25 mars 2017. Dans le quartier bouillonnant des Halles, au cœur de Paris, le fameux Centre Pompidou est devenu une toile éblouissante le temps d’un soir. Sur la façade, transformée en écran géant, est projetée en taille XXL la Air VaporMax, dernier joyau sorti des usines de Nike. Ce jour-là, la marque de l’Oregon célèbre en grande pompe les trente années d’existence d’un modèle qui a révolutionné l’industrie de la chaussure de sport. Pour s’ancrer dans une époque, marquer l’histoire de son empreinte, il faut des symboles puissants. Le Musée Beaubourg en est un. Sorti de terre en 1977, son architecture à contre-courant dérange : canalisations, escaliers électriques, structures métalliques, ce qui est traditionnellement dissimulé est ici ostensiblement magnifié. Une vision avant- gardiste qui, dix ans plus tard, fera jaillir de l’esprit de Tinker Hatfield, alors designer prometteur de chez Nike, une idée nouvelle : « Renzo Piano voulait que le Centre Pompidou soit visible de loin, surprenant et même provocateur. C’est aussi ce que j’ai voulu faire avec la Air Max, en poussant ma vision aussi loin que je pouvais ».
Un chevalier blanc taillé pour Nike
Sur son cahier de brouillon aux pages vierges, Tinker Hatfield a pour coutume de mettre son humeur en images. Ça a commencé par des petits gribouillages, des planètes hybrides, imprégnées de têtes humaines. Puis, il y a eu les voitures, les Porsche, les vans Volkswagen, avant que les croquis de baskets ne finissent par atterrir sur les feuilles. « Les associations d’idées vous mènent quelque part, sans que vous sachiez où vous allez, mais ça marche », estime le designer, tel un sage accompli, dans un épisode de Abstract : L’art du design, un documentaire de Netflix.
Quelques dizaines d’années plus tôt, c’est par son esprit créatif qu’il fait la différence. En 1985, Nike organise un concours de design pour améliorer sa branche conception. À l’époque, la firme de l’Oregon, vieille de quinze ans, domine l’industrie du footwear. Les années 1980 avaient bien commencé pour Nike, confortablement installé avec ses 50 % des parts du marché américain, en passe de devenir une entreprise pesant le milliard de dollars. Mais en 1982, Reebok, avec sa chaussure innovante destinée à l’aérobie, séduit les passionnés de la discipline et grignote de plus en plus de parts de marché.
Personne ne pensait que je pouvais un jour refaire partie de l’équipe d’athlétisme. Mais Bill Bowerman m’a fabriqué des chaussures spéciales, avec un talon compensé d’un côté, parce que je boitais. Cet épisode a développé ma capacité à trouver des solutions pour les autres.
Tinker Hatfield
Année 1970. Lorsque le jeune homme au visage frais, né à Hillsboro dans l’Oregon, s’inscrit à l’université de son État, il porte en lui un rêve. Convaincu que l’architecture est sa vocation, un « équilibre idéal entre art, science et expérience culturelle », il obtient fièrement une bourse d’étude pour cette école. L’une des rares qui lui permettait d’étudier l’architecture tout en s’adonnant à son autre passion, le saut à la perche. Un héritage athlétique transmis par son père, grande figure sportive de la région. Tinker partage ses journées à l’Université de l’Oregon entre le Hayward Field — stade où il bat en 1975 le record du saut à la perche et se classe sixième aux essais olympiques l’année suivante — et les salles de classe. Sur le terrain, il croise le chemin de Bill Bowerman, co-fondateur de Nike et entraîneur d’athlétisme de l’University of Oregon, et une alchimie germe rapidement entre les deux hommes. Même au sein des murs de l’école, le métier de designer de Bowerman ne le quitte pas. Souvent, il laisse ses étudiants tester ses modèles, dans une petite cordonnerie qu’il possède, juste sous les tribunes.
Mi-coach, mi-mentor, Bowerman prend Hatfield sous son aile et lui fait découvrir son univers. L’entraîneur discoure et son élève, lui, apprend, esquisse des croquis pour imager ses propos, les interprète et les module. La symbiose qui existe entre l’entraîneur et son poulain se cristallise lorsque, en deuxième année de fac, Hatfield brise sa cheville et se prive d’un avenir olympique que certains lui prédisaient déjà. « Personne ne pensait que je pouvais un jour refaire partie de l’équipe d’athlétisme. Mais Bill Bowerman m’a fabriqué des chaussures spéciales, avec un talon compensé d’un côté, parce que je boitais. Cet épisode a développé ma capacité à trouver des solutions pour les autres », confit-il dans le documentaire de Netflix. Après l’espoir est rapidement arrivé le temps de la désillusion. Cette chute de cinq mètres avait fait du perchiste un miraculé. Il avait dû trouver son bonheur ailleurs, « se rattacher à autre chose. [Cet accident] m’a permis de trouver une autre voie que le sport », livre Hatfield, impavide malgré le douloureux souvenir. Logiquement, il choisit son autre amour, le design.
Ébranlée, Nike doit dénicher celui qui lui fera retrouver la pole position. Un visionnaire, un brin provocateur, qui accumule et superpose les goûts et les idées. Dans ses rangs, un architecte qui a rejoint l’équipe de création en 1981 semble correspondre en tout point à cet homme providentiel. Tinker Hatfield a passé ses quatre premières années à concevoir les bureaux, les showrooms et les espaces de travail de l’entreprise. Mais ses capacités lui permettent de voir plus grand. Persuadé que chez Nike, c’était « dans le domaine [du design de basket] qu’il y aurait vraiment de l’action » dans un avenir proche, il saute sur l’occasion. Lors du concours de 1985, le concepteur sort du rang et déballe en 24 heures une idée originale : une basket polyvalente, idéale pour faire du scooter, flâner dans les rues, pour la course à pied ou la vie de tous les jours. Le jeune créatif dispose d’un talent singulier et puissant, une évidence qui méritait de miser sur lui. Hatfield décroche le titre de designer principal, accueilli en sauveur, en chevalier blanc, en Messie. Un graal pour celui dont le destin n’était pas cousu de fil blanc.
La méthode Hatfield
26 mars 1987. Les courbes sont affirmées, le daim et la toile se superposent finement, le rouge vif attire l’œil. Sur la semelle, une petite fenêtre loge un coussin d’air, duquel jaillit une lumière à l’éclat vitreux, presque divin. Dans son spot publicitaire, la marque au swoosh dévoile un projet au design radical. Le système d’amorti en forme de bulle de gaz pressurisé, habituellement encapsulé dans la semelle, est désormais apparent. « Nike Air is not a shoe ». C’est un concept futuriste. Quelque temps auparavant, le département running avait pourtant froncé les sourcils, de peur que ce projet trop jugé trop subversif n’aboutisse à un échec. « Selon eux, j’étais allé trop loin. Les gens [de l’équipe de conception] essayaient de nous faire virer. » Heureusement, Hatfield avait la confiance nécessaire, avec le soutien de David Forland, directeur de l’innovation Nike. À l’image de Renzo Piano, l’architecte des chaussures veut choquer. Pour s’ancrer dans une époque, marquer l’histoire de son empreinte, il faut des symboles puissants. Rapidement, la nouvelle silhouette presse et excite les sneakeheads, s’impose comme un must have et dope les ventes de la marque. Un échantillon, un indice, ou plutôt un point de départ de la nouvelle esthétique Nike.
En interne, ce premier galon remporté par Hatfield le dresse en modèle et provoque un véritable changement de mentalité au sein de la firme de l’Oregon. Thibaut de Longeville, réalisateur du documentaire Sneakers, le culte des baskets, affirmait en 2017 que le processus d’inspiration de l’ancien perchiste « a été érigé en exemple chez Nike et chez d’autres marques. Désormais, tous les designers de Nike sont invités à voyager régulièrement en dehors des États-Unis, et chercher au-delà des univers sportifs pour trouver leurs inspirations dans des domaines comme l’architecture, le design automobile, la peinture, la mode et la culture. » Tinker Hatfield est un polymathe. Ses créations sont la synthèse de ses rencontres, ses voyages, ses lectures et s’accompagnent systématiquement d’un storytelling. Un bon design peut être intemporel « s’il a été conçu dans un but précis, [et qu’il comporte] une réflexion et une science derrière », souligne le designer.
Un an après son coup de maître, Hatfield fait face à un nouveau défi qui porte de nom de Michael Jordan. La Jordan II, imaginée par Peter Moore et Bruce Kilgore essuie un échec commercial retentissant. Le joueur de Chicago Bulls, sous contrat avec Nike, grimace et songe à rompre ses liens avec la firme de l’Oregon. Une perte que Nike ne peut se résoudre à accepter. Hatfield a pour mission de séduire le numéro 23 et le conserver dans les rangs. Une mission qu’il remplit avec succès. Comme la Air Max 1, la Jordan III devient un emblème. Cuir souple, imprimé éléphant, hauteur moyenne : la chaussure est fonctionnelle, l’esthétique léchée, les détails malins. Michael Jordan, alors au sommet de son art, remporte le concours de dunk et fait crisser ses Signature Shoes estampillées du logo Jumpman sur le parquet. Alors que le sportif écrit lentement sa légende en lettres d’or, celle de Tinker Hatfield se tisse dans son ombre.
Conquérir le monde
À l’image de la star des Bulls, Hatfield collectionne les trophées et franchit des nouveaux caps chaque année. La soif de renouveau est toujours plus forte pour le créateur. Une quête de mordant comblée par une décennie 1990 dorée. Avec sa bulle d’air plus volumineuse sous le talon, son look plus agressif et son colorway “Radiant Red” — en adéquation avec l’esthétique flashy des nineties — la Air Max 90 pousse encore plus loin les limites du design de la gamme. Dès sa commercialisation, la chaussure taillée pour les runners séduit aussi bien la rue que les milieux de cols blancs. « Lorsque j’ai commencé à concevoir des baskets à la fin de 1985, les chaussures de sport n’étaient conçues que pour la performance. Il n’y avait pas de romantisme, pas de lien avec les personnalités sportives, pas d’inspiration extérieure pour le design. Elles étaient juste faites pour le sport. Puis Nike est entré en scène », expliquait le créateur en 2000 auprès de The Irish Times. Comme ses prédécesseurs (la Air Max 1, la Air Safari et la Air Trainer), le modèle 90 allie performance, innovation et style. Multi-fonctions, il s’exporte en masse, devient une pièce de mode phare pour les cool kids de New York, Paris ou Londres.
Au cours des années qui suivent, Tinker Hatfield prend du galon, sans jamais se reposer sur ses lauriers. Pour une flopée d’athlètes de haut niveau, de LeBron James à Kobe Bryant en passant par Roger Federer, il confectionne des Signature Shoes qui deviennent iconiques, pond la Air Zoom Generation, nouée aux pieds du jeune rookie fraîchement drafté par les Cavaliers de Cleveland. Tinker Hatfield devient par ses faits d’arme un grand nom, que la légende auréole. Une idole presque, pour Kanye West, qui lui signe une Nike Air Yeezy massive. Les graffitis imprimés sur la sangle illustrent la vie et la carrière de Hatfield. Un symbole. En 2016, les baskets auto-laçantes, portées par Marty McFly dans le second volet de la trilogie Retour vers le futur, passent de l’écran à la réalité en 2016. À 66 ans, Hatfield présente au monde la technologie E.A.R.L. (Electro Adaptive Reactive Lacing), un laçage adaptatif pensé pour les sportifs. Sa dernière effusion créative qui, malgré les printemps qui défilent, reste intarissable. « Je pourrais encore être créatif et imaginer des produits. Mais pour la suite, j’envisage plutôt d’être un mentor, un professeur. Voir même d’inspirer les gens », avoue-t-il cette même année. À la Grant High School, près de chez lui à Portland, dans l’Oregon, il consacre du temps à l’entraînement des perchistes. Parmi tout ce qu’il a accompli, sa plus grande fierté est celle d’avoir été professeur, car il n’y a « pas de meilleure expérience que d’aider des gens en partageant sa propre expérience ».
Je pourrais encore être créatif et imaginer des produits. Mais pour la suite, j’envisage plutôt d’être un mentor, un professeur. Voir même d’inspirer les gens.
Tinker Hatfield
En 2016, les baskets auto-laçantes, portées par Marty McFly dans le second volet de la trilogie Retour vers le futur, passent de l’écran à la réalité en 2016. À 66 ans, Hatfield présente au monde la technologie E.A.R.L. (Electro Adaptive Reactive Lacing), un laçage adaptatif pensé pour les sportifs. Sa dernière effusion créative qui, malgré les printemps qui défilent, reste intarissable. « Je pourrais encore être créatif et imaginer des produits. Mais pour la suite, j’envisage plutôt d’être un mentor, un professeur. Voir même d’inspirer les gens », avoue-t-il cette même année. À la Grant High School, près de chez lui à Portland, dans l’Oregon, il consacre du temps à l’entraînement des perchistes. Parmi tout ce qu’il a accompli, sa plus grande fierté est celle d’avoir été professeur, car il n’y a « pas de meilleure expérience que d’aider des gens en partageant sa propre expérience ».
Trente ans et quelques poussières de mois après la naissance de la silhouette culte, Rim’K et Ninho en résumaient la quintessence dans un gimmick simple et puissant : « Air Max, TN, le rrain-te, les affaires ». Objets de collection, œuvres d’art, bibelots, la Air Max 1 et ses déclinaisons se sont glissées dans les choses du quotidien, définitivement ancrées dans la culture globale. Si le cachet street lui a longtemps été accolé, le « Thomas Edison de la sneaker » aspirait pourtant dès le départ à l’universalité. Outre-Atlantique, le modèle avait immédiatement gagné ses lettres de noblesse quand George Bush père, alors président en fonction, en devenait l’ambassadeur. Un modèle façonné à son effigie, drapeau américain incrustée, consacrait l’objet en joyau national. Plus tard, Barack Obama chaussera lui aussi des Air Max lors de ses sorties runnings. La basket à la bulle d’air s’est infiltrée partout, même au sommet de la bourgeoisie française. En 2010, au journal de 20h de TF1, Liliane Bettencourt, multimilliardaire à la tête de L’Oréal, assortit son pantalon blanc à une paire d’Air Max 90 immaculée. L’universalité, encore et toujours. Tinker Hatfield a été l’instigateur d’un mythe, d’un étendard transgénérationnel, qui appartient à toutes les classes sociales.