Glory Kabe, l’engagement par la cuisine

Entretien avec la cheffe afro-végane.

Le vacarme des travaux de la rue tranche avec le calme de l’appartement de Glory Kabe. Tout juste rentrée de Guadeloupe, la cheffe nous reçoit quelques heures seulement après avoir regagné la métropole. Rien d’anormal étant donné son emploi du temps surchargé.

Visiblement épargnée par le jet-lag, Gloria, de son vrai nom, note les regards posés sur sa collection de vinyles. “Ils sont à mon propriétaire, il a très bon goût” glisse-t-elle d’une voix apaisée. Lumineux, son logement porte encore les stigmates de l’absence de son habitante. Pour une fois, Glory n’a pas de quoi faire à manger. 

Sur son plan de travail, les bocaux d’épices, d’herbes et de condiments côtoient un brin de sauge incandescent, qui embaume délicatement la pièce. À ses pieds, on ne peut s’empêcher de remarquer des Dunk Lemon, une paire dont elle était récemment l’égérie française. Et Nike n’est pas seul à mettre en lumière la cheffe. Au cours des derniers mois, Libération, Netflix ou encore Paulette se sont intéressés à elle.

Rompue à l’exercice de l’interview, Glory Kabe met un point d’honneur à activer son mode avion. Un réflexe logique pour cette ancienne hôtesse de l’air, désormais connue comme le visage de la cuisine afro-végane en France. Une fois notre entretien terminé, Glory nous fera découvrir le toit de son immeuble, accessible par une échelle intimidante pour quiconque est sujet au vertige. C’est ici que nous la shooterons, en surplombant la capitale.

Quel était ton rapport à la nourriture en grandissant ?

Ma mère m’a appris à cuisiner vers mes neuf ans, parce qu’une fille devait savoir cuisiner. Sur le coup, c’était pas ce qui me faisait le plus délirer, mais à côté de ça, j’étais contente de savoir le faire. À mon jeune âge, je pouvais déjà gérer pas mal de choses. Je suis partie assez tôt de chez ma mère et j’ai toujours bien maîtrisé la cuisine, la gestion d’un repas. Ça a donc commencé jeune, mais je ne savais pas que j’aimais autant ça. Je croyais que j’étais juste gourmande (rires, ndlr)

Où as-tu grandi ? 

Je viens du 95. Après mon bac, j’ai quitté le 95 pour me rapprocher de Paris, mais finalement je n’y suis pas restée longtemps. J’ai vécu au Canada, puis en Espagne. Quand je suis revenue ici, j’ai décidé de devenir hôtesse de l’air. J’ai voulu faire un métier qui me passionne… Voyager. 

C’était une belle expérience ? 

C’était cool jusqu’au moment où il n’y avait plus de stimulation intellectuelle. J’ai arrêté pour m’installer au Brésil. Je vivais à Salvador, qui est la première capitale du Brésil, le premier endroit où tous les esclaves sont arrivés. On y trouve une forte communauté noire, si ce n’est la première diaspora africaine après le continent africain. J’étais à la maison. 
Avant de partir là-bas, j’ai organisé quelques repas avec des amis, parce que j’adorais cuisiner pour eux. Un soir, une amie vient me voir et me dit : “Je te vois bien avoir ton food truck ou ton lieu. Bosser dans la cuisine ça te va bien, tu devrais y réfléchir.” La cuisine m’animait. J’étais portée par ça.

Je me suis retrouvée à faire à manger pendant une semaine pour Robert Pattinson et FKA Twigs. C’était mes premiers clients. 

Glory kabe

Tu as retrouvé des cuisines que tu connaissais ? 

Ça pouvait être assez bluffant. Je retrouvais la même utilisation de certains aliments, des recettes similaires à celles qu’on trouve en Afrique. C’est marrant de comprendre le voyage fait par cette cuisine à travers l’histoire. Je suis tombée amoureuse de ce pays en partie grâce à ça.
Pendant mon voyage au Brésil, j’ai aussi commencé à manger moins de viande, avant d’arrêter totalement. Il y avait une rumeur qui courrait comme quoi il y avait de la viande humaine dans les snacks en bord de route… Je suis restée au Brésil plus longtemps que prévu, je devais faire trois mois avec un visa touriste, mais j’en ai fait huit illégalement. Et ça a été la meilleure expérience de ma vie. J’ai commencé cuisiner pour moi, à me poser des questions sur des recettes, à vouloir approfondir la cuisine afro-brésilienne, à savoir si j’étais vraiment capable d’en faire mon métier.

C’est au Brésil que tu découvres la cuisine afro-végane ?

Non, c’est à Atlanta, c’est là que j’ai eu la révélation. Ce nom existait déjà, il y avait un vrai mouvement et même un bouquin afro-végan écrit par un chef qui s’appelle Bryant Terry, le leader de ce mouvement. J’ai pris une belle claque.

Suite à ça, tu te lances totalement ?

Je suis revenue en France pour créer mon statut d’auto-entrepreneur, avec zéro expérience. Je suis restée quelques mois en France, à travailler à droite à gauche. Après quelques semaines, je suis partie m’installer à Londres. J’y suis restée un bon moment, avec mon meilleur ami. Il était déjà végan et il habitait dans une collocation végane. La plupart des habitants étaient végans, sans que rien ne soit imposé. Ça a été une belle coïncidence… Même le chien était végan. On partageait les repas ensemble, donc ça m’a permis de pratiquer tous les jours, toutes les recettes, toutes les techniques… J’avais le temps, l’espace et le public pour me tester. Au fur et à mesure, mon projet se précisait. Je ne suis jamais parti en disant : “Je vais devenir cheffe afro-végane.” Au bout d’un moment, j’ai décidé de mettre en place des soirées avec mon meilleur ami. La première a été lancée pendant le carnaval de Notting Hill, dans un bar de l’est de Londres. C’était une soirée à thème, avec des performances artistiques et de la nourriture afro-végan. C’était ma première fois dans une cuisine professionnelle.

Tu peux venir de banlieue, tu peux être racisée et faire des trucs cools. Tu peux faire une reconversion professionnelle, voyager, voir plein de trucs. Tu peux décider de vivre de tes rêves. Tu as ta place partout.

glory kabe

Ça s’est bien passé ? Ça t’a ouvert des portes ?

Les propriétaires ont apprécié, j’ai travaillé quelque temps pour eux. Ça m’a permis de me sentir à l’aise pour collaborer avec des traiteurs. Les traiteurs en Angleterre sont un peu différents, ce sont souvent des bandes de chefs qui vont faire du catering pour différents événements. J’ai donc rejoint une équipe. Le premier boulot, c’était de faire à manger pour des personnes assez aisées dans un manoir dans l’Essex, pendant la semaine des fêtes de Noël.

Dans un vrai manoir anglais ?

Entre le manoir et l’hôtel particulier, trente-cinq chambres. L’entretien se passe bien, mais je ne suis pas prise parce qu’il décide de travailler avec une cheffe végane qu’il connaissait déjà. Il me dit qu’il garde mon contact pour une prochaine fois. Je rentre à Paris pour passer les fêtes avec ma famille, mais je reçois un coup de fil de ce même chef qui me demande pourquoi je voulais bosser avec lui. Je lui réponds que c’est mon rêve. Il me dit : “Tu peux être là demain matin à 7 h ?” Il était 19 h à Paris, mais j’ai réussi. J’ai pris le premier bus de nuit et je suis partie. Du coup, je me suis retrouvée à faire à manger pendant une semaine pour Robert Pattinson et FKA Twigs. C’était mes premiers clients. 

Ça fait une belle référence. Ils sont végans ? 

Ils ne sont pas 100% végans, je crois qu’ils sont flexitariens. On était trois chefs au total et moi je m’occupais de toutes les réalisations véganes. Ils recevaient quelques membres de leurs familles et de leurs entourages pour passer les fêtes. C’était une grosse fête d’une semaine. Pour la petite anecdote, à la fin, ils n’avaient plus de drogues et on avait un peu de weed. Du coup, on leur a fait un space tea (thé infusé au cannabis, ndlr) et Robert Pattinson a vomi (rires, ndlr). Il a fait un bad trip. Le lendemain matin je m’en suis vraiment voulue, j’ai eu trop peur, mais il a été super gentil. 

Ils sont sympas ? 

Très. C’est plus leur entourage qui était bizarre. Certaines personnes les voient comme des stars, alors qu’ils sont dans des moments très intimes. Il n’y avait pas de strass et de paillettes, tu pouvais passer la journée en pyjama sans te doucher. Par exemple, le vrai nom de FKA Twigs, c’est Tahliah. Et tu as des invités qui continuaient de l’appeler FKA Twigs. Pour l’histoire, la nana qui avait été prise à ma place à la base n’avait finalement pas été sélectionnée parce qu’elle avait l’intention de leur vendre des drogues.

Je suis une femme cheffe, je fais de l’afro-végan… Ça surprend beaucoup de personnes.

glory kabe

Cette très belle expérience dans le privé, tu pouvais la valoriser ou tu as des accords de confidentialité, vu le statut de tes clients ?

On n’avait pas le droit de prendre vidéos ou de photos par exemple. La seule fois où j’ai pris une vidéo, c’est quand j’ai fait le beurre de Marrakech pour le thé (rires, ndlr). Après ça, j’ai continué à travailler pendant un an avec ce chef et on a fait plusieurs clients aisés. Puis j’ai été invitée à venir travailler ici à Paris à La Mano, quand ça existait encore, pour être cheffe afro-végane. Ça a été mon premier poste en tant que cheffe dans un restaurant. C’était super impressionnant. 

À l’époque, quelle place occupe le véganisme en France ?

Je suis rentrée en 2016 et le véganisme n’avait pas du tout cette place-là. L’Angleterre avait 20 ans d’avance. En France, on était très en retard. Suite à ça, je suis devenue cheffe exécutive à l’Abattoir Végétal, un restaurant emblématique du véganisme à Paris. J’ai arrêté chez eux, je suis repartie dans le privé et je suis retournée en Angleterre. Je me suis mise dans les retraites de yoga, le consulting, les cours, les événements privés… C’était génial. Je suis revenue à Paris, j’ai fait quelques événements, du consulting pour des restaurants, des missions comme cheffe pour des restaurants… Et puis l’année 2020 est arrivée. 

Ça a changé quoi dans ton activité ? 

Je l’ai vécu incroyablement bien. Avec une de mes associées à Londres, on a décidé de lancer des cours de cuisine en ligne qui s’appellent SIP & COOK’IN. C’était top, ça a bien marché. Le bouche-à-oreille n’a jamais aussi bien fonctionné que pendant cette période, ça a permis aux gens d’avoir une parenthèse.

On a senti un vrai engouement sur la cuisine pendant le premier confinement. En tant que cheffe, tu as réussi à capitaliser là-dessus ?

Tout le monde était à la maison dans la même galère. J’ai été agréablement surprise de voir autant de monde cuisiner. J’ai vu plus de personnes cuisiner que commander Uber Eats par exemple. C’était cool de voir des gens reproduire des recettes, demander, réagir… À un moment, j’ai fait le choix d’arrêter mes réseaux sociaux pendant un ou deux mois, ça n’a pas été une mauvaise chose. Ça m’a permis de réfléchir à comment je pouvais revenir. Du coup, je suis revenue avec SIP & COOK’IN.  

Maintenant que les restaurants ont réouvert, tu penses que le mouvement afro-végan va poursuivre son développement ?

Je vois un vrai développement depuis six ans, ça explose. J’en parlais ce matin avec une amie, qui me disait : “Tu seras toujours un exemple pour ces personnes-là.” J’étais présente avant cet effet de mode, j’avais un train d’avance. C’était normal que j’inspire certaines personnes.

On est nés dans les micro-ondes et la cuisine moléculaire. Là, on vit un retour parce que la planète va bientôt cramer et sur le peu de temps qui nous reste ici, il faut essayer de faire les choses bien.

glory kabe

Quand une marque comme Nike t’approche pour être égérie de la Dunk Lemon, tu le prends comment ? Quel rapport tu entretiens avec les sneakers ?

Quand ils m’ont appelé pour me parler du projet, j’ai directement dit oui. J’ai grandi dans cette culture, j’ai fait du hip-hop pendant longtemps. J’ai aussi bossé dans un magasin de sneakers et la Dunk était l’une des premières paires que j’ai achetées… Une Dunk Low rose. Mais ça fait longtemps que je n’avais pas porté de Dunk.

Quand Nike vient te voir, qu’est-ce qu’ils viennent chercher selon toi ? 

Ils veulent des portraits atypiques qui sortent un peu de l’ordinaire. Ça manque d’authenticité, de vraies histoires, de vrais portraits. Ils ne sont pas là pour ce que tu représentes physiquement, mais pour ce que tu portes, ce que tu amènes. Je suis une femme cheffe, je fais de l’afro-végane… Ça surprend beaucoup de personnes.

Parce que la cuisine reste encore un univers très masculin ?

Il y a de plus en plus de femmes reconnues et étoilées, les choses avancent. Mais sinon, ça reste très machiste. Ça vient de ceux qui sont là depuis longtemps, qui ont leurs méthodes. Ça ne vient pas des nouvelles générations, ça déjà, c’est positif. La nouvelle génération est beaucoup plus consciente, sur des questions comme le climat ou le harcèlement. 

Des gens ont ce truc où ils arrivent en cuisine et ils deviennent cons parce qu’on leur a appris à l’être.

glory kabe

Au fil de tes voyages, tu as vu des endroits où les mentalités était meilleures qu’ici sur ces questions ?

En France malheureusement, il y a beaucoup d’histoires en cuisine. On est une institution mondiale, qui inspire partout. En Angleterre et au Brésil, j’ai senti que la France était une référence. Par exemple, le “Oui chef” tu l’entends partout, certaines appellations ne sont pas traduites… La réalité, c’est qu’il y a encore des endroits en France où ce n’est pas simple. J’ai déjà reçu des coups de pression par un gars qui venait d’arriver, juste parce qu’il venait de l’univers gastro. C’est ce qu’on leur apprend. On leur apprend qu’ils sont peu nombreux dans une équipe, qu’il faut prendre la place du prochain et que la tienne est tout le temps en danger.

Tu baignes dans une ambiance de compétition en permanence ?

Tout le temps. Un mec me dénonçait pour 5 minutes de retard, tu vas aux toilettes quelqu’un a pris ton poste… Au début, je ne comprenais pas, parce que je ne suis pas passée par ces formations. J’ai dû appeler des potes chefs pour leur expliquer la situation, ils m’ont dit que c’était normal. Pour eux, soit tu sers les dents, soit tu abandonnes. Des gens ont ce truc où ils arrivent en cuisine et ils deviennent cons parce qu’on leur a appris à l’être. Mais les nouvelles générations vont casser ce système. 

La parole se libère de plus en plus par rapport aux discriminations raciales dans le monde professionnel. Comment est-ce que l’univers de la cuisine se place dans ce contexte ?

Être face à une femme, noire et cheffe…. Parfois ça en saoule certains ! Il y a des situations où les gens vont parfois être trop à l’aise avec toi, parce qu’ils se disent que tu es “cool”. Alors oui, je suis cool avec mes amis, dans mon environnement… Mais en cuisine, c’est pas la fête. Ils n’ont pas à être familiers avec moi, dans un environnement de travail.
Je n’ai pas l’impression de toujours devoir me défendre, mais parfois, il faut répondre. Sinon, la plupart du temps, j’essaie de me placer au-dessus de ça. Je n’ai pas à expliquer aux gens qu’on ne parle pas comme ça en 2021. Mais la prise de conscience est en train de se faire, j’en suis persuadée. 

Il reste quoi à faire encore selon toi ?

Paris, ce n’est pas la représentation de la France. Dès qu’on sort de Paris, les esprits ne sont pas aussi ouverts, aussi compréhensifs, aussi tolérants. Ça m’est arrivé de donner des cours en ligne, avec des gens de toute la France, j’ai entendu des commentaires choquants.
Je ne suis pas militante, je défends mon dos, mais par contre, je veux bien être l’exemple d’autre chose. Tu peux venir de banlieue, tu peux être racisée et faire des trucs cools. Tu peux faire une reconversion professionnelle, voyager, voir plein de trucs. Tu peux décider de vivre de tes rêves. Tu as ta place partout.

À terme, tu te vois évoluer dans ton propre restaurant ou continuer à nourrir des projets diversifiés ? 

J’aimerai ouvrir plusieurs restaurants, je ne serai pas dans une seule cuisine. Je me verrai bien dans un cabinet, recevoir des gens et les accompagner dans différents types de traitements via la nourriture. Devenir naturopathe, soigner par les aliments. Mais, ce que j’aimerais le plus au monde, c’est enseigner. Il y a beaucoup de choses à transmettre. Il faut s’occuper de nos futurs chefs, présidents, astronautes… Pour qu’ils mangent bien.

La transmission te tient à cœur ?

C’est ce qui nous manque. On est nés dans les micro-ondes et la cuisine moléculaire. Là, on vit un retour parce que la planète va bientôt cramer et sur le peu de temps qui nous reste ici, il faut essayer de faire les choses bien. Apprendre à un enfant qu’il a l’option de pouvoir bien manger au-delà de grailler un McDo, grec, Findus, c’est cool. Et puis savoir cuisiner soi-même, ça forme des jeunes adultes. Je ne veux pas spécialement former des jeunes afro-véganes, je veux juste leur donner le choix. Plus tu as de choix, mieux c’est. 


CRÉDITS

Photos : Tony Raveloarison (@tony.r3)

Interview : Julien Perocheau (@julienperocheau)

Production : Julien Bihan (@julienbihan)