Comment Freeze Corleone a percé en marge du rap français

Une ascension qui pourrait devenir un modèle du genre.

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Il semble parfois bien difficile de trouver une définition claire de ce qu’est le rap français underground en 2020. Pourtant, un homme en est indiscutablement devenu le symbole au fil des années : le tumultueux Freeze Corleone. À tel point, et sans doute paradoxalement, qu’il a aujourd’hui nettement dépassé le statut de rappeur de niche et qu’à l’occasion de la sortie de La Menace Fantôme aujourd’hui, il s’affirme définitivement comme un nom incontournable du rap français. Une évolution d’autant plus impressionnante que le fondateur du 667 a percé en ses termes : sans jamais assouplir sa formule et en grand partie dans l’indépendance.

La force de la différence

Pour comprendre l’origine du phénomène Corleone, il faut en assimiler un élément essentiel : il ne tombe pas de nul part. Il est le fruit d’un travail infaillible de longue haleine. En effet, le rappeur a sorti pas moins de 3 projets avant 2017, une période pendant laquelle il a matraqué l’underground de sa présence et a magnifié sa formule aussi clivante que singulière, à l’image du banger “Madara” qui a longtemps été son morceau signature. À la suite de ça, c’est l’excellent Projet Blue Beam dévoilé le 13 novembre 2018 qui lui a fait franchir un nouveau cap, tout en continuant d’enchainer régulièrement freestyles et collaborations. Peu à peu, à la force d’une productivité impeccable et d’un talent assez évident, le rappeur né aux Lilas est devenu l’un des noms qu’il est impossible d’éviter dans le rap français en 2020. Mieux que ça encore, un nom qui fascine l’industrie et rend fou les réseaux sociaux.

À l’image de son parcours de vie, le rap de Freeze Corleone puise ses origines à cheval sur 3 continents : l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Nord. Si pour l’Europe c’est assez évident, l’Afrique s’explique car il est né d’un père sénégalais et a vécu une partie de sa vie à Dakar, ce qu’il ne manque pas d’énormément évoquer dans sa musique. Pour ce qui est l’Amérique du Nord, c’est non seulement car il a vécu quelques temps à Montréal, mais aussi et surtout parce que son rap est complètement inspiré des thèmes et des sonorités du son de Chicago et d’Atlanta. Son vocabulaire est empli d’anglicismes, ses références culturelles sont régulièrement américaines, ses inspirations musicales sont Chief Keef, Fredo Santana, Lil B ou encore Pop Smoke, tandis qu’il est lui-même l’un des investigateurs du renouveau de la drill en France.

L’une des clés de la montée en puissance de Freeze Corleone ces dernières années est indiscutablement la force du groupe. Ce groupe, c’est évidemment le 667 (également appelé Mangemort Squad), qui a été fondé par Freeze Corleone et Jorrdee et qui a compté jusqu’à 15 membres simultanément. Cette synergie collective a grandement profité aux différents membres d’un point de vue musical, mais a surtout créé une identification forte auprès d’un public jeune et de niche, qui s’est vite dévoué à la cause du 667. En vendant régulièrement le shock value et en créant des codes sectaires (jusqu’à tout simplement se faire appeler “La secte“), le 667 a créé une fascination autour de lui et a développé une communauté d’une fidélité sans faille. Derrière le symbolisme d’une esthétique poussée à l’extrême dans le conspirationnisme, se cache surtout l’un des groupes les plus avant-gardistes et importants de l’underground français des dernières années. Et même si plusieurs membres originels n’en font plus partie aujourd’hui, à l’image de Lala&Ce et Jorrdee, le collectif n’a jamais été aussi puissant et fait partie intégrante de l’univers de Freeze Corleone. Sur l’intro de son nouvel album, il ne manque pas de le rappeler : “S/o la secte chaque jour, j’serais rien sans l’lobby“.

En parallèle, Issa Diakhaté, de son vrai nom, a façonné un personnage qu’il a réussi à valoriser en le rendant rare et mystérieux, au point de créer une mythologie autour de lui. Très longtemps, il ne s’est pas mélangé au reste du rap français et l’a régulièrement toisé à travers sa musique. Était-ce une véritable stratégie façon PNL ou une absence d’envie de se mélanger ? Difficile à dire. Quoi qu’il en soit, il est évident que ça a fonctionné et que Freeze a su valoriser la moindre apparition publique. Dans cette lignée, c’est également les médias qu’il a complètement snobé. En refusant toutes interviews, Freeze Corleone a su cultiver le silence et montrer qu’il ne rentrerait pas les clous traditionnels du rap français. Lorsque Les Inrocks tente d’obtenir une interview, il leur répond au bout de quelques semaines d’attente : “Je suis né aux Lilas, j’ai grandi à Pantin et j’ai fait mon lycée à Dakar.” Le ton est donné. Pour le reste, il faudra donc se contenter de sa musique pour le cerner. Et finalement, c’est sans doute bien suffisant.

Celui qui aime se faire surnommer le Professeur Chen a bâti des codes qui n’ont eu de cesse de le rendre unique et de facilement l’identifier. Même s’il peut sembler caricatural au possible, tant il est repris par ses fans, son vocabulaire à base de “ekip“, “s/o” et de comparaison en “comme” est devenu une signature forte et un symbole de ralliement pour ses fans. Dès l’instant où l’un d’entre eux utilise ces termes, il fait la promotion plus ou moins directe de Freeze Corleone, quand bien même ce dernier n’a bien sûr pas inventé ces termes. Dans l’esprit du public rap français, ce sont en tout cas les siens. Mais au-delà même du vocabulaire et de la musique bercée par un rap américain sans filtre, la force du Chen Zen est qu’il répond complètement à un besoin de son époque. Il est un symbole de ces rappeurs de plus en plus populaires avec un son “anti-mainstream“, à l’image d’un Laylow dans un registre musical très différent. Ces artistes sont finalement la preuve qu’en 2020, il est encore possible de devenir des stars du rap en étant complètement unique dans sa proposition, et surtout en ne se pliant pas aux codes trop souvent génériques du genre. Il suffit de jeter un oeil aux top charts du rap français chaque semaine pour comprendre à quel point le son façonné par Freeze Corleone a su séduire une tranche du public en recherche de singularité. La force de la différence jusqu’au bout.

2020, l’étape supérieure

Maintenant qu’il a développé son univers, le coeur de sa communauté et surtout une musique singulière, 2020 est l’année où Freeze Corleone se devait de passer un cap majeur. Cela passe évidemment par la sortie de La Menace Fantôme aujourd’hui, mais surtout par une stratégie globale d’ouverture, sans perdre ses forces précédemment citées. Un équilibre compliqué, que le rappeur et son équipe ont su parfaitement trouver ces derniers mois. Cela passe ici par une ouverture à des collaborations qui sont toujours soigneusement choisies. Gazo, Stavo, Alpha Wann, Kalash Criminel, Da Uzi ou encore Kaaris : ils ont tous ont collaboré avec Freeze Corleone cette année. Non seulement ces choix sont cohérents au vu des univers respectifs, mais en plus, on retrouve des morceaux qui ne déçoivent pas, du moins pour ceux qui sont déjà sortis. À travers ces collaborations, le membre du 667 fait exporter son rap à d’autres audiences et se mesure au gratin du rap français, sans jamais faillir. Pour son image de marque tout comme sa popularité, c’est une immense victoire.

Dans le cadre de sa promotion, le rappeur a également réalisé un passage très remarqué chez COLORS, ce qui représente de loin la plus grosse plateforme offerte à sa musique jusqu’ici. Et c’est tout sauf un hasard au vu du timing. L’étape COLORS était vitale pour son développement et pour franchir ce fameux prochain cap, d’autant plus dans la période actuelle. Toutes les chances ont donc été mises de son coté pour atteindre cet objectif et faire de l’année 2020 la plus importante de sa carrière. En ce sens, les chiffres de la première semaine d’exploitation de La Menace Fantôme seront sans doute scrutés (6000 copies physiques ont été pré-commandées), aussi bien par ses fans qui souhaitent illustrer son succès, que par ses détracteurs souhaitant le relativiser. Mais si sa communauté et sa trajectoire en tant qu’artiste nous ont montré quelque chose, c’est bien que ce nouveau disque est destiné à durer dans le temps et être défendu au long-terme, au-delà même de sa qualité. C’est aussi ça, la force d’une secte.

Finalement, le plus grand challenge restant dans l’ascension de Freeze Corleone vers le mainstream, si tant est qu’elle doit arriver, est peut-être le plus dur. Celui de faire accepter et comprendre sa musique à un public néophyte et pas forcément averti. Il faut dire qu’entre l’état d’Israël, les reptiliens, le mollah Omar ou un obscur meneur de jeu en NBA, les références sont au mieux quelque peu cryptiques, au pire complètement ésotériques. Mais même dans le cas où ce plafond de verre persiste, Freeze Corleone pourrait se complaire dans un entre-deux commercial où son succès serait énorme à son échelle, tout en restant très méconnu du grand public. Un cas de figure très répandu aux États-Unis, où des artistes comme YoungBoy Never Broke Again ou Kevin Gates peuvent être des superstars locales et compter sur des fan-base immenses, tout en n’ayant que peu d’intérêt aux yeux des médias mainstream et du grand public. Quelque chose d’assez nouveau dans le rap français donc, mais qui pourrait finalement bien correspondre au cas si particulier de Freeze Corleone.

Qu’importe la suite, la carrière du fondateur du 667 est d’ores-et-déjà une référence pour les rappeurs aujourd’hui ancrés dans l’underground et pour tous les artistes de niche. Non seulement il est possible de créer indépendamment et intelligemment une économie importante autour de leur musique, mais aussi de le faire en conservant tout ce qui fait la complexité et la singularité de leur proposition artistique. Un constat qui, globalement, se veut extrêmement encourageant pour la suite. Il n’y a donc pas toujours besoin de se plier aux codes de l’industrie musicale pour en devenir un acteur extrêmement important. Cela prendra forcément plus de temps, mais comme l’a dit si bien le principal intéressé : “S/o Nipsey, jamais j’arrête le marathon.”

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