En plein cœur d’un Madison Square Garden entièrement vidé pour l’occasion, le rappeur Cam’ron lance ses premières punchlines a capella sur le court central de la salle plongée dans l’ombre. Il est très vite rejoint sous le feu des projecteurs par Juelz Santana et Jim Jones, les deux autres membres du groupe Dipset, qui viennent conclure le freestyle. À travers cette mise en scène, Ronnie Fieg, le créateur de la marque Kith, dévoile sa collaboration exclusive avec Nike et les New York Knicks. Si l’on cite intuitivement JAY-Z, Nas ou encore 50 Cent quand on parle du rap de New-York des années 2000, il ne faut pas oublier que Dipset reste un groupe emblématique de la ville, que ce soit en terme de rap ou de mode. Ce n’est donc pas anodin si le créateur natif du Queens les a choisis pour égéries, eux qui représentent parfaitement la culture hip-hop new-yorkaise (et son style) dont il fait la promotion. Pourtant, en réaction à cette énième collaboration, le magnat du streetwear a réveillé ses détracteurs et fait l’objet d’accusations d’appropriation culturelle. Considéré par certains comme un « vautour culturel » avide de partenariats, il est au contraire érigé en modèle par de nombreux sneakerheads. Portrait d’une personnalité ambivalente, d’un créatif devenu incontournable.
Depuis la création de Kith en 2011, Ronnie Fieg a connu une ascension fulgurante. Parfois surnommé le “Roi de la collab“, il a su méthodiquement gravir les échelons, tout d’abord en faisant ses armes au sein du shop new-yorkais David Z, qui appartient à son oncle. Sa marque Kith, “considérée comme une extension de lui-même“, a pour objectif principal de modifier le paysage de la mode, tout en opérant selon une philosophie personnelle qui consiste à donner au consommateur plus que ce pour quoi il paie. La recherche de singularité est donc inscrite dans l’ADN de sa marque. “Mon but ne sera jamais de devenir le prochain Gap” précise-t-il dans une interview en 2014. Une recette qui a fini par payer, tant son impact et son bon goût sont régulièrement salués. Il faut néanmoins remonter à 2007 pour comprendre les origines d’une telle ascension. Cette année-là, une réédition de la ASICS Gel Lyte 3 sort en exclusivité chez David Z. Fruit de la première collaboration avec la marque nippone, elle scellera le destin de Ronnie Fieg et ASICS. S’ensuit plus de dix ans d’une relation fructueuse qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
Une pérennité qui s’explique avant tout par une stratégie marketing de répétition qui repose sur la mise en scène. En plus d’apporter une véritable plus-value esthétique à ses productions, avec un souci du détail prononcé, Ronnie Fieg est un maître dans l’art de la communication. Après un teasing sur les réseaux sociaux, la publication d’images léchées sur son feed Instagram, accompagnées d’un strorytelling aguicheur, suffisent pour générer l’engouement. Un schéma que l’on observe à chacune de ses collaborations, et qui est constitutif de son empire. Et bien au-delà de la sphère purement streetwear, Ronnie Fieg a l’ambition de faire de sa marque un modèle à suivre.
En mai dernier, alors que la pandémie de Covid-19 battait déjà son plein, le designer avait organisé un tirage au sort pour tenter de gagner une des cinq paires d’Air Force One « Friends-and-family » mises en jeu. Par cette œuvre de charité, la marque a pu récolter une somme de 50 000 dollars, ensuite entièrement reversée à l’association américaine DirectRelief, qui lutte contre la précarité sanitaire. Poussé par un élan de générosité, Ronnie Fieg avait publié un communiqué s’engageant à rembourser toutes les personnes ayant acheté un ticket, en concluant sympathiquement par “Let me do my best to be a friend to you.“ Un message de solidarité, affectif et fraternel, envoyé par Ronnie Fieg qui voulait, contrairement à certains de ses compères, se montrer proche de sa communauté. Cette opération caritative a surtout fait le jeu de Kith, qui a rejoint le cercle des marques engagées durant la crise sanitaire. Un message fort et une action concrète lui ont ainsi permis de redorer le blason de l’industrie des sneakers, souvent pointée du doigt pour être une manne financière.
En s’attardant sur le parcours de Ronnie Fieg, tous les éléments semblent être réunis pour qu’il soit la figure de proue idéale de la culture urbaine. Le designer a fait de Kith un label éclectique, en s’associant avec des marques issues de tous les domaines. Sa collection capsule réalisée avec Coca-Cola en 2017, ou plus récemment son partenariat avec BMW, témoignent de sa volonté d’étendre son influence au-delà de la sphère urbaine. Pour cela, il agit sur tous les fronts, et part même à la conquête du monde. Déjà installé en Europe, (à Londres depuis plus d’un an), le label du designer new-yorkais a choisi Paris pour sa prochaine destination. Bien que le projet ait été retardé par la pandémie, son implantation stratégique dans la capitale lui permettra d’acquérir plus de visibilité et d’accroître son influence au moment où, parallèlement, son concurrent Supreme, qui est présent dans la capitale depuis plus de quatre ans, peine à retrouver sa hype d’il y a quelques années au sein de la communauté française.
Une entreprise d’expansion encore plus importante quand on sait que de l’autre côté de l’Atlantique, Ronnie Fieg est loin de faire l’unanimité. Un podcast de l’ancien rappeur Joe Budden, devenu une tête d’affiche médiatique dans le hip-hop, a quelque peu terni l’image du magnat du streetwear et a également réouvert des débats à son sujet. “Je ne dis pas qu’il fait de l’appropriation culturelle, mais je ne tenterai pas de faire penser le contraire à quelqu’un qui le dit“, lance le chroniqueur à propos de Ronnie, avant d’ajouter : “Je n’achèterai plus jamais rien de la marque Kith. […] Je dis qu’il faut soutenir les entreprises noires, mais j’achète aussi des choses que j’aime acheter, donc j’utilise ‘my black dollar ‘comme je veux, et cela n’implique ni Kith ou Ronnie Fieg.” Sans être totalement virulent, Budden manifeste ouvertement un certain mépris envers le fondateur Kith, du fait selon lui de son profit d’une culture qui n’était initialement pas la sienne. À l’image donc de sa collaboration avec Dipset.
Également, et cela remonte à plusieurs années déjà, Ronnie Fieg est “accusé” par une partie de la communauté sneakers d’être issu d’une famille très aisée et donc de ne pas être légitime, sans que l’on ne sache totalement la vérité sur ces rumeurs. Elles ont en tout cas suffi à en faire un symbole de la gentrification au sein de cette culture, et surtout quelqu’un dont l’ascension repose en partie sur le confort financier de ses parents. À ce sujet, Fieg s’en est défendu en expliquant : “Une grande rumeur est apparue quand des gens ont modifié ma page Wikipédia en disant que mes parents détiennent Yellow Rat Bastard (une chaine de magasins de vêtements ndlr). Je n’y ai jamais mis les pieds.” Il affirmait également en 2014 à Footwearnews être dans l’indifférence face aux critiques : “Je ne réponds pas et je ne veux pas répondre.“
Malgré son indifférence, les critiques ont persisté avec le temps. Et en s’érigeant en promoteur du style new-yorkais, Fieg est accusé d’opportunisme, de reprendre les codes de la culture hip-hop sans y apporter de plus-value, de simplement se contenter d’ancrer son nom dans un mouvement culturel. Mais le problème est que la culture hip-hop n’est pas un simple mouvement culturel. C’est un phénomène social qui s’enracine avant tout dans la révolte des quartiers populaires, en grande partie peuplés part la communauté afro-américaine. Depuis des décennies, et encore plus dans le contexte social actuel, les revendications culturelles et identitaires font partie intégrante du paysage politique américain.
La résurgence du mouvement Black Lives Matter a entraîné un “éveil des consciences” d’une partie des afro-américains, qui ont choisi de supporter des “Black Owned Businesses” pour militer à leur manière. De ce fait, Ronnie Fieg, bien qu’il soit natif du Queens et qu’il ait évolué dans le milieu hip-hop, perd de sa légitimité en tant qu’homme blanc supposément issu de la classe supérieure. Car comme mentionné précédemment, la culture hip-hop émane de la Black Community et des quartiers populaires, et les vêtements portés par ceux qui se revendiquent appartenir à ce mouvement en sont les étendards. Des symboles de contestation, de contre-culture fièrement portés, mais qui ont renforcé leur marginalisation durant des années. Et aujourd’hui, sur le dos d’une démographie blanche et aisée, le streetwear est devenu une tendance cool, une forme de rébellion passive, un genre nouveau dont Fieg peut en être vu comme un symbole. Pour le meilleur comme pour le pire.
Ronnie Fieg ne serait alors qu’un opportuniste ayant bâti son empire sur l’appropriation culturelle ? Il est difficile de répondre à cette question, tant la définition du terme d’appropriation culturelle demeure complexe. De plus, si elle peut être assimilée à un groupe d’individus, la culture n’est pas une propriété en tant que telle et de ce fait, n’appartient à aucun individu. Ce qui est certain en revanche, c’est que Ronnie Fieg ne peut être réprimandé pour promouvoir la street-culture à laquelle il semble s’identifier. S’il mérite donc tous les lauriers qu’ils lui sont faits pour la qualité des produits Kith et surtout sa stratégie efficace, Ronnie Fieg semble toutefois destiné à rester une figure relativement clivante de la culture streetwear. Un statut qui, jusqu’ici, n’a franchement pas freiné son impressionnante ascension.