“What’s the 27 club? We ain’t making it past 21.” Le 19 juin 2018, Juice WRLD sortait le morceau “Legends” en hommage à ses pairs Lil Peep et XXXTENTACION partis bien trop tôt. Ce jour là, il prédisait aussi tragiquement son sort, celui d’une génération d’artistes qui a porté l’étendard du SoundCloud rap, jusqu’à en faire le mouvement musical le plus innovant et excitant de la deuxième moitié des années 2010. Et puis, alors qu’elle aurait dû récolter le fruit de son impact sur la musique et atteindre son apogée dans les années à venir, cette génération s’éteint peu à peu sous nos yeux, sans qu’on ne comprenne vraiment ce qu’il se passe. Addictions, violence, santé mentale, les maux sont nombreux mais le sort reste le même : Lil Peep, XXXTENTACION et Juice WRLD représentent une génération sacrifiée et un immense gâchis.
Dimanche dernier, l’annonce soudaine et particulièrement choquante du décès de Juice WRLD a provoqué une morbide sensation de déjà-vu. L’histoire est la même, seul les noms changent. Une jeune star du rap qui avait à peine dépassé la vingtaine décède dans des circonstances terriblement frustrantes et évitables. Le monde du rap est choqué, triste, adresse ses pensées et prières, puis passe à autre chose. Après tout, la vie continue. Pour beaucoup de fans, ces morts sont bien plus douloureuses à digérer. Ces morts sont celles des piliers d’un genre qui s’est imposé, malgré lui, comme la voix d’une génération torturée et adepte de la vulnérabilité de ces artistes tant elle s’y reconnait.
Nourri par la recherche d’indépendance et la puissance des réseaux sociaux et du streaming, le Soundcloud rap devient rapidement un sous-genre important. Aujourd’hui, la conjoncture fait qu’il est pratiquement déjà iconique. Plus cool que DatPiff et LiveMixtapes et plus libre que Spotify et Apple Music, c’est donc sur la plateforme orange qu’une génération d’ados turbulents et bouillonnants créativement s’est réunie. Sans le savoir, elle change en un claquement de doigts le son du rap moderne et les codes de l’industrie. Exit Tupac, JAY-Z ou même 50 Cent plus récemment, les modèles à suivre deviennent Kurt Cobain, Blink-182 et Chief Keef. La nécessité de sortir des projets pour exister est remplacée par la publication très régulière de morceaux aux allures de cahiers de brouillon. Des tentatives chaotiques qui peuvent aller de la pop, au rock en passant par la trap, mais qui ne sont jamais autant symboliques de ce qu’est l’esthétique SoundCloud que quand ils sont mélangés les trois en même temps. Des basses distordues, un mixage souvent approximatif, une vulnérabilité poussée à l’extrême, le récit d’un mode de vie malsain, la recette se dessine vite. Les lamentations robotiques de 808’s & Heartbreak s’entrechoquent à l’énergie brute du grunge de Nirvana et le résultat fait très vite mouche auprès d’un jeune public.
C’est à l’occasion de la cover des Freshman 2016 de XXL que le genre connait son avènement. Lil Uzi Vert est présent, lui qui est un symbole fort de l’esthétique punk dans le rap et qui a fait ses classes sur SoundCloud. La brèche est créée et l’année 2017 va être le bouillonnement maximal du genre : XXXTENTACION, Lil Uzi Vert et Lil Pump explosent aux yeux du grand public, Lil Peep, Trippie Redd ou encore Ski Mask The Slump God se révèlent peu à peu et le genre devient une énorme attraction. Le monde de la musique regarde avec des gros yeux ces gamins tatoués sur le visage et à la chevelure colorés, qui vont casser les codes un par un. À cet instant, SoundCloud est déjà le meilleur centre de formation du moment et tout semble se développer à une vitesse folle.
Avec le recul, le mois d’août 2017 est peut-être déjà le pic définitif du genre : Lil Peep sort le dernier projet de son vivant Come Over When You’re Sober en début du mois, pendant que le 25 août XXXTENTACION et Lil Uzi Vert sortent respectivement 17 et Luv Is Rage 2. Les deux artistes se placent alors en tête du Billboard 200 devant la Cozy Tapes Vol. 2 du A$AP Mob, malgré son impressionnante liste d’invités. Tout un symbole de ce qui est désormais au sommet de la hype dans le rap américain, et qui montre que la génération A$AP Mob/Odd Future/Pro Era/Black Hippy du début des années des 2010 n’est déjà plus celle des adolescents du moment.
Malheureusement le genre ne va marcher sur l’eau qu’une poignée de semaines encore : le 15 novembre 2017, Lil Peep décède d’une overdose alors qu’il est en tournée. Sept mois plus tard, XXXTENTACION est assassiné par balles à Miami. En l’espace d’à peine plus d’une demi année, le SoundCloud Rap est orphelin de deux des artistes qui ont le plus apporté au genre. Et la série noire ne s’arrête pas là.
En 2018, l’ascension de Juice WRLD apparait comme un nouveau souffle pour le sous-genre. Il en maximise pleinement les codes avec une musique hybride, qui emprunte au rap, au rock et à la pop, pendant que ses chansons sont des hymnes mélancoliques teintés d’une naïveté adolescente. Sa capacité à créer des hits entêtants auxquels la génération Z peut largement s’identifier a fait de lui une star en quelques mois seulement. Sans être un auteur incroyable ni un chanteur révolutionnaire, il possédait précisément les atouts pour être la voix d’une génération, aussi imparfaite soit-elle. Juice WRLD n’était pas un précurseur au sein du mouvement SoundCloud, il faisait en effet partie de la deuxième vague d’artistes, mais il était celui qui pouvait porter le mouvement à de nouveaux cieux après la mort de ses pairs. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il était depuis 2 ans l’artiste le plus écouté sur la plateforme. Moins nihiliste et morose que Peep et X, Juice WRLD était la pop-star idéale pour ce mouvement. Il devait être le visage de la pérennisation du genre dans les années 2020.
Malheureusement, il n’en sera rien. Nous n’aurons même pas l’occasion de découvrir son plein potentiel. Au-delà de la perte humaine évidente, c’est sans doute la grosse frustration que l’on peut avoir en tant que fans : Nous n’aurons pas eu l’occasion de connaitre le prime artistique de trois des plus gros talents du SoundCloud rap. Où auraient-ils emmenés leur créativité et leurs expérimentations ? Quelles barrières sonores et esthétiques auraient-ils pu franchir ? C’est impossible à dire.
Mais malheureusement, c’est le vrai visage d’un genre qui nourrit sa créativité et sa différence dans un mode de vie sulfureux. On a observé des artistes d’une vingtaine d’années à peine prédire leur propre mort et raconter leurs addictions avec une honnêteté brutale. Dans aucune version de l’histoire, cela pouvait bien se terminer. C’est la réalité cruelle que nous rappelle le SoundCloud rap. Une réalité que partage Bob Forrest, membre de l’association MusiCares : “Ces jeunes cherchent un exemple dans notre société et nous ne leur en donnons pas, tout simplement parce qu’on peut faire de l’argent rapidement sur leur dos. Sur YouTube et SoundCloud, il y a des centaines de jeunes qui pensent qu’ils vont être Peep ou Juice WRLD. (…) J’aimais la musique de Lil Peep, mais quelqu’un se devait de prendre soin de ce gosse parce qu’il mourrait littéralement en public.”
C’est finalement le revers de la médaille d’un sous-genre qui a fait du Xanax, de la dépression et des démons en tout genre son fond de commerce. Quand des gamins de 20 ans s’auto-détruisent pour notre divertissement, l’addition se paye collectivement. Et les premiers responsables sont connus : ceux qui monétisent cette souffrance, sans tirer aucune mesure des conséquences dramatiques. Quand les enregistrements inédits de ces artistes n’existeront plus, quand il n’y aura plus le moindre morceau post-mortem à exploiter, quand il n’y aura plus un seul dollar à générer sur leur nom, il ne restera sans doute que des regrets et des remords. Si ces morts ne sont pas l’ultime électro-choc pour pousser l’industrie musicale à davantage prendre soin de ses jeunes artistes, alors rien ne le sera. Et la génération SoudCloud aura été sacrifiée pour rien.