Ce vendredi 5 novembre, huit personnes sont mortes. Les blessés se comptent par centaines et nombre d’entre eux sont encore hospitalisés. Quelques jours après le drame, les questions ne manquent pas. La plus polarisante : Travis Scott est-il en partie responsable ? La réponse est oui.
Des centaines de voix unies pour témoigner d’une même réalité. Froide, implacable, indiscutable. L’Astroworld Festival 2021 a sombré dans le chaos, entraînant dans son sillage des vies humaines venues profiter d’un week-end de concerts. En lieu et place d’une communion collective, huit personnes ont perdu la vie. La victime la plus âgée avait 27 ans. La plus jeune, 14. Une neuvième victime a été déclarée morte cette nuit, ayant succombé à ses blessures. Un enfant de 9 ans est toujours dans le coma. Pour la première fois de sa carrière, Travis Scott n’a pas réussi à éviter un drame.
Les concerts du natif de Houston représentaient jusqu’ici le meilleur de l’expérience live. L’énergie déployée sur scène lui a permis de conquérir des millions de fans, éblouis par ces performances artistiques hors-du-commun et une scénographie souvent exceptionnelle. Les montagnes russes du Astroworld Tour, l’aigle géant du Birds Eye View Tour, la scène monumentale de son festival… Les exemples ne manquent pas. La Flame est une bête de scène, de la trempe des plus grandes rockstars. Et son public le lui rend bien. Vendredi dernier, les choses sont néanmoins allées trop loin.
Passé le choc vient le temps des explications. Des responsables doivent être identifiés pour leur négligence. Live Nation est l’un d’eux. Plus grand organisateur de concerts au monde, cette société est liée à 200 morts et 750 blessures survenues dans ses shows depuis 2006, selon les chiffres du Houston Chronicle. Il y aussi les autorités de Houston, dépassées par un événement ayant basculé dans la folie. Enfin, la responsabilité de Travis Scott en tant qu’artiste et organisateur du festival est clairement engagée.
“Mes fans sont très importants pour moi, et je veux toujours leur offrir une expérience positive” murmure-t-il dans une vidéo postée en story Instagram quelques heures après les événements. Pourtant, il figure en première ligne au moment d’expliquer cette tragédie retentissante, la plus grave pour un concert tenu sur le sol américain depuis la mort de 11 personnes lors d’un concert des Who à Cincinnati en 1979. La conclusion macabre de l’Astroworld Festival ne peut être dissociée du double discours de son fondateur, de son inaction au moment du drame. Travis Scott n’a tué personne. Cela ne veut pas dire qu’il est totalement innocent.
No Bystanders
Travis Scott est une icône planétaire. Sa musique et ses collaborations sont sans cesse relayées, discutées et analysées par un média comme Views. Le pouvoir d’attraction du texan est prodigieux. Dans la construction de sa mythologie, les concerts ont joué un rôle crucial. Il a progressivement créé un véritable culte autour de ses apparitions scéniques. Chacun de ses lives est synonyme de mosh pit, de stage diving, de crowd surfing. Autant d’anglicismes qui décrivent ses prestations frénétiques. Un concert de Travis Scott est un exutoire cathartique, guidé par un artiste ayant fait du pogo un argument de vente.
La Flame a toujours pensé ses lives pour les ragers, ses fans jeunes et surexcités à l’idée de jouer des coudes dans la fosse. Leur enthousiasme prend souvent le pas sur la raison, offrant ces images sensationnelles d’un public en transe à la vue de son artiste préféré. En 2015, Travis Scott comparait déjà ses concerts à une rencontre de catch. “Je n’aime pas les gens qui restent juste debout. Il n’y a pas d’endroits pour rester immobiles (dans mes concerts, ndlr)” confie-t-il à l’époque.
Ses prestations fiévreuses lui ont permis de créer son propre festival, chez lui, à Houston, avec des programmations toujours impressionnantes. L’engouement exceptionnel de son public lui a pourtant déjà valu quelques problèmes avec la justice. À l’aune du fiasco de l’Astroworld Festival, ces affaires résonnent différemment.
And it ain’t a mosh pit if ain’t no injuries. I got ‘em stage divin’ out the nosebleeds / Et c’est pas un pogo si y a pas de blessure. Je les vois plonger de la scène, saigner du nez.
Travis Scott, “Stargazing” (2018)
Paralysie et incitation à l’émeute
Lollapallooza 2015, Chicago. Le concert de Travis Scott est interrompu au bout de 10 minutes, après que ce dernier a encouragé son public à enjamber les barrières de sécurité qui protègent la scène. “Tous les gars en t-shirt vert (la sécurité du concert, ndlr), dégagez !” hurle-t-il au micro, avant que des dizaines de fans ne le rejoignent sur le plateau. L’organisation coupe son micro et annule le concert. Il est arrêté dans la foulée, avant d’être inculpé pour trouble à l’ordre public. Travis Scott écope alors d’un an de mise à l’épreuve.
Deux ans plus tard, il lui est reproché d’avoir incité à l’émeute et d’avoir mis en danger la vie de mineurs lors d’un concert donné à Rogers, dans l’Arkansas. Quelques secondes avant d’entamer son concert, Travis invite son public à foncer dans la fosse, provocant un mouvement de foule et son lot de bousculades.
Interrogé par le média People au moment des faits, le porte-parole de la police de Rogers se montre vindicatif : “Il a encouragé les fans à se ruer vers la scène, sans se soucier des protocoles de sécurité basiques qui permettent d’assurer la sureté du public. Plusieurs personnes présentes dans la foule ont été blessées, tout comme un membre de la sécurité et un policier présent sur place.” Scott plaidera coupable lors de son procès, avant que les charges ne soient finalement abandonnées.
Toujours en 2017, un concert à Brooklyn connaît lui aussi plusieurs débordements. Kyle Green, 23 ans au moment des faits, tombe du troisième étage de la salle de concert suite à une bousculade. Dans les secondes qui suivent sa chute, le jeune fan est trainé par la sécurité jusque sur la scène sur les ordres de Travis Scott, qui souhaite lui offrir l’une de ses bagues en compensation.
“Ils n’ont pas utilisé de civière ou mis une minerve” explique à l’époque Green dans les colonnes du New York Post. “Ils m’ont simplement soulevé et porté, avant de me poser devant la scène.” Le fan souffre de fractures de la vertèbre, du poignet gauche et de la cheville droite. Aucun membre du staff ne lui porte les premiers secours ou ne tente de l’évacuer. Une opération chirurgicale ne rattrapera pas ces négligences, qui laissent le fan partiellement paralysé pendant plusieurs mois.
Si l’affaire est toujours en attente de jugement, l’avocat de Kyle Green, Howard Hershenhorn, a pris la parole au cours du week-end pour évoquer l’Astroworld Festival : “Mon client est attristé de voir que ce fiasco aurait pu être évité si M. Scott avait retenu les leçons du passé, en arrêtant d’inciter son public à se comporter de façon aussi inconsciente.” En 2017, Green regrettait le manque d’organisation du concert : “On était serré comme des sardines, c’était très difficile de respirer. Il n’y avait aucune gestion des mouvements de foule.”
Cet incident n’est pas le seul survenu au cours de concert new-yorkais. Plusieurs membres du public ont ensuite volontairement sauté depuis les balcons, encouragés par Travis Scott (“They will catch you, don’t be scared / Ils vont te rattraper, n’aie pas peur”), comme le montre la vidéo ci-dessous. Ces images spectaculaires ont pourtant contribué à la renommée de ses shows. Les débordements sont un atout marketing important au sein de la multinationale Travis Scott. Comme si un concert de la star ne pouvait être réussi sans sa dose de frayeurs. Trop longtemps exploité malgré sa dangerosité, ce précepte s’est finalement retourné contre le fondateur de l’Astroworld Festival.
Une désorganisation totale
Si l’enquête est toujours en cours, il semble que personne au sein de l’organisation du festival n’avait anticipé de tels débordements. Pourtant, les inquiétudes des autorités étaient bien réelles. Dès vendredi matin, le chef de la police de Houston a rendu visite à Travis Scott, pour lui faire part de ses craintes quant à l’excitation du public. Si Live Nation, le promoteur ScoreMore et le rappeur travaillaient sur la production du festival depuis plusieurs mois, les débordements n’ont jamais pu être contenus. Et ce, avant même le début des concerts.
Les images de fans forçant l’entrée du NRG Park ont rapidement inondé les réseaux sociaux, attestant de la frénésie ambiante. Cela n’a visiblement pas suffi à alerter le service d’ordre de l’Astroworld. En mai dernier, suite au sold-out instantané du festival, Travis Scott s’adressait aux fans déçus sur Twitter : “We still sneaking the wild ones in.” Ce tweet a depuis été effacé. L’appel, lui, a été entendu.
Au cours du week-end, le New York Times a mis la main sur le plan de sécurité de 56 pages de l’Astroworld Festival. Aucune mention n’y est faite d’un éventuel risque lié à un violent mouvement de foule. L’enquête du Times révèle également que plus de 300 personnes avaient besoin d’une assistance médicale, avant même l’entrée en scène de la star. Un soignant présent sur place explique : “On a laissé des fans inconscients pendant 20 minutes avant de pouvoir les prendre en charge, tellement ils étaient nombreux. Quand un arrêt cardiaque était signalé, on mettait 10 minutes à atteindre la victime dans la foule.” À 21 heures, les équipes médicales étaient également à court de Naloxone, le médicament permettant de traiter en urgence des surdoses d’opioïdes.
La seule personne qui peut réellement arrêter les choses quand il y a un problème, c’est l’artiste.
Samuel Peña, chef des pompiers de Houston
Les différents éléments révélés par la presse américaine pointent tous un manque d’organisation impensable pour un tel événement. Du côté des autorités, le son de cloche est similaire. La police de Houston a par exemple tweeté que “les organisateurs du festival avaient sous-évalué les risques induits par une foule aussi importante”, avant de supprimer le message. Lors d’une conférence de presse tenue mercredi soir, le chef de la police de Houston a déclaré que les promoteurs de l’Astroworld 2021 n’avaient pas fourni “de bons chiffres” concernant les effectifs de sécurité présents sur place.
Le chef des pompiers de la ville, Samuel Peña, a lui clairement mis en cause Travis Scott : “La seule personne qui peut réellement arrêter les choses quand il y a un problème, c’est l’artiste. Il a la tribune pour le faire et c’est sa responsabilité. Si quelqu’un avait demandé d’arrêter le concert, d’allumer les lumières jusqu’à la fin de l’incident, ça aurait pu beaucoup nous aider. Surtout venant de la personne qui tient le micro.” L’Astroworld Festival n’est pas un festival classique. Il est pensé par, et pour, Travis Scott. Sa responsabilité est donc engagée.
Limites d’un système
C’est un public jeune, en quête de sensations fortes, qui a foulé les hectares du NRG Park. Le degré d’excitation n’avait jamais semblé aussi haut. La Flame aime tellement créer de l’effervescence autour de ses shows qu’il a poussé le curseur encore plus loin, promettant une expérience dantesque, des drops sneakers exclusifs, des guests célèbres… Travis Scott a fait comprendre aux ragers qu’il était inconcevable de ne pas en être. Quitte à entrer sans billet dans l’enceinte du festival ou à se mettre en danger pour être bien placé.
Ce public est en adoration devant le personnage construit par Travis Scott. Un savant dosage entre un capitalisme radical et une rage anti-système superficielle. C’est une mentalité quasi nihiliste qui anime les ragers. Habités par un sentiment d’appartenance à une communauté soudée, ils rejettent sciemment les règles de sécurité des concerts. Et ils sont encouragés à le faire. Le rappeur leur offre un défouloir faussement anarchiste, malheureusement incompatible avec les protocoles des grands événements. S’il a beau collaborer avec les plus grandes corporations mondiales, de Nike, à Sony en passant par McDonald’s et Epic Games, ses fans n’ont jamais vu Travis Cott comme un produit marketing. Bien au contraire, il est l’un des leurs.
Il est le parangon du cool, l’icône qui dicte la hype. Chacune de ses collab’ se revend à prix d’or, que l’on parle d’un jouet de Happy Meal ou d’une Air Jordan. Par bien des aspects, Travis Scott est l’un des héros de la Gen Z. Il sait la fidéliser à son storytelling et bâtir un imaginaire fort. Surtout, il a toujours ancré sa fanbase au centre de son projet artistique. C’est l’un des thèmes majeurs de son documentaire Netflix, Look Mom I Can Fly, point culminant de la narration Scottienne : sans la dévotion de son public, jamais Travis n’y serait arrivé. Ce film est le manifeste qui permet de comprendre la philosophie d’un artiste et de ses fidèles ragers. Il capture la quintessence de la relation qui unit le rappeur à son public.
Dans Look Mom I Can Fly, Travis insiste à plusieurs reprises sur l’amour sincère qu’il porte à ceux qui le suivent. Quand il utilise des images de fans enjambant les barrières de l’Astroworld Festival 2019 pour teaser l’édition 2021, le rappeur légitime un comportement qui les met pourtant en danger. En reprenant les codes du punk rock à la sauce mainstream, Travis Scott a donné l’illusion de créer des espaces de liberté où chacun pouvait exprimer sa part de folie. Une telle entreprise n’est pas sans risques, l’effondrement pouvant subvenir à la moindre erreur. C’est ce qu’il s’est passé ce week-end.
La fin de l’utopie
Le texan est dans la séquence la plus difficile de sa carrière. Jusqu’ici habitué aux succès, il fait désormais face à l’échec. Ses premières réactions soulignent bien à quel point la situation est nouvelle pour lui. Sa prise de parole en story Instagram est par exemple loin d’être suffisante. Sous le coup de l’émotion, le rappeur n’a pas réussi à proposer des excuses solennelles à ses fans, en privilégiant un discours confus, loin d’être à la hauteur du moment. Les images de son after party avec Drake dans la foulée du concert sont également troublantes, même s’il maintient ne pas avoir été mis au courant du drame à ce moment-là. Travis Scott ne n’est pas transformé en figure responsable. Il doit pourtant de vraies explications à ses fans, aux autorités, et surtout, aux familles endeuillées.
De son côté, la justice n’attend pas. Plus de 110 plaintes ont déjà été déposées contre le rappeur, Live Nation et Score More. Ce sont des millions de dollars de dommages et intérêts qui leur seront bientôt demandés. Avant-hier, la police de Houston confirmait que seuls la production du festival et Travis Scott lui-même étaient en mesure d’interrompre le show, ce qui n’a pas été fait. L’enquête devrait encore durer plusieurs semaines, si ce n’est plusieurs mois. Pour le rappeur, le futur n’a jamais semblé aussi flou.
À court terme, les marques vont devoir se positionner sur leurs prochaines collaborations avec Travis Scott. Selon Rolling Stone, Dior songerait déjà à annuler la sortie de sa collection Été 2022, conçue avec lui. Les mêmes questions se posent aussi chez Nike, sur le point commercialiser de nouvelles Air Max 1 Cactus Jack mi-décembre. À court-terme, il semble impossible pour une marque d’associer son image à Travis. La sortie de Utopia devrait logiquement être repoussée, le projet étant initialement prévue pour la fin d’année selon Billboard. Une partie du public ne veut d’ailleurs plus le voir sur scène : une pétition opposée à sa venue à Coachella en avril prochain a déjà récolté 40 000 signatures.
Travis Scott ne peut plus encourager des adolescents en pleine construction à perdre la raison. Il ne peut plus négliger la sécurité de ses concerts. Il ne peut plus susciter une excitation à même de faire basculer un événement dans le chaos. Travis Scott est en partie responsable des incidents de l’Astroworld Festival. Un changement de stature s’impose pour lui permettre d’assumer ses nombreuses erreurs. Sans cela, l’icône sera définitivement déchue.