Il faut compter cinquante-sept minutes de trajet pour rallier les Champs-Élysées depuis les Tarterêts. Après avoir rejoint l’A6 par la N7, c’est le périphérique parisien qui attend l’automobiliste, avant de sortir porte Dauphine, pour remonter la très huppée avenue Foch et déboucher sur l’Arc de Triomphe. Long, sans non plus être interminable pour un francilien aguerri, ce trajet l’aura été un peu plus pour les frères Andrieu. De leur discrète entrée en scène en mars 2015 avec la sortie de l’EP Que La Famille à leur glorieuse descente des Champs-Élysées un soir d’avril 2019, PNL aura mis quatre ans à effectuer ce voyage. Une odyssée entre Paris et sa banlieue, qui, de façon abstraite, ne correspond en rien à un simple trajet de cinquante-sept minutes. Ni même à une carrière de quatre ans. Plus qu’une simple success story, la trajectoire connue par Ademo et N.O.S est avant tout une histoire française, avec ce qu’elle comprend de grandeur, de déchéance et de dramaturgie. Véritables éponges d’une société confrontée à de trop nombreuses crises sociales et économiques, les frangins des Tarterêts sont le reflet parfait de notre époque, aussi injuste et imparfaite que belle par instant.
Extrêmement discrets sur leur passé, le secret étant leur meilleure arme de communication, Tarik et Nabil demeurent une énigme. Pour mieux comprendre la destinée des deux frères, il faut néanmoins se pencher sur leur histoire familiale. Un parcours de vie atypique, comme seule la France peut en produire. Fils d’une mère algérienne très vite absente et d’un père corse et pied-noir, les Andrieu grandissent dans la célèbre cité des Tarterêts, au coeur de Corbeil-Essonnes. Une zone urbaine construite au début des années 60, afin d’entasser les classes populaires, pour la plupart issues du monde ouvrier, dans un univers fait de béton et de bitume. Une cité-dortoir de 10 000 habitants, avec une population à 40% âgée de moins de 20 ans, un taux de chômage de plus de 15% et un taux de pauvreté de 25%. Des chiffres qui résonnent comme le symbole d’une France négligée, ostracisée, oubliée. C’est dans cet environnement, désormais classé zone de sécurité prioritaire, que grandissent les deux rappeurs.
“Une chance qu’ils n’aient pas détruit mon bâtiment, Peut être qu’un jour j’pourrai l’montrer à mes enfants” clame N.O.S dans “Chang.” Une référence implicite au programme de rénovation urbaine lancée par Jean-Pierre Bechter, maire Les Républicains de Corbeil-Essonnes, qui vise à détruire quatre tours des Tarterêts d’ici 2020. À moins qu’il n’évoque la cité Gagarine d’Ivry-sur-Seine, dans laquelle les Andrieu s’étaient installés après leur passage en Corrèze. Un quartier qui sera lui aussi intégralement démoli cet été. Comme ces centaines de familles délogées, trimballées au gré des politiques urbaines défaillantes, les natifs de Corbeil-Essonnes assistent impuissants à la mise en pièces de leurs repères. Livrés à eux-mêmes, les deux frères ont rapidement compris que le mantra qui dictera leur vie sera QLF.
Cette question de famille imprègne ainsi totalement l’oeuvre de PNL. Dans une société inégalitaire, qui a tendance à délaisser nombre de ses enfants, Tarik et Nabil ont choisi de se replier sur eux-mêmes et sur leurs proches. Le point gravitionnel de cet univers est assurément leur père, René Andrieu. Son histoire est digne d’un excellent polar. Figure du grand banditisme français, braqueur de banques, il se rachète une conduite en créant l’association “Tarterêts 2000” avec le juge Albert Petit. Son objectif est alors d’aider la jeunesse du quartier à s’émanciper de la violence et de l’illégalité, à travers des activités et des projets éducatifs. Dans un excellent papier de Society consacré au passé de la famille Andrieu, un proche de René déclare à son sujet qu’il possédait “cette image d’homme extraordinaire qui faisait tout pour aider.” Un statut important au sein des Tarterêts, qui éveillera l’intérêt du sulfureux Serge Dassault, ce dernier cherchant à se faire élire à Corbeil-Essonnes.
Caillassé et blessé à la tête lors de sa première visite dans les Tarterêts, cette figure majeure de l’économie française accéde à la mairie de la ville en 1995, grâce au soutien de René Andrieu. Le père de Tarik et Nabil lui avait en réalité “sécurisé” les votes de son quartier populaire, moyennant une généreuse donation à son association. Le système Dassault était né. Il atteindra son paroxysme en 2008, quand l’homme d’affaire sera reconnu coupable d’avoir directement versé de l’argent aux habitants de la ville en échange de leurs voix. Le richissime armateur sera tout de même resté à la tête de la ville pendant 14 ans. Quelques mois seulement après l’élection de Dassault, René Andrieu doit néanmoins faire ses valises, après la découverte de plusieurs kilos de cannabis dans les locaux de son association. Le paternel crie alors au coup monté, mais les autorités locales ne veulent rien entendre. Cet événement marquera le début de l’exil corrézien.
René, Tarik et Nabil déménagent donc à Brive-la-Gaillarde, sous-préfecture de la Corrèze. C’est là qu’ils grandiront, au coeur de cette France périphérique, méconnue et elle aussi regardée de haut par les habitants des grandes agglomérations. À peine adolescents, les frères Andrieu connaissent déjà deux réalités françaises diamétralement opposées, celles de la campagne et de la banlieue. Elles sont néanmoins unies par un dénominateur commun : le désintéressement général des élites à leur égard. Les futurs rappeurs se forment à la vie dans la province que la capitale ne connaît pas, qu’elle ne brandit pas en étendard comme un séjour à Biarritz ou au Cap-Ferret. L’ennui est ici roi. Tarik et Nabil reviennent en région parisienne au début des années 2010, à Ivry, puis là où tout a commencé, aux Tarterêts. Comme des millions d’autres jeunes français, ils demeurent viscéralement attachés à leur cité.
Ce retour au bercail s’accompagnera lui aussi de son lot de galères. René Andrieu retourne voir Serge Dassault pour lui réclamer l’argent qui lui est dû pour avoir récolté les votes des Tarterêts. L’industriel refuse, prétextant ironiquement qu’une élection ne s’achète pas. Accompagné par le boxeur Fatah Hou, René Andrieu filme l’intégralité de l’échange en caméra caché et vend cette séquence à Médiapart et au JDD. Surréaliste et tendue, la discussion entre les trois hommes est accablante pour Serge Dassault. Les représailles ne tardent pas. En février 2013, René Andrieu et Fatah Hou sont visés par une tentative d’assassinat. L’homme qui tient le pistolet s’appelle Younès Bounouara et est connu comme l’un des chiens de garde de l’ancien maire de Corbeil-Essonnes. Hou restera paralysé à vie, tandis que le père Andrieu sortira miraculeusement indemne de cette attaque.
Là encore, la violence s’insinue au coeur du cercle familial de Tarik et Nabil, comme si aucune lueur d’espoir n’était possible au royaume des oubliés. Ces sentiments d’injustice et de désespoir constitueront le pilier de la musique de PNL. Cette ultra-sensibilité à son environnement, à ses sentiments, est un phénomène profondément ancrée dans la culture latine. Dès leurs débuts en tant que duo, les frères Andrieu ont fait part de leur mélancolie et de leurs doutes existentiels. Un parti-pris artistique maintes fois adopté dans la culture française, qui fut notamment théorisé par Charles Baudelaire avec le concept de spleen. Si la prose de l’auteur des Fleurs du Mal n’est en rien comparable avec le lexique déconstruit d’Ademo et N.O.S, les trois hommes sont pourtant liés par cette expression continue d’un intolérable et incontrôlable mal de vivre. Un véritable leitmotiv dans la littérature française, sacralisé par l’idée de “mal du siècle”, par le mouvement romantique et par la génération des poètes maudits.
Le rattachement de PNL à une forme d’exception culturelle française se retrouve également dans leur rapport au langage. Exemple le plus frappant, le verlan. Dans leurs textes, les frangins des Tarterêts manient cette forme d’argot, quasiment unique au monde, avec brio. Popularisé par les classes ouvrières et les banlieusards au cours de la deuxième partie du XXème siècle, le verlan a été créé par les milieux populaires afin de communiquer plus secrètement, avant d’être massivement adopté par l’intégralité du paysage culturel de l’hexagone. L’utilisation du verlan, tout comme l’invention de termes nouveaux, la multiplication des métaphores, la répétition constante d’images et de noms, sont autant d’indicateurs d’une véritable appropriation de la langue française par PNL. Comme si posséder l’un des langages les plus riches au monde ne suffisait pas aux frères Andrieu, comme s’il fallait le marquer de son empreinte.
À l’aise avec les mots, les frères Andrieu maîtrisent logiquement l’art de la bonne formule. Il suffit de se rappeler l’adoption de l’expression “Le Monde ou Rien” par les manifestants de Nuit Debout il y a de cela quelques années. Pourtant, comme le soulignait THE FADER dans la seule interview accordée par Tarik et Nabil au cours de leur carrière, “la musique de PNL n’est pas ouvertement politique, à la manière de leurs prédécesseurs (ndlr : dans le rap français). Mais elle exprime une compréhension approfondie d’une situation socio-politique définie par le désenchantement, la marginalisation, et malgré tout, la résistance.” Trop discrets pour être véritablement politisés, les natifs de Corbeil-Essonnes ont pourtant récemment offert une image en forme de coup de poing social, qui restera longtemps gravé dans les esprits.
Posés sur la Tour Eiffel, Tarik et Nabil contemplent Paris, sa petite couronne, sa banlieue. La Dame de Fer est devenue un four, la capitale est le royaume de PNL. D’une rare puissance visuelle, le clip de “Au DD” est riche en symboles. Les gamins de la cité trônent désormais sur la Ville Lumière. Passé le côté extrêmement spectaculaire de cette vidéo, ce qu’il nous reste est l’impression d’avoir assisté à un véritable sacre, à la manière des monarques absolus. Le parallèle avec le clip de “DA” est évident. Toile de fond de la vidéo accompagnant le premier track de Dans la légende, la Tour Eiffel est désormais le pied-à-terre des Andrieu. En s’appropriant l’un des monuments les plus célèbres au monde, le plus connu de France, PNL démontre à des millions de jeunes que rien n’est impossible, pas même la conquête de Paris. Même quand on est un gamin des Tarterêts ou un adolescent de Brive-la-Gaillarde.
Deux semaines plus tard, N.O.S et Ademo enfoncent le clou, avec une triomphale parade sur les Champs-Élysées. Là encore, l’image est extrêmement forte. Saccagée à plusieurs reprises par les Gilets Jaunes au cours des derniers mois, la plus belle avenue du monde redevient le temps d’une soirée un lieu de fête et de communion, privatisée par la jeunesse d’Île-de-France. Comme un soir de 12 juillet 1998 ou de 15 juillet 2018. À une différence près. Aucun débordement n’aura lieu ce 5 avril, au grand damn de la fachosphère, encore choquée de voir 50 jeunes de banlieue en train de s’éclater sur un bus à deux étages. Tout est réuni. L’Arc de Triomphe, la Tour Eiffel qui scintille en fond, une jeunesse multi-culturelle, fière de ses convictions. Véritables produits de notre société, avec ce qu’elle comporte comme dysfonctionnements et opportunités, les frères Andrieu sont ce soir-là tout en haut de la culture française. Une ascension si fulgurante qu’elle paraît avoir duré cinquante-sept minutes.