Aaliyah, la fin d’un étrange silence digital

Vingt ans après sa mort, l'intégralité de sa discographie est désormais disponible sur les plateformes de streaming.

C’est l’histoire d’une anomalie. Celle d’une icône de la musique que la jeune génération ne pouvait pas écouter. Il aura fallu attendre 10 ans pour que l’intégrale d’Aaliyah soit disponible sur les plateformes de streaming. Malgré une discographie restreinte – seulement trois albums sortis de son vivant – la diva aura marqué l’histoire du R&B. Pourtant, jusqu’à aout 2021, la BabyGirl est restée condamnée au silence en ligne. Comment est-ce qu’une simple querelle familiale aurait-elle pu faire tomber Aaliyah dans l’oubli ? Explications.

Barry Hankerson, oncle et agent

Le 25 août 2001, Aaliyah perd la vie dans un accident d’avion. Elle avait 22 ans. Son dernier album, le magnifique Aaliyah, sorti le mois précédent, triomphe dans les charts. L’émoi est national, les États-Unis pleurant l’une de leurs étoiles. Dans ce marasme, un homme est particulièrement inconsolable. Il s’agit de Barry Hankerson, l’oncle d’Aaliyah. Ce dernier est président du label Blackrock Records, sur lequel est signé sa nièce depuis l’adolescence. Le lien qui unit Hankerson et Aaliyah est donc aussi bien familial que professionnel.

La chanteuse rejoint l’écurie de son oncle l’année de ses 12 ans. Il souhaite alors en faire la nouvelle star du R&B mondial et générer un maximum de profit autour de sa nièce. Pour encourager son développement artistique, il la confie à R. Kelly. La suite est tristement célèbre. Le chanteur piègera Aaliyah sous son emprise et l’épousera alors qu’elle n’a que 15 ans. Il en a alors 27.

À l’époque, les décisions de Hankerson laissent songeur, d’autant plus que la réputation de Kelly est déjà sulfureuse. Furieux contre le chanteur, il le conservera néanmoins dans son roster jusqu’en 2000, soit trois ans après qu’Aaliyah a mis fin à cette relation abusive. L’importance économique de R. Kelly pour Blackground était sans doute trop importante pour couper les ponts avec lui, malgré les graves accusations qui s’accumulaient.

Un interminable conflit familial

Effondré suite à la mort d’Aaliyah, Hankerson se désintéresse de son label. Blackground Records décline, ne paie plus ses artistes et cesse peu à peu son activité. La maison de disque ne vivra jamais la révolution digitale. Au tournant des années 2010, le public investit en masse les plateformes de streaming, mais l’héritage d’Aaliyah reste à l’écart. Malgré 32 millions de disques vendus à travers le monde, la New-Yorkaise demeure un fantôme du web. L’oncle se mure dans le silence et choisit de ne pas exploiter la musique de sa nièce.

En 2012, l’espoir renaît. Hankerson vend une partie des droits d’exploitation de Blackground à la société Reservoir Media Management. Interrogée par Complex en 2015, la PDG Golnar Khosrowshahi nourrissait alors de grandes ambitions : “Il y avait des discussions pour faire quelque chose autour du 10ᵉ anniversaire de sa mort. On en est au 15ᵉ et il n’y a toujours rien.” D’autres tentatives de mises en ligne suivront, principalement grâce à la ténacité des fans, mais la discographie d’Aaliyah demeurera introuvable en streaming.

En coulisses, un conflit familial oppose Barry Hankerson à sa propre sœur, qui est la mère d’Aaliyah. Pour elle, c’est bien l’ancien patron de Blackground qui est contre la mise en ligne du catalogue de sa nièce. “Depuis le début des années 2000, seul le premier album d’Aaliyah, Age Ain’t Nothing But a Number, a été intégralement disponible à la vente. Le reste de son catalogue, avec beaucoup de démos, a été inexplicablement retiré à son public par Blackground Records” expliquait l’avocat de la mère dans un communiqué. Une situation d’autant plus dérangeante que les royalties du premier album d’Aaliyah tombaient en grande partie dans les poches de R. Kelly, crédité comme producteur et compositeur du projet.

Il faudra finalement patienter jusqu’à l’été 2021 pour assister à l’arrivée d’Aaliyah sur les plateformes de streaming. Dans le même temps, Hankerson sort de son silence et accorde une interview à Billboard. Il y explique la création de Blackground Records 2.0 et de son fructueux partenariat avec la société Empire, afin de s’ouvrir les portes du streaming. Pour lui, c’est bien la mère d’Aaliyah qui est responsable de cette décennie d’absence : “En tant que parent, je comprendrais qu’elle ne veuille pas que la musique sorte. Qui souhaiterait entendre la voix de sa fille décédée ? Quand elle me l’a dit, j’ai répondu : ‘Ça ne sortira pas. Je ne sais pas quand, mais un jour, ces morceaux seront mis en ligne.”

L’annonce des sorties de One in a Million et d’Aaliyah sur les plateformes va évidemment faire réagir l’autre partie de la famille, en guerre ouverte avec Hankerson. “Ces efforts sans scrupules pour sortir les musiques d’Aaliyah sont faits sans aucune transparence et sans la supervision des gens censés gérer sa succession” écrivent-ils dans un communiqué diffusé sur Twitter le 5 août dernier.

Dans cette histoire faite de rancœurs, de faux-semblants et de contradictions, les protagonistes se distinguent tous par leurs comportements erratiques. Barry Hankerson, qui possède l’intégralité du catalogue d’Aaliyah, a patienté 10 ans avant de l’exploiter sur les plateformes. En clair, il est resté assis sur une mine d’or. De son côté, la mère d’Aaliyah semble opposée à n’importe quelle mise en valeur de l’héritage artistique de sa fille, la condamnant à un oubli progressif. Le fait de ne toucher aucune redevance sur l’exploitation des albums y est peut-être pour quelque chose.

L’industrie musicale ne s’est jamais gênée pour exploiter la musique d’artistes décédés. Les récentes disparitions de Pop Smoke, Juice WRLD ou encore XXXTENTACION l’ont de nouveau démontré, avec une flopée d’albums posthumes plus dispensables les uns que les autres. Cette affaire ne doit donc pas faire oublier une excellente nouvelle : Aaliyah va bientôt être découverte par une nouvelle génération d’auditeurs, jusqu’ici privés de son immense talent. Surtout, elle va être découverte pour la musique qu’elle avait imaginée, enregistrée et sortie de son vivant. On ne peut que s’en réjouir.