Comment les rappeurs sont devenus obsédés par la lean

Aussi influente sur la musique que nocive pour la santé, la lean fait partie intégrante de l’univers hip-hop, chez les artistes comme chez leurs fans.

Le 18 janvier 2015, A$AP Yams décédait des suites d’une overdose d’opiacés et de benzodiazépines. À l’instar de DJ Screw, son protégé Big Moe et Pimp C avant lui, l’un des fondateurs et le leader de l’ombre du A$AP Mob passait l’arme à gauche du fait de son addiction à la lean. Également connu sous le nom de Purple Drank, Sizzurp ou encore Dirty Sprite, ce mélange de sirop contre la toux à la codéine, de prométhazine et de soda est plébiscité depuis longtemps par le monde de la musique.

Originaire du sud des Etats-Unis, ce breuvage aussi dangereux qu’addictif s’est rapidement répandu dans tout le pays, allant même jusqu’à devenir un problème de santé publique de première importance. La lean est en effet de plus en plus consommée par les adolescents du monde entier, souhaitant imiter le mode de vie de leurs artistes favoris. D’A$AP Rocky à Lil Wayne, nombreux ont été les artistes à vanter les vertus d’une boisson rapidement devenue universelle.Il suffit de se rendre au Texas par une belle journée d’été pour comprendre à quel point la chaleur peut y être accablante. Dans une région où tout est ralenti par les températures élevées, de la façon de conduire à l’élocution, les habitants du Sud diffèrent du reste du pays en adoptant un mode de vie bien plus détendu qu’ailleurs. Ce lifestyle voluptueux s’accorde à merveille avec les effets planants et relaxants de la lean. Les très fortes doses de codéine versées dans la mixture créent en effet une léthargie généralisée et euphorisante pour quiconque la boit, allant parfaitement de pair avec le style de vie contemplatif des états du sud.

Dès les années 60, des joueurs de blues de Houston se mettent à mélanger des cuillères de sirop contre la toux avec de la bière bon marché. Il faudra néanmoins attendre les années 90 et l’émergence de la scène hip-hop de Houston pour assister à l’avénement du Purple Drank. Le regretté DJ Screw sera le premier à propulser la boisson hallucinogène sur le devant de la scène grâce à ses productions musicales. Le MC est en effet l’inventeur d’un nouveau courant hip-hop, le Screwed and Chopped. L’utilisation d’un beat beaucoup plus lent, l’utilisation abusive de scratchs et le ralentissement du débit du rappeur sont les caractéristiques majeures de ce nouveau style.

Conçus comme des projections sonores de l’expérience d’une défonce au Purple Drank, les projets de DJ Screw sont une résultante directe de la consommation massive de lean par la scène de Houston. Tout est plus lent, tout est plus vaporeux, tout est plus violet. À l’image du LSD ayant fait basculé le rock dans le psychédélisme au cours des années 60, l’influence de la lean sur les créations de l’époque est considérable. La scène de Houston acquiert une notoriété de plus en plus forte, favorisant la démocratisation de la lean dans de nombreuses autres grandes villes du sud des Etats-Unis au début des années 2000.

Précurseur de génie mais incapable de passer plusieurs heures sans ingurgiter sa double cup de lean, DJ Screw décèdera d’une overdose le 16 novembre 2010. Un dosage trop fort de codéine et son utilisation prolongée peuvent en effet provoquer des arrêts respiratoires graves, entraînant très souvent la mort rapide du consommateur. Peu chères et très faciles à se procurer, les ingrédients du Purple Drank permettent à la boisson de rentrer dans les habitudes de défonce de toutes les grandes métropoles du rap. Lil Wayne devient très rapidement le porte-drapeau des amateurs du breuvage violet, au point de frôler la mort à plusieurs reprises à cause de son addiction.

Big Moe et Pimp C, figures majeures du Screwed and Chopped, proches de DJ Screw et amoureux déclarés de la lean, décèdent en 2007 du fait de leur consommation excessive. Après avoir propulsé ses amateurs au sommet, la Purple Drank finit par noyer ses plus fervents ambassadeurs. Un constat qui se vérifiera huit ans plus tard, avec la mort d’A$AP Yams. Le Mob a en effet démocratisé la lean auprès des générations Tumblr et Instagram, notamment grâce à la mixtape Deep Purple et au mythique “Purple Swag” d’A$AP Rocky, véritable ode à la dégustation de cette boisson, dont la hype n’a jamais semblé aussi forte. Les sonorités vaporeuses des productions de Lord Pretty Flacko ont remis au goût du jour le style né à Houston deux décennies plutôt, qu’il soit de vie ou musical.

Les verres de Purple Drank envahissent en effet les feeds Instagram de la jeunesse américaine, soucieuses de reproduire le moindre fait et geste de ses idoles. Sa superbe couleur violette et sa facilité de consommation (une drogue à boire et non à fumer ou à injecter) la font rapidement devenir un incontournable des soirées. De nombreux rappeurs s’élèveront d’ailleurs contre la promotion de la lean par des rappeurs influents comme A$AP Rocky, Young Thug ou Future. Des artistes comme Macklemore, Gucci Mane et plus récemment Russ ont tous fait entendre leurs voix pour demander à leurs collègues d’arrêter d’inciter à la consommation de jeunes fans souvent inconscients des risques inhérents à la prise de lean.

En France, des rappeurs comme Joke, Damso et Siboy ont fait étalage de leur amour pour le Purple Drank dans leurs morceaux. En 25 ans, la lean est devenue une boisson universelle. Les poètes maudits avaient l’absinthe, les rockeurs l’héroïne et les rappeurs ont donc la lean. La drogue a toujours été un carburant créatif, mais aussi un refuge pour les artistes de toutes les disciplines. Le mélange de codéine et de soda peut néanmoins paraître plus dangereux, tant il est susceptible d’être consommé par un grand nombre de suiveurs.

Désormais au courant de cette nouvelle tendance, l’Etat français a décidé d’interdire la vente de produits contenant de la codéine sans ordonnance en juillet dernier. Cette mesure a été prise suite aux décès de deux adolescents ayant ingéré trop de Purple Drank.

En moins de trente ans, la lean a indubitablement marqué le hip-hop de son empreinte, tant dans les sonorités que le mode de vie. À l’origine d’un genre à part entière, célébrée dans des centaines de morceaux, responsables de la mort de grands artistes et désormais gravée dans la sphère des réseaux sociaux, la hype qui entoure la drogue préférée des rappeurs semblent malheureusement bien partie pour durer.