Le 29 août 2005, Frank Ocean se trouve à la Nouvelle-Orléans, où il a grandi. Ce jour-là, la ville est dévastée par l’un des ouragans les plus puissants de l’Histoire des États-Unis : Katrina. Le bilan humain est lourd ; les principales victimes sont des familles pauvres afro-américaines, invisibilisées et oubliées pendant de nombreuses années par les pouvoirs publics. Frank n’a pas d’autre choix que de quitter cette ville pleine de souvenirs dans laquelle il a quasiment tout perdu. L’ouragan a inondé son studio et détruit ses enregistrements. Il prend alors la décision de retourner en Californie, où il est né, pour y développer sa carrière musicale.
En 2010, Frank Ocean rejoint Odd Future, sur le point devenir l’un des collectifs les plus importants des années 2010. Odd Future incarne alors la subversion et la liberté. Ce crew formé en 2007 à Los Angeles, composé de Tyler The Creator, Hodgy Beats, ou encore Earl Sweatshirt, influence considérablement le processus créatif de Frank. Au sujet de son rôle dans le collectif, le chanteur explique : « On se défie beaucoup. Être dans un cercle talentueux laisse peu de place à la complaisance. Mon objectif est de contribuer autant que possible à cet environnement productif ». C’est donc dans cette logique qu’à l’âge de 23 ans, Frank se lance dans la réalisation de son premier projet personnel. En parallèle, il se fait un nom en écrivant pour de nombreuses superstars telles que Brandy, Alicia Keys, Justin Bieber, John Legend ou encore Beyoncé.
Durant cette période, Frank fait la connaissance du producteur Tricky Stewart, connu pour avoir produit des tubes comme “Umbrella” de Rihanna, “Single Ladies (Put a Ring on It)” de Beyoncé ou encore “Baby” de Justin Bieber. Tricky perçoit l’immensité du potentiel de Frank et le fait ainsi signer chez Def Jam dans le but de distribuer son futur projet. « Dès que j’ai entendu la musique de Frank, j’ai adoré. J’ai su instantanément que je ne voulais plus qu’une autre personne ne chante une chanson de Frank Ocean. Je voulais qu’il soit un artiste. Je ne l’ai regardé que comme un artiste » explique le producteur dans une interview accordée à The Fader. Malheureusement, Def Jam est moins convaincu que Tricky par le talent de Frank, considérant sa musique comme dépassée.
Je n’aime pas le battage médiatique. C’était une décision consciente.
Le label met alors le projet de Frank Ocean de côté. Tricky Stewart confiera quelques années plus tard : “Le faire entrer chez Def Jam a été un désastre. C’était probablement, avec le recul, une énorme erreur de ma part.” Frank étant bien conscient de ne pas être la priorité du label, il prend les devants et décide de sortir son projet en indépendant. Le 16 février 2011, il partage sa mixtape gratuite Nostalgia, ULTRA via son compte Tumblr. Cette mixtape, il l’a donc portée tout seul, sans soutien de Def Jam : « J’ai. Fait. Ça. Pas ISLAND DEF JAM. C’est pourquoi vous ne voyez aucun logo de label sur la cover que J’AI FAITE (…) ». La cover en question représente une BMW E30 M3, la voiture de ses rêves, comme il l’a affirmé lors d’une interview pour Complex en 2011.
Un projet mélancolique aux sonorités diversifiées
À la sortie du projet, Frank Ocean reste discret, n’accordant que très peu d’interviews. En 2011, à la question : « Pourquoi avoir décidé de faire si peu de promotion pour ce projet ? », il répond : « Je n’aime pas le battage médiatique. C’était une décision consciente. » Un choix qui attise d’autant plus la curiosité des auditeurs autour de la musique de l’artiste. Le projet est un véritable succès auprès du public et reçoit un accueil plus que favorable parmi les critiques.
Nostalgia, ULTRA était une évidence. Le titre parle de lui-même. L’artiste a d’ailleurs confié l’avoir trouvé 5 minutes avant le mastering. La mixtape, aux sonorités pop, rock R&B, se concentre sur des thèmes que Frank explorera plus en profondeur dans ses projets suivants, telles que les relations interpersonnelles, l’introspection et la spiritualité.
On compte plusieurs références cinématographiques, notamment au film Eyes Wide Shut sur “Lovecrimes” et une diversité de samples, allant de Coldplay à Radiohead, en passant par Mr Hudson. Frank va même jusqu’à se réapproprier “Hotel California” du groupe Eagles en changeant le texte, ce qui lui a valu des accusations de plagiat de la part du batteur du groupe, Don Henley. Frank s’exprime sur la situation dans un post tumblr : « Il a menacé de me poursuivre en justice (…) Le groupe m’a aussi demandé de faire une déclaration exprimant mon admiration pour Mr. Henley, ainsi que d’apporter mon aide pour retirer le morceau le plus vite possible du web. C’est bizarre. Ce mec n’est pas assez riche ? Pourquoi poursuivre en justice le nouveau ? ». En réalité, c’est le label du groupe, Warner, qui aurait poursuivi Frank Ocean, et pas Don Henley lui-même. Côté collaboration, il invite son ami Tyler, the Creator sur le sublime Swim Good et la chanteuse Brandy sur la dernière track du projet, “Nature Feels”.
Le début d’une nouvelle ère
Après la sortie de Nostalgia, ULTRA, Frank Ocean renoue avec Def Jam après avoir posé la condition suivante : “Donnez-moi un million de dollars si vous voulez le prochain album.” Def Jam accepte. L’artiste et le label finissent donc, contre toute attente, par renforcer leur relation. En mai 2011, Def Jam annonce la réédition de Nostalgia, ULTRA comme un EP. En mai 2011, le single Novacane sort sur iTunes, deux mois avant la sortie de l’EP.
Ce projet à l’identité unique et très affirmée a permis à Frank d’élargir son public et de multiplier les collaborations. En juin 2011, il travaille notamment sur Watch the Throne, l’album commun de JAY-Z et Kanye West. Il co-écrit et apparaît sur deux titres de l’album ; “No Church in The Wild” et “Made In America”. La même année, c’est avec ses acolytes d’Odd Future qu’il signe sa première performance scénique à Coachella.
Avec Nostalgia, ULTRA, Frank a imposé son style et ses méthodes peu conventionnelles sans faire le moindre compromis. Cette mixtape, sortie avec très peu de promotion et beaucoup d’audace, a ouvert la voie à de nombreux artistes souhaitant dévoiler leurs projets directement au public sur internet, en toute indépendance. Depuis 2011, Frank Ocean n’a fait que confirmer ses talents artistiques et ses capacités à tourner les situations à son avantage, allant même jusqu’à parvenir à vaincre l’industrie musicale et à entrer dans l’histoire avec les deux classiques que sont Channel Orange (2012) et Blonde (2016). Nostalgia, ULTRA est néanmoins le projet émotionnellement complexe qui a introduit au monde un artiste révolutionnaire. Une décennie plus tard, une nouvelle forme de nostalgie se mélange à celle de Frank, la nôtre.
Nostalgia, ULTRA est notamment disponible sur SoundCloud. Il ne l’est malheureusement toujours pas en streaming.
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