Novembre 2022. Balenciaga publie coup sur coup deux campagnes controversées, qui plongent immédiatement l’entreprise dans une crise d’ampleur. De TikTok à Fox News, la maison française se retrouve au cœur d’une polémique internationale. À la tête de la direction artistique de Balenciaga, le provocateur Demna est-il définitivement allé trop loin ?
Demna Gvasalia, apôtre de la provocation
Diplômé de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, Demna Gvasalia, à prononcer sans le “G”, fait ses armes au sein de Maison Margiela. Là-bas, il se nourrit de la vision créative de son maître à penser, Martin. De son héritage, il puise sa culture de la subversion mais lui laisse celle de la discrétion. À l’inverse de son mentor, Gvasalia deviendra un créateur bien visible. Après Margiela, le développement de Demna se poursuit chez Louis Vuitton. Au cours de cette expérience, il mûrit son projet le plus personnel : Vetements. Co-fondé avec son frère Guram, le label né en 2015 façonne immédiatement une approche provocatrice, cultivée par des défilés insolites et une communication séditieuse. Chez Vetements, Demna veut “rendre l’ordinaire extraordinaire”. Dans cet esprit, il orchestre un défilé à l’intérieur du club gay parisien “Le Dépôt”, sous un échangeur du périphérique parisien ou dans un aéroport de l’Est allemand, à Leipzig. Il transforme un simple t-shirt de livreur DHL en objet de mode ou imagine des chaussures avec un briquet en guise de talon.
Demna devient alors le designer de l’appropriation : “À travers ton propre filtre, tu peux créer de nouveaux vêtements avec des choses qui existent déjà. C’est ainsi que j’en suis venu à utiliser cette méthode d’appropriation : utiliser les choses qui nous entourent et les transformer en un nouveau produit. Il y a tellement de vêtements sur le marché – l’industrie en produit tellement – je me disais que je n’avais pas le droit d’inventer quoi que ce soit de nouveau, mais de prendre des choses qui existent déjà et les modeler en quelque chose de différent.”
Ses réinterprétations font directement écho au travail de Marcel Duchamp. Connu pour ses ready-mades, l’artiste français bâtit sa renommée en érigeant des objets du quotidien au rang d’œuvres d’art. Comme son urinoir. Comme sa bicyclette. Demna cherche à désacraliser la mode comme Duchamp désacralisait l’art. Signature d’une d’insolence esthétique. Comme tous les créateurs modernes qui se réclament du précurseur de l’art contemporain, le designer géorgien peut tout imaginer avec comme fantasme créatif l’impact sociologique qu’il a sur la société.
C’est aussi l’austère, que Demna célèbre. Loin d’une apparence glamour propre à la mode, Vetements travaille fréquemment avec l’agence de mannequins russe “Lumpen”, nom issu du terme “Lumpenprolétariat” (“prolétariat en haillons”) de Karl Marx, fortifiant les pierres posées d’une esthétique délabrée.
À mi-chemin entre troll, fraude ou génie, la recette fonctionne. Vetements devient l’un des labels les plus prisés d’un streetwear qui gagne de plus en plus de terrain. Attirant l’attention de Kanye West ou Travis Scott qui se pressent pour assister aux défilés des frères Gvasalia, Vetements apparaît fréquemment dans l’index Lyst qui classe les marques les plus populaires du moment.
En 2015, Balenciaga choisit Demna pour succéder à Alexander Wang, à la tête de sa création. Le designer arrive avec sa vision et son équipe, comme Martina Tiefenthaler, son bras droit de toujours. Ensemble, ils reproduiront la magie Vetements.
Demna se saisit des rênes pour opérer sa révolution, les mains libres. Pour la maison du 10 avenue George V, le directeur artistique crée plusieurs objets d’inspiration populaire aux prix exhorbitants. Des sacs à main en forme de paquets de chips Lay’s, qu’il justifie par “[son] amour des chips”, des tongs et des boucles d’oreilles issues de bouteilles en plastique, des sacs IKEA en cuir ou des sneakers détruites. Ces dernières font écho à la tristement célèbre collection “clochards” de John Galliano pour Dior, en janvier 2000.
Sur les podiums, le Balenciaga de Demna s’inscrit dans la longue histoire des défilés provocateurs qui ont marqué l’histoire de la mode. À l’instar de Galliano, d’Alexander McQueen et son défilé “taille basse” de 1994, des burqas de Hussein Chalayan en 1997 ou des sexes à l’air de Rick Owens en 2015, Gvasalia veut, lui aussi, marquer les esprits en bouleversant les normes traditionnelles de la mode. En 2022, une semaine après l’invasion russe en Ukraine, le créateur, lui-même réfugié de guerre, présente un défilé aux airs de commentaire politique. Les modèles traversent péniblement une tempête de neige artificielle. Comme des exilés, ils emportent avec eux ce qui s’apparente à quelques effets personnels.
La méthode Demna fonctionne parfaitement. Avec l’arrivée de Cédric Charbit, Président-directeur général depuis 2016, Balenciaga capitalise sur la vision de son directeur artistique. Sous l’impulsion du duo, la maison réussit, en 2019, à dépasser pour la première fois de son histoire le milliard d’euros de revenus. Selon un rapport d’analyse relayé par Business of Fashion en mai 2022, Cédric Charbit et Demna Gvasalia ont aidé Balenciaga à développer leurs profits de ventes à hauteur de 2 milliards de dollars.
Comme en témoigne l’analyse du terme “Balenciaga” sur le moteur de recherche Google, la maison n’a jamais été aussi populaire que depuis l’arrivée de son “disrupteur”, jusqu’à atteindre son pic en novembre 2022.
Pour James Harris, co-fondateur du podcast de mode Throwing Fits, l’approche de Balenciaga est pertinente, mais pas sans limites : “C’est grâce à des coups d’éclat comme ça que tu attires l’attention des gens, dans une économie basée sur l’attention. Cela ressemble à la politique américaine, à l’instar de Donald Trump, où les personnes les plus outrancières sont celles qui recoivent le plus d’attention, et réussissent à capitaliser dessus. Mais si c’est ta principale stratégie, ça va te retomber dessus.”
Si la recette du créateur qui ne se priverait jamais d’un “scandale de mode” est efficace, jusqu’où peut-elle fonctionner ?
“Don’t fuck with kids”
À l’automne dernier, Balenciaga franchit un pas de trop dans la subversion. Celui qui remettra en cause l’approche créative de son directeur artistique. La marque essuie une vague d’indignation suite à la publication d’images devenues virales. C’est la campagne Objets, dévoilée le 16 novembre, qui met d’abord le feu aux poudres. Celle-ci met en scène, de façon perturbante, des enfants avec des sacs oursons en peluche, habillés de harnais et de chaînes d’inspiration BDSM.
Quelques jours plus tard, la youtubeuse américaine June Nicole Lapine alias Shoe On Head fait un parallèle troublant avec deux visuels de la campagne Garde-Robe Printemps/Été 2023, révélée le 3 novembre. Sur le premier, photographié par Chris Maggio, un sac à main Hourglass, floqué des trois bandes signature d’adidas, trône sur des documents disposés en vrac. Parmi eux, l’extrait d’une décision de justice prise par la Cour Suprême des Etats-Unis en 2008. Le document statue “que le discours d’un individu prétendant être en possession de pornographie enfantine ne relève pas de la liberté d’expression”, garantie par le Premier amendement. La seconde photographie, capturée cette fois par Joshua Bright, laisse entrevoir en arrière-plan, sur un meuble en bois, un diplôme au nom de John Phillip Fisher. Un homme condamné pour inceste en 2008. Personne ne croit à la coïncidence. Les voix s’élèvent.
Fin novembre, malgré la bronca virtuelle, Balenciaga dévoile une nouvelle image de sa campagne Garde-Robe. Isabelle Huppert, assise sur un fauteuil à roulettes, y pose ses talons aiguilles sur un bureau. Au bout de ce dernier, on remarque un ouvrage consacré au travail de Michaël Borremans. Un peintre belge controversé, dont certaines œuvres montrent des enfants couverts de sang, jouant dans le feu et ce qui semble être des membres humains. À nouveau, tout le monde parle de Balenciaga, à la seule différence que, cette fois, les commentaires sont unanimement réprobateurs.
Sur Instagram et Twitter, le #cancelbalenciaga émerge alors que les internautes fustigent la marque qui, selon eux, promeut la pédocriminalité et la pornographie infantile. Sur TikTok, le hashtag est visionné plus de 284 millions de fois. La tempête Balenciaga se propage jusqu’au Pascal Praud américain, Tucker Carlson, qui s’insurge de cette promotion du “sexe avec les enfants” devant les millions de téléspectateurs de Fox News.
Après avoir été largement sollicitée, Kim Kardashian, l’égérie la plus célèbre de la maison, se dit “choquée de ces images troublantes”, “dégoûtée” et “indignée” auprès de ses 340 millions d’abonnés Instagram. Elle affirme “réévaluer sa relation avec la marque”, en se basant sur la volonté de celle-ci “d’accepter la responsabilité d’un événement qui n’aurait jamais dû se produire”.
Aux réactions outrées, s’ajoute le boycott. Supprimée des comptes Instagram d’Alexa Demie et Bella Hadid, Balenciaga est désormais associée, sur les réseaux sociaux, à un mouvement d’ostracisation. Adidas annonce mettre en pause sa collaboration avec la marque “jusqu’à nouvel ordre”. Et, alors que le “Global VOICES Award”, organisé par Business of Fashion, devait récompenser Demna, la remise du prix est finalement annulée.
Pris à partie, Gabriele Galimberti, photographe de la campagne Objets, se défausse rapidement : “Suite aux centaines de messages […] que j’ai reçus en raison des photos que j’ai prises pour la campagne Balenciaga, je me sens obligé de faire cette déclaration. […] Je dois souligner que je n’avais aucun droit, de quelque manière que ce soit, de choisir ni les produits, ni les modèles, ni la combinaison de ces derniers. En tant que photographe, on m’a seulement et uniquement demandé d’éclairer la scène donnée, et de prendre les photos selon mon style caractéristique. Comme d’habitude pour un shooting commercial, la direction de la campagne et le choix des objets exposés ne sont pas entre les mains du photographe.” Balenciaga se trouve alors contrainte d’assumer sa responsabilité. Demna lui-même exprime ses regrets dans un message publié sur Instagram : “Je tiens à m’excuser personnellement pour le mauvais choix artistique du concept pour la campagne de cadeaux avec les enfants et j’assume ma responsabilité.”
Pour la campagne Garde-Robe, en revanche, le ton est tout autre. La marque joue la carte du déni et annonce, via un communiqué, engager “une action en justice contre les parties responsables de la création du décor et de l’inclusion d’éléments non approuvés pour la séance photo”. Elle assure condamner fermement “les abus envers les enfants, sous quelque forme que ce soit.” Balenciaga poursuit alors la société de production du shooting North Six Inc et son set designer Nicholas Des Jardins, à hauteur de 25 millions de dollars. Des charges que la maison a depuis abandonnées. North Six, qui convoque les mêmes arguments que Gabriele Galimberti, reconnait avoir organisé la séance photo, géré les différents lieux, les équipements et le catering, mais soutient ne posséder aucun pouvoir décisionnaire, ni sur la direction créative, ni sur la post-production et les retouches finales. Agente de Des Jardins, Gabriela Moussaieff proclame auprès du Washington Post que son client est “utilisé comme un bouc émissaire” par Balenciaga. Le poids de la crise est rejeté sur un autre, pour se préserver et espérer se relever.
Selon James Harris, “toute personne ayant travaillé dans l’industrie un temps soit peu sait que rien n’aurait pu sortir sans la validation des plus hauts responsables de Balenciaga.” Alors que Demna a façonné à son image la maison depuis son arrivée, il paraît hautement improbable que de tels éléments problématiques aient pu échapper à son contrôle. Dans son rôle de directeur artistique, il détermine, peaufine, supervise et approuve tous les contenus visuels de Balenciaga. Ici, la marque aurait dû choisir la transparence et assumer, au mieux, une erreur d’appréciation dont elle avait sous-estimé l’ampleur, au pire, une intention maladroite mais délibérée de provoquer. Mise en cause par ses aficionados, égéries et détracteurs, elle a préféré refuser la responsabilité d’une faute qu’elle seule pouvait en réalité porter.
À travers les mots de son PDG, l’entreprise fera vaguement mea-culpa, sans jamais reconnaître les faits qui lui sont reprochés, en annonçant une série de mesures « pour apprendre de [ses] erreurs », à travers la réorganisation de son département image, une collaboration avec une agence de communication et la création d’un conseil de l’image interne pour évaluer les contenus produits. Enfin, pour la forme, elle maintient prôner “la sécurité des enfants” et s’élève contre “les messages de violence et de haine.”
Décevant un public qui aurait éventuellement pu pardonner des regrets sincères, Balenciaga s’est enfoncée avant de se plonger dans un mutisme numérique, symbolisé par la suppression de toutes ses publications sur les réseaux sociaux.
Quel avenir pour Balenciaga ?
Selon un rapport issu de la banque suisse HSBC, relayé par Women’s Wear Daily, les résultats financiers de la marque au dernier trimestre pourraient bien être “aussi mauvais que possible”, conséquence directe de la polémique. L’officialisation de ces chiffres, prévue pour février, devrait confirmer cette tendance négative. Note d’espoir dans un horizon brumeux, le pire de Balenciaga serait, toujours selon HSBC, désormais “derrière elle”.
Le premier faux pas majeur de celui qui devint en 8 ans un maître du prêt-à-porter pourrait être le point de départ d’un retour aux sources pour Balenciaga. L’opportunité d’abandonner les coups d’éclats éphémères pour promouvoir une approche plus intemporelle. Demna n’a pourtant pas complètement honni l’héritage de la maison. En 2021, le designer faisait renaître, dans les emblématiques salons de Cristóbal Balenciaga, la haute couture abandonnée depuis 1968. Clin d’œil au créateur basque, Demna Gvasalia choisit de faire défiler ses mannequins dans le silence. À en croire ses déclarations auprès de Tim Blanks, journaliste de Business of Fashion, la couture lui tient particulièrement à cœur : “La couture est l’expérience la plus spirituelle que j’ai vécue dans la mode. J’ai l’impression que faire de la couture me fait devenir une meilleure personne.” Des mots pour se convaincre d’une vision qu’il peine pourtant à communiquer.
L’héritage Demna reste celui d’un créateur qui a bousculé l’histoire de Balenciaga pour y instaurer une politique expérimentale. Symbole d’un prestige abîmé, la marque fondée par celui que Coco Chanel considérait comme le “seul véritable couturier” habille aujourd’hui l’une des plus grandes célébrités d’un rouleau de scotch jaune logoté.
Novatrice et couronnée de succès, la recette Demna ne s’est-elle pas épuisée ? Après avoir séduit les personnalités les plus influentes, Vetements s’était lentement essoufflé. En 2018, Highsnobiety affirmait dans un article que plus personne n’achetait des pièces du label. Après tout, Demna avouait lui-même qu’il “ne paierait pas le prix de ses propres design chez Vetements”. Selon lui, cet argent serait “mieux investi pour partir en vacances”.
Balenciaga, qui avait disparu pendant près d’un mois, est soudainement sortie de son hibernation numérique, comme si de rien n’était, pour souhaiter à ses 14 millions d’abonnés Instagram une belle et heureuse année.
La publication, aux commentaires fermés, mettait à l’honneur des archives vidéo de pièces historiques, créées entre 1960 et 1967. La maison l’a depuis supprimée. Sa page est redevenue vierge.
Si le renouveau de Balenciaga semble passer par la réincarnation de son histoire, reste à savoir si cette dernière s’écrira avec ou sans Demna ?