Non, Drake n’est pas le premier rappeur à chanter

À chaque fois qu’il refait surface, c’est la même chose : Drake est sur toutes les lèvres et sur tous les médias. Alors que son nouvel album, For All The Dogs devrait lui assurer une nouvelle fois une place de choix au Billboard, l’artiste canadien est au sommet d’une popularité construite à renforts de mélodies RnB et de hits au croisement entre le rap et le chant. 

À tel point que des médias l’ont désigné comme celui qui a permis aux rappeurs de s’autoriser à chantonner ; une des mutations stylistiques les plus importantes du genre, dont l’influence est évidente à mesure que les années passent. En France comme aux Etats-Unis, Juice Wrld, Young Thug, Future, Lil Uzi Vert, Hamza, XXXTentacion, Lil Durk, NBA YoungBoy et d’autres ont prolongé à leur manière ce que Drake et ses aînés ont entamé. Mais Drake a-il réellement métamorphosé le rap dans ce domaine ? La réponse est nuancée. 

Quand la mixtape So Far Gone est dévoilée en 2009, Aubrey Drake Graham n’est pas tout à fait un rookie. Il a deux autres sorties à son actif, dont Comeback Season, où sont crédités des artistes qui seront le leitmotiv de sa carrière : Phonte et les Little Brother, Kanye West, Boi-1da, Lil Wayne et Noah “40” Shebib, son producteur plus ou moins attitré. Drake développe un style où le RnB n’est jamais loin et se mêle à un rap qui ne cache pas ses références. J Dilla, Nottz, Elzhi et Dwele côtoient des figures à l’opposé de leur spectre, dont Kardinal Offishall, Trey Songz ou Rich Boy. Entre tradition et modernité, entre légendes de l’underground américain et têtes d’affiche du grand public, Drake ne choisit pas et montre que le grand écart est possible. 

Premier succès

Mais c’est avec “Best I Ever Had”, premier single de sa troisième mixtape, So Far Gone, que le phénomène Drake prend de l’ampleur. Difficile de trouver une chanson qui résume mieux, encore aujourd’hui, l’identité artistique du rappeur canadien. Comme si, dès sa première exposition majeure, il fallait déjà inscrire au fer rouge ce qui allait former le corps de ses albums. Drake y incarne un homme à la fois amoureux et arrogant, romantique et libidineux, où de nombreuses lignes sont certes bancales, voire gênantes – “My shirt ain’t got no stripes, but I can make your pussy whistle” -, mais ont finalement peu d’importance. Car Drake parvient à tout rendre divertissant. 

Sur “Best I Ever Had”, il manie avec talent rap et chant, souligne des rimes en poussant sa voix, et transforme presque ses couplets en refrains accrocheurs. Drake est un rappeur anecdotique et un chanteur moyen : il le sait, mais s’en moque. Il n’a pas grand chose à raconter, sinon ses affres amoureux, ses espoirs de succès et les contradictions du quotidien d’une célébrité. Issu de la classe moyenne, joueur de hockey talentueux et acteur dans une série pour adolescents, il n’a rien connu des déboires de Lil Wayne ou de 2Pac, deux des artistes qu’il cite comme ses influences. Drake existe dans un entre-deux et se suffit à lui-même. Presque inclassable, il fait évoluer ce à quoi les clichés veulent réduire les rappeurs, aussi bien dans les thèmes qu’il aborde que dans sa manière de les interpréter.

Et quand son premier album sort en 2010, Thank Me Later, il est toujours ce mélange entre un homme torturé par ses relations amoureuses et sa notoriété grandissante, toujours cet hybride entre un rappeur et un chanteur. Il le restera, jusqu’en 2023. Et il le fera à de tels niveaux de notoriété, avec un tel succès, que certains observateurs lui attribueront la paternité de ce style. A tort. Drake le revendique lui-même : avant qu’il n’émerge, de nombreux autres avaient déjà fait voler en éclats les frontières entre le rap et le chant. 

Les petits frères

Le New-York Times s’était par exemple fendu d’un article titré “Les rappeurs sont des chanteurs. Remerciez Drake”. La publication avait suscité de nombreuses réactions négatives, notamment de la part des principaux concernés. Phonte, un tiers du groupe Little Brother avait vivement critiqué le papier, écrivant sur son compte Twitter qu’il refusait que l’histoire soit réécrite. 

Drake n’a jamais caché son admiration pour Phonte et son groupe, venu de Caroline du Nord. Et s’il y a une chose que personne ne peut enlever à Drake, c’est qu’il n’hésite pas à rendre hommage à ceux qui l’ont précédé. Sur The Listening (2003) le premier album de Phonte, Rapper Big Pooh et 9th Wonder, considéré comme un classique du rap américain, Phonte n’hésitait pas à se fendre de nuances chantées. Il récidivera de nombreuses fois, sur The Minstrel Show (2004) deuxième album du trio, mais aussi sur ses sorties solo, arrêtant même presque de rapper à partir de Leave It All Behind (2008), deuxième album de Foreign Exchange, le duo que Phonte forme avec le producteur Nicolay. Alors qu’il était essentiellement un rappeur qui s’autorise à chanter, Phonte devient l’inverse. Drake s’en est abreuvé, rappant notamment avec Phonte sur les titres “Don’t U Have a Man” et “Think Good Thoughts”. 

Au-delà de points communs stylistiques, les Little Brother et Drake partagent le fait d’avoir connu leur essor grâce à l’avènement d’internet. Les Little Brother sont repérés sur le forum du média Okayplayer, lancé par le producteur et batteur des Roots, ?uestlove. Leur musique suscite un engouement singulier et leur permet de se créer une base solide d’auditeurs. Quelques années plus tard, Drake bénéficie du soutien des multiples blogs de rap fleurissant au début des années deux mille. Sa mixtape So Far Gone est notamment largement partagée. Cette “ère du blog” donne naissance à bien des carrières, et est un moment charnière dans l’histoire du rap américain, racontée dans le récent podcast The Blog Era

Vingt-et-une questions

Deux ans après la sortie de The Listening, premier album de Little Brother, 50 Cent dévoile Get Rich Or Die Tryin’. Lui aussi inspiré par des sonorités RnB, le rappeur du Queens chantonne sur “21 Questions”, un des morceaux phares de sa carrière. Drake est frappé par ce qu’il entend. Il dira plus tard que la chanson l’a fasciné, puisqu’elle émanait d’un homme qui, de par ce qu’il raconte et sa stature, n’est pas “censé” chanter. Pour preuve, “Many Men” ou “P.I.M.P” n’ont rien de romantique. Mais 50 Cent y reste crédible. Et personne ou presque n’aurait remis en question la “virilité” qu’il revendiquait à grand renforts de stéréotypes, alors même que chanter sur un morceau de rap était à l’époque perçu comme un aveu de faiblesse. Deuxième influence majeure : Drake ne duplique pas la posture de 50 Cent, mais il lui emprunte ses appels du pied vers un registre chanté. 

Honoré que Drake le cite comme une source d’inspiration, 50 affirme au média Complex qu’il avait toujours été attiré par les mélodies, pour la simple raison que son public n’est pas composé à 100% d’auditeurs anglophones. Chanter lui permet d’aller chercher un auditoire différent. Une orientation de carrière que Drake reprend largement à son compte. 

Au-delà de 50 Cent, Ja Rule ou Nelly, avec un succès colossal, avaient déjà fait leurs armes où Drake s’aventurera. Avant eux, Missy Elliott et son appétit pour l’expérimentation sonore, n’avait cessé de pousser sa voix dans ses retranchements. L’exemple le plus évident étant peut-être la chanson “Pussycat”, parue sur l’album Under Construction, en 2002 ; soit quatre ans avant la première mixtape de Drake. Lauryn Hill, de son côté, est encore à ce jour l’archétype de l’artiste autant à l’aise dans le registre du rap que du chant, elle qui lance sa carrière en 1994 avec les Fugees, alors que Drake n’a que huit ans. 

En direct de l’Ohio

A la base du style de Drake, mais aussi de toute la génération de rappeurs qui lui emboitent le pas, se trouve aussi un groupe de Cleveland, un temps signé chez Ruthless Records, label d’Eazy-E : Bone Thugs-N-Harmony. Dès Creepin on ah Come Up (1993), les cinq artistes, à la manière d’un collectif de doo-wop – un genre qui a contribué à former la Soul et, par extension, le rap – chantent et se complètent, en ajoutant des couches mélodiques à des lignes rapées. Après tout, ces hommes-là n’avaient-ils pas le mot “Harmonie” dans leur nom de groupe ? Leur technique est novatrice, construite au fil de sessions où ils tentent, tous les cinq, de trouver de nouvelles idées mélodiques pour leurs flows. 

Les Bone Thugs ne font pas de différence entre le rap et le chant, et même s’ils poussent des vocalises, leurs textes sont sombres comme une mort soudaine et terrifiants comme les rues de Cleveland qu’ils n’ont eu de cesse d’arpenter. Leur impact sur Drake et tout le rap moderne est évidente, et ils sont les premiers à la revendiquer, sans doute avec un peu d’aigreur. Mais jamais sans une forme de justesse : “Ces trois personnes sont les créateurs d’une approche entièrement nouvelle de la musique” s’emporte Bizzy Bone sur son compte Instagram, après avoir partagé une photo de lui, de Krazie Bone et de Layzie Bone. “Du rap rapide mixé avec du chant. Une touche d’auto-tune inspirée par Roger Troutman, un natif de l’Ohio. De Rien. Faites vos recherches. Avant les réseaux sociaux, tout le monde dans l’industrie allait en studio pour faire comme s’ils avaient toujours rappé comme les Bone Thugs. J’ai observé des labels faire écouter notre musique à leurs artistes et leur demander de la dupliquer. Le plagiat est à des niveaux inédits”. 

Drake reconnaîtra d’ailleurs leur influence, leur donnant la place qu’ils méritent. 

En réalité, le rap et le chant n’ont eu de cesse de se mêler, et ce depuis les années quatre-vingt. En 1988, Roxanne Shanté pose avec Rick James, légende du funk et du disco sur “Loosey’s Rap” et Eric B. & Rakim rappent aux côtés de la chanteuse Jody Watley un an plus tard. Apparu à la fin des années quatre-vingt, l’existence même du New-Jack Swing prouve que les murs entre les deux genres peuvent être franchis. Le New-Jack est une version modernisée du RnB, où se mêlent des sonorités rap, portée entre autres par Teddy Riley, Guy, Janet Jackson ou Mary J. Blige à partir de son album What’s the 411? (1992). 

L’idole Aaliyah 

Alors, quand Drake décide de chanter, il n’a qu’à puiser dans la riche histoire qui le précède. Dans l’histoire récente, d’abord, via 808s & Heartbreak de Kanye West, sorti peu de temps avant So Far Gone. Mais là où Kanye West usait de l’autotune pour chanter ses tourments, Drake n’emploie que peu d’artifices pour modeler sa voix. Plus que Kanye, ou davantage  que Lil Wayne, auquel il a souvent été associé, la véritable influence de Drake est la chanteuse Aaliyah. Drake et ses producteurs la sampleront plusieurs fois, utiliseront des parties vocales inédites pour la faire chanter avec le rappeur, et pendant des années, l’artiste canadien et Noah “40” Shebib ont travaillé sur un album posthume de la chanteuse, avant que le projet ne soit abandonné. Et à l’écouter décrire les raisons pour lesquelles Aaliyah a eu une si grande emprise dans sa carrière, les clés de compréhension de Drake se révèlent. 

Quand j’ai commencé à chanter, je rappais déjà. J’avais donc déjà une identité en tant que rappeur”, affirme Drake au média SoulCulture en 2011. “Mais quand j’ai commencé à chanter, j’avais besoin d’une référence. […] Je ne voulais pas que ce soit un homme car j’aurais eu peur de sonner comme lui, et j’ai donc trouvé ce que je cherchais dans la musique d’Aaliyah. Ses choix de mélodies, tout ce dont elle parle, sa manière de transmettre des émotions sans jamais tomber dans l’eau de rose… […]. Elle parlait presque parfois du point de vue d’un homme. J’avais l’impression que c’était la première fois que je pouvais chanter le texte d’une femme sans avoir la sensation que je le faisais. Elle parlait pour tout le monde. Ça a eu une influence énorme sur ma musique, car même si je parle parfois pour un public féminin, j’essaye de faire en sorte que des hommes puissent aussi chanter mes morceaux”. Et d’Aaliyah à Drake, l’histoire continue de s’écrire. 

Souligner que les Bone Thugs-N-Harmony, Little Brother, 50 Cent, Lauryn Hill, Missy Elliott et d’autres ont contribué à façonner le style du deuxième plus gros vendeur de l’histoire du rap derrière Eminem, n’est rien enlever à son talent. C’est simplement donner à ses modèles les fleurs qu’ils méritent, et lever le voile sur les clés du succès d’un homme qui devrait continuer à faire rimer rap et chant pendant encore de nombreuses années. 

Si l’influence de Drake est aujourd’hui bien réelle, l’Histoire a tendance à se réécrire au gré des succès. Et se faisant, à oublier le passé. Puisque Drake transforme en or presque tout ce qu’il touche, son impact est souvent surestimé. Lui-même l’avouerait sans broncher. Pourtant, “Type Of Way” de Rich Homie Quan, en 2013, une des chansons qui allait donner le là dans les années à venir, aurait-elle eu la même résonance sans l’émergence de Drake ? “Trap Queen” de Fetty Wap, deux ans plus tard, aurait-elle été un succès aussi massif, sans que Drake ne prouve une nouvelle fois que le rap pouvait se mêler à la chanson sans perdre de sa substance ? Difficile à dire, mais la réponse est sans doute négative. 

Car si Drake n’a rien inventé, mais a plutôt mêlé plusieurs courants avec brio, il reste un artiste qui se tient souvent aux devants des tendances. Avec tout ce que cela implique de tentatives de vampirisation de styles naissants et de morceaux aux objectifs commerciaux clairs. Car Drake a décidé de tout faire. De la télévision, du cinéma, de la mode, du whisky, du champagne, du sport et même de la poésie. Omniprésent, suractif, agaçant, caméléon, visionnaire, touche-à-tout de talent : bien des adjectifs lui ont été attribués, tous sont justifiés à des degrés différents. 

Agaçant, certes, mais jamais sans une touche de génie.