonardo DiCaprio ne rêve pas à la fin du film et qu’il a bien réussi son objectif de rentrer auprès de ses enfants.

Mais finalement, après avoir eu la réponse à des années de théorie sur la fin énigmatique d’Inception, on réalise surtout que le plus fascinant était d’imaginer des théories sur ce film, non pas d’obtenir les réponses à nos questions. Le mystère faisait, fait et continuera de faire partie intégrante de cette oeuvre de Nolan, tant elle est plus fascinante pour ce que l’on pense en comprendre plutôt que pour ce que l’on en sait. Car après tout, comme les rêves, Inception est fait pour être interprété. Et 10 ans après, l’euphorie intacte de la découverte d’une nouvelle possibilité d’interprétation de ce bijou du cinéma est la preuve de la beauté de son héritage : rarement un film ne nous aura autant donner envie de rêver.